la poésie c’est ce
qui est
derrière la tête
tout ce
qui n’entre pas
dans le format
tête
un geste inachevé
de ton père
mort il y a déjà si longtemps
une conversation anonyme
qui t’arrive par hasard
droit aux oreilles
de ne pas savoir si
tu t’es trompé
ou non
des feuilles qui changent
des saisons qui passent
et une lumière
qui en l’allumant
au crépuscule
te donne envie
de pleurer
c’est un peut-être nous
l’inflexion d’une voix
le mot qui ouvre
la plaie dans la peau
des pas qui retentissent
rapides sur le trottoir
c’est peut-être une fuite
ou une urgence
de celui qui s’en va
à une rencontre
des hésitations
qui anticipent
quelque déception
ou qui mettent en doute
tant d’emportement
regard incomplet
que rien n’embrasse
dans la nuit
des sentiments
il n’y a pas de défense
pour ce qui se loge
derrière la tête
seulement des mots
tu t’assois sur un banc
qui dessine son ombre
sous l’éclairage
au risque de tomber
dans le vertige
des changements
les sens entrent
en contradiction
et alors tu cherches
dans le flash
de la photo
à rétablir
la primauté
de l’image
il n’y a rien pour s’alarmer
ce qui n’entre pas
dans le format
tête
reviendra dans la poésie
(de Detrás de la cabeza, Paradiso Ediciones, Buenos Aires, 2018. Traduction Louise Desjardins )
L’énigme de l’heure
à tant dormir
et rêver, le faible fil
du souvenir s’est frayé
un chemin vers lequel affluent
les visiteurs
des années et des années reviennent
et une certaine heure
l’heure de la peinture
de Giorgio de Chirico
est une énigme
une heure qui ne change pas:
trois heures moins cinq
je vis en parallèle
des souvenirs
petits papiers
pliés au vent
histoires du passé composé
je suis allée à tant d’endroits
petits couloirs sans but
qu’en vivant inaperçue
un appel
‑courage de la parole-
frémit la flamme qui réveille
le désir et je cherche à savoir
ce que recèle cette peinture
flot sans limite de pensées
qui évoquent des heures qui ne sont
pas trois heures moins cinq
peut-être que cette heure immuable
héberge toutes les heures?
depuis que Paris s’est mis
à l’heure de Berlin
le cours des heures
a changé
pour ta mère
et le continent a changé
par l’entremise d’un bateau
et d’un voyage
tu t’es demandé sans certitude
aucune qui puisse te protéger
si ta mère avait gardé
l’espoir de revenir à Paris
une fois la ville libérée
si à tel point on peut
changer un destin
il est évident que
chaque heure est unique
le souvenir frappe
à l’intérieur
d’une coquille
au point de la briser
les photos éparses
sur un tapis persan
‑celui de tes grands-parents-
dialoguent entre elles
rêves et visiteurs
jouent avec une plénitude
qui deviendra
absence
l’heure de Giorgio de Chirico
te questionne, de son immuable
aiguille
à trois heures moins cinq
(de El azar del recuerdo, Paradiso Ediciones, Buenos Aires, 2021. Traduction Louise Desjardins)
Beauté
Il s’endort au milieu de la conversation
voit une partie du film, n’est pas encore dans l’autre
Le train a changé de voie il dormait
et quand nous sommes entrés dans un tunnel il s’est réveillé
‑mais non- a‑t-il dit- ce n’est pas notre train
il y a une erreur
Il faut chercher cette correspondance
pour qu’on retourne
dans la bonne voie
si tan est qu’il y en a une
J’aime être perdue:
quand il croyait que nous étions
dans la bonne voie il dormait
maintenant qu’il est réveillé il cherche
Une plage ne ressemble pas à une autre
ni une gare à la suivante
les ponts nous désorientent
Les fils avec lesquels le Diable
tisse la toile sonrt ceux de la beauté
Je vibre dans la beauté qui me perd
je préfère ne pas savoir où je suis
lui pas. Il s’exaspère, il ne peut pas dormir
parce qu’il ne sait pas encore où il va
Le train ne s’arrête pas
moi non plus
(de El murmullo y la incertidumbre, Ediciones en Danza, Buenos Aires, 2009, et Les Éditions de la Grenouillère, Québec, 2019. Traduction Louise Desjardins)