Sara Cohen, Derrière la tête et autres poèmes

Par |2025-01-06T16:31:16+01:00 6 janvier 2025|Catégories : Poèmes, Sara Cohen|

 

la poésie c’est ce
qui est
der­rière la tête

tout ce
qui n’entre pas
dans le format
tête

un geste inachevé
de ton père
mort il y a déjà si longtemps

une con­ver­sa­tion anonyme
qui t’arrive par hasard
droit aux oreilles

de ne pas savoir si
tu t’es trompé
ou non

des feuilles qui changent
des saisons qui passent

et une lumière
qui en l’allumant
au crépuscule
te donne envie
de pleurer

c’est un peut-être nous

l’inflexion d’une voix
le mot qui ouvre
la plaie dans la peau

des pas qui retentissent
rapi­des sur le trottoir
c’est peut-être une fuite
ou une urgence
de celui qui s’en va
à une rencontre
des hésitations
qui anticipent
quelque déception
ou qui met­tent en doute
tant d’emportement

regard incom­plet
que rien n’embrasse
dans la nuit
des sentiments

il n’y a pas de défense
pour ce qui se loge
der­rière la tête
seule­ment des mots

tu t’assois sur un banc
qui des­sine son ombre
sous l’éclairage
au risque de tomber
dans le vertige
des changements

les sens entrent
en contradiction
et alors tu cherches
dans le flash
de la photo
à rétablir
la primauté
de l’image

il n’y a rien pour s’alarmer
ce qui n’entre pas
dans le format
tête

revien­dra dans la poésie

(de Detrás de la cabeza, Par­adiso Edi­ciones, Buenos Aires, 2018. Tra­duc­tion Louise Desjardins )

L’énigme de l’heure

à tant dormir
et rêver, le faible fil
du sou­venir s’est frayé
un chemin vers lequel affluent
les visiteurs

des années et des années reviennent
et une cer­taine heure

l’heure de la peinture
de Gior­gio de Chirico

est une énigme

une heure qui ne change pas:
trois heures moins cinq

je vis en parallèle
des souvenirs
petits papiers
pliés au vent
his­toires du passé composé

je suis allée à tant d’endroits
petits couloirs sans but
qu’en vivant inaperçue
un appel
‑courage de la parole-
frémit la flamme qui réveille
le désir et je cherche à savoir

ce que recèle cette peinture
flot sans lim­ite de pensées
qui évo­quent des heures qui ne sont
pas trois heures moins cinq

peut-être que cette heure immuable
héberge toutes les heures?

depuis que Paris s’est mis
à l’heure de Berlin
le cours des heures
a changé
pour ta mère
et le con­ti­nent a changé
par l’entremise d’un bateau
et d’un voyage

tu t’es demandé sans certitude
aucune qui puisse te protéger
si ta mère avait gardé
l’espoir de revenir à Paris
une fois la ville libérée

si à tel point on peut
chang­er un destin
il est évi­dent que
chaque heure est unique

le sou­venir frappe
à l’intérieur
d’une coquille
au point de la briser

les pho­tos éparses
sur un tapis persan
‑celui de tes grands-parents-
dia­loguent entre elles

rêves et visiteurs
jouent avec une plénitude
qui deviendra
absence

l’heure de Gior­gio de Chirico
te ques­tionne, de son immuable
aiguille
à trois heures moins cinq

(de El azar del recuer­do, Par­adiso Edi­ciones, Buenos Aires, 2021. Tra­duc­tion Louise Desjardins)

Beauté

Il s’endort au milieu de la conversation
voit une par­tie du film, n’est pas encore dans l’autre

Le train a changé de voie il dormait
et quand nous sommes entrés dans un tun­nel il s’est réveillé
‑mais non- a‑t-il dit- ce n’est pas notre train
il y a une erreur

Il faut chercher cette correspondance
pour qu’on retourne
dans la bonne voie
si tan est qu’il y en a une

J’aime être perdue:
quand il croy­ait que nous étions
dans la bonne voie il dormait
main­tenant qu’il est réveil­lé il cherche

Une plage ne ressem­ble pas à une autre
ni une gare à la suivante
les ponts nous désorientent
Les fils avec lesquels le Diable
tisse la toile son­rt ceux de la beauté

Je vibre dans la beauté qui me perd
je préfère ne pas savoir où je suis
lui pas. Il s’exaspère, il ne peut pas dormir
parce qu’il ne sait pas encore où il va

Le train ne s’arrête pas
moi non plus

(de El mur­mul­lo y la incer­tidum­bre, Edi­ciones en Dan­za, Buenos Aires, 2009, et Les Édi­tions de la Grenouil­lère, Québec, 2019. Tra­duc­tion Louise Desjardins)

Présentation de l’auteur

Sara Cohen

Sara Cohen est née en 1955 à Buenos Aires (Argen­tine). Poète, tra­duc­trice et essay­iste, ella a pub­lié dix recueils de poésie, cinq essais et un roman. Deux de ses recueils, traduits par Louise Des­jardins, ont paru aux Édi­tions de la Grenouil­lère sous le titre de Mur­mure et incer­ti­tude prédédé de Oppor­tu­nité. (Québec, Cana­da). Elle est psy­ch­an­a­lyste et pédopsy­chi­a­tre à Buenos Aires.

Bibliographie 

Sara Cohen a pub­lié dix recueils de poésie, cinq essais et un roman. Deux de ses recueils, traduits par Louise Des­jardins, ont paru aux Édi­tions de la Grenouil­lère sous le titre de Mur­mure et incer­ti­tude prédédé de Oppor­tu­nité. (Québec, Canada).

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