Seamus Heaney, Poète de terrain : à propos de La Lucarne suivi de L’étrange et le connu

Par |2019-04-05T18:16:59+02:00 4 avril 2019|Catégories : Essais & Chroniques, Seamus Heaney|

à Yas­sine Fauvette

Voici un fait étrange : c’est dans la répéti­tion d’un cer­tain état de con­science que le présent se débar­rasse de ce qui l’étouffe. C’est pourquoi, nous tour­nant vers le passé, nous devri­ons répéter, à pro­pos de notre présent : « pes­simisme sur toute la ligne. Oui certes, et totale­ment »i. Nous feri­ons là, para­doxale­ment, un pas vers l’espoir for­mulé par Wal­ter Ben­jamin d’une « human­ité rédimée » pour qui le passé est devenu « inté­grale­ment citable »ii. Nous com­mence­ri­ons aus­si à com­pren­dre, mod­este­ment, le genre de moment révo­lu­tion­naire que représente à chaque instant une écri­t­ure comme celle de Sea­mus Heaney.

La moin­dre activ­ité, pour peu que nous nous effor­cions de l’exercer en accord avec notre esprit – avec notre cœur et notre corps – nous appa­raît griève­ment réduite et sys­té­ma­tique­ment sabor­dée par les con­di­tions matérielles et morales inhérentes à notre organ­i­sa­tion col­lec­tive. Et pour peu, encore, que cette activ­ité réclame tou­jours plus de cette entente pour par­venir à sa pleine réal­i­sa­tion, le présent, l’époque, nous devient franche­ment insup­port­able. Sa présence se dérobe, nous nous éprou­vons comme scan­daleuse­ment privés de notre temps, la société nous vole notre temps, notre vie. Alors notre con­science, par son activ­ité, est prête à devenir révolutionnaire.

L’activité poé­tique de Sea­mus Heaney, mal­gré sa recon­nais­sance académique, illus­tre cette expéri­ence insur­rec­tion­nelle. L’écrivain irlandais de Glan­more Cot­tage n’est pas un passéiste ressas­sant le par­adis per­du d’une enfance rurale. Le poète prix Nobel n’est pas l’auteur offi­ciel de la belle social-démoc­ra­tie libérale. Si un ado­les­cent puis un adulte du 21ème siè­cle peut s’enthousiasmer pour ses poèmes (quelle hypothèse !), ce n’est pas parce qu’il y flaire l’arôme oublié des eaux mater­nelles ou le par­fum rêvé de la gloire lit­téraire, c’est parce qu’il pressent qu’une telle Lucarne lui fait voir la libéra­tion d’un haut poten­tiel révo­lu­tion­naire, déchargée avec la même énergie qu’une bonne grosse frappe de footballeur.

C’est indé­ni­able, chez Sea­mus Heaney, l’impulsion ini­tiale est sou­vent don­née par une image de jeunesse, par exem­ple « un canapé dans les années quar­ante »iii. La vision ray­onne. Non seule­ment elle relie les dif­férentes sta­tions du temps, mais elle relie l’esprit rationnel aux couch­es enfouies du sub­con­scient, voire, selon le poète, à la vie cel­lu­laire. Or, reli­er c’est relater, et la poésie de Heaney est donc agitée de tout un frémisse­ment qui est l’histoire. Le petit réc­it qu’est chaque poème peut bien être une anec­dote cir­con­stan­cielle, mais il est aus­si autre chose. En lui don­nant son inter­pré­ta­tion max­i­male, il est tan­tôt ce temps de l’histoire naturelle qui a, depuis longtemps hélas, déserté les sci­ences du vivantiv, tan­tôt ce temps des affaires humaines que nous avons tant de mal à arracher à la masse des tra­di­tions. Ce temps his­torique est exacte­ment la men­the pous­siéreuse et presque invis­i­ble qui, dans un poème, pousse dans l’indifférence générale mais qu’il n’appartient qu’à nous de redé­cou­vrir et d’aimerv. Heaney, cepen­dant, voit la con­tra­dic­tion de cette pre­mière prise de con­science : la men­the peut mourir de nos petits coups de ciseaux. Séparée de la masse amor­phe du temps par ce pre­mier moment de cap­ta­tion, la men­the n’est pas encore ren­due à elle-même : elle est promesse. C’est déjà beau­coup mais, pour l’écrivain, ce n’est pas assez.

Com­ment Sea­mus Heaney a‑t-il appris que cette forme d’attention de la con­science n’était pas suff­isante ? Où a‑t-il appris à se méfi­er des coupes con­ceptuelles et des mots qui iso­lent ? Encore une fois, il faut sans doute remon­ter à l’enfance. Il faut imag­in­er le fils d’un fer­mi­er catholique d’Irlande du Nord dans ses jeux avec ses petits voisins, les enfants protes­tants du dom­i­na­teur majori­taire. Pour Noël, à eux les fiers vais­seaux de la Roy­al Navy, à lui les kaléi­do­scopes. Très tôt, Sea­mus Heaney sait que le copain est l’autre, que lui-même est l’autre, qu’il voi­sine avec l’autre. Mais il apprend sur les ter­rains de foot que les qua­tre blousons qui mar­quent l’espace des buts et le bal­lon con­stituent l’unique matière du réel et des rêvesvi. « Voilà tout ». Il sait d’expérience qu’un jeu déter­miné par des posi­tions, des cadrages, des « ajustages », une minu­tie d’opérations de mesure, per­met en fait de franchir les fron­tières, de s’élancer vers « le temps comme un cadeau, libre, imprévu ». Le temps his­torique, dialec­tique. À ce moment pré­cis, on par­le le même lan­gage et les mots n’ont pas d’arrière-pensées. L’écrivain qui restitue ces mots-là est un poète.

Mais on a gran­di ; la men­the est coupée ; le match est fini ; il y a longtemps qu’on ne joue plus aux billes et qu’on préfère les balles. « Pes­simisme sur toute la ligne ». Que peut faire l’adulte pour sor­tir du rang, trans­gress­er les lim­ites, et laiss­er libre le temps qui est celui de sa pro­pre vie ? Il peut, comme le dis­ait Wal­ter Ben­jamin, faire le saut du tigreviii : bondir sur ce canapé des années quar­ante ou ce vieux ter­rain de foot qui, par leur charge amoureuse, tra­cent un champ d’énergie qui s’accouple au présent. Cette teneur émo­tion­nelle, c’est le rythme du poème qui la donne. C’est le rythme qui me fait sen­tir le mou­ve­ment plus vaste que moi-même qui bat dans mon cœur. On risque peu de se tromper en sup­posant que l’Irlande est une terre plus sen­si­ble à la langue que la France. Peut-être parce que, sur cette île de dialectes brassés par les eaux et les vents, cernés par les périls de l’Océan et rongés par les rigueurs du sol, l’autochtone a con­science de ce mir­a­cle, solide et flu­ide comme la tourbe : dur­er. De ce mir­a­cle, chaque langue du pays est plus que le témoin : elle en est le représen­tant matériel, la preuve. L’anglais de Sea­mus Heaney, par sa ver­si­fi­ca­tion, sa scan­sion, porte l’empreinte de cette durée dialec­tique. Celui qui récite ou qui lit le poème peut encore voir, dessus, la main du tout qui en est le véri­ta­ble auteur et dans laque­lle il recon­naît la sienne. Quelle émo­tion ! Là, imprimée dans la langue, c’est l’expérience sécu­laire des hommes. En cela, la voix de chaque poète retrou­ve, par sa pop­u­lar­ité même, l’anonymat de l’aède, du scop anglo-sax­on. Elle est notre mémoire, cette con­science com­mune où la men­the, rédimée, brille d’avoir été un futur qui n’existe plus à présent.

Main, mémoire : Heaney fait donc par­tie de ces auteurs qui vivent l’écriture comme un arti­sanat d’art. L’activité de l’écrivain s’exerce avec le savoir-faire qui pré­side à n’importe quel tra­vail manuel. Le poète est fasciné par les out­ils agri­coles, atten­tif aux gestes du tra­vailleur : cul­tiv­er, con­stru­ire, c’est met­tre en œuvre des habiletés héritées ou inven­tées, c’est aus­si, du même élan, se rat­tach­er à la vie ter­restre, se reli­er à celles et ceux qui, tout au long du temps, ont exer­cé et exerceront la même tâche. La leçon de pré­ci­sion qui sert à faire un poème, le poète l’apprend du bâtis­seur qui pra­tique bien son méti­er, comme un com­pagnon du devoir. Heaney a tou­jours assumé cet effort de maîtrise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le gou­verne­ment de la langue est une maîtrise sans dom­i­na­tion. Le tra­vailleur cul­tive son art (sa tech­nique) pour affirmer son autonomie et pour jouir de la rédemp­tion des êtres ter­restres. D’autre part, jaloux de l’irréductible sin­gu­lar­ité avec laque­lle il accorde le corps physique à sa pen­sée, il refuse le con­formisme. Sa lib­erté ne tolèr­era pas la soumis­sion à laque­lle les for­mats et stan­dards des ges­tion­naires voudront à toute force la soumet­tre. L’artisan d’art est un inven­teur : la minu­tie et l’exactitude de sa réal­i­sa­tionix appelle à ne pas vac­iller. La langue du poète ne trem­ble pas, elle doit, exer­cée avec toute la pas­sion et l’intelligence du méti­er, sans relâche, à plein temps, affer­mir le bas­tion de la sen­sa­tion.

 

Dans le soin accordé aux vers, Heaney a trou­vé les bras accueil­lants et réc­on­cil­i­a­teurs du temps dialec­tique. Les mots du poème font donc beau­coup mieux que mobilis­er des troupes : ils nous trans­portent vers cette con­science où s’offre à nous la lib­erté fon­da­trice de notre plus bel acte. Ce qu’ils rani­ment, c’est la néces­sité interne et la main ferme du prati­cien. La tâche, on l’aura com­pris, n’est pas sim­ple. On pour­rait cepen­dant jeter un regard soupçon­neux sur le suc­cès de l’écrivainx. Celui-ci, après tout, est trop sou­vent con­traint de s’empresser auprès du touriste libéral, dans l’espoir de gag­n­er quelque argent en guidant le voyageur dans un univers nor­matif en expan­sion. À quel genre de com­pagnon de route avons-nous affaire ?

La recon­nais­sance du poète par sa tribu n’est pas du folk­lore. Elle ne cam­ou­fle pas non plus d’arrangements com­pro­met­tants avec les dis­posi­tifs désuets qui pour­ris­sent l’époque. Sea­mus Heaney a écrit avec un fort sen­ti­ment de respon­s­abil­ité : il se devait de faire pass­er dans le con­tem­po­rain une sagesse du fond des âges. La splen­dide tra­duc­tion française de Patrick Her­sant révèle un aspect essen­tiel : chaque poète, à l’instar de chaque tra­vailleur, est un tra­duc­teurxi. Il nous fait enten­dre la Sibylle, Vir­gile, Dante, Charon, des langues étranges. Heaney trans­met le rythme d’un monde qu’il a vu dis­paraître, dis­sipé par les micro-cadences alié­nantes de l’industrie finan­cière. Les organ­i­sa­tions col­lec­tives s’accommodent mal des arts trop libéraux. La lib­erté fait peur. Assumer que la poésie cir­cule encore. Répéter chaque jour les gestes pré­cis, à la fois rit­uels mais tou­jours neufs, comme ceux de l’amour, pour créer des ouver­tures, se démar­quer, faire des appels, et, au bout de la course, cadr­er puis tir­er en pleine lucarne. Ou, dans les ter­mes inté­grale­ment cita­bles du mythe :

 

Mon fils », me dit le maître courtois,

 Ceux qui meurent dans la colère de Dieu

Arrivent ici de tous les pays

Et ils sont réso­lus à tra­vers­er le fleuve

Car la divine jus­tice les aiguillonne

Si bien que leur peur se trans­forme en désir.

Aujourd’hui, le pub­lic français let­tré ferait bien de se tourn­er vers la poésie de Sea­mus Heaney. Qu’il se ras­sure, on ne lui deman­dera pas de renier son goût pour les philosophes mil­i­tants ni pour ses amis les romanciers intel­li­gents. Il pour­ra même, s’il le souhaite, con­tin­uer de mon­ter ses groupes de pen­sée médi­a­tiques dans ses grands apparte­ments de cen­tre-ville. Mais il cessera peut-être de croire que la révo­lu­tion ne peut se faire sans ses mots, sans son nom. Il ver­ra peut-être que, dans la vie active des gens majeurs qui font leur boulot, ceux dont on voit les traces de doigt anonymes partout sur la langue du poète, la révo­lu­tion a déjà com­mencé. Mais mieux vaut ne pas trop y croire, et se remet­tre au travail…

Quant à l’adolescent tour­men­té qui, à présent, décou­vre tout seul que sa con­science se forge la plume à la main, selon les pul­sa­tions intérieures et vio­lentes de ces mots qu’il frappe sur la feuille ligne après ligne, il se tourn­era naturelle­ment vers un passé qui lui mon­tre qu’il pour­ra, lui aus­si, rédimer son pro­pre présent. Et il se sen­ti­ra moins seul ; oui, Heaney est ce genre de bon compagnon.

Notes : 

i

 Wal­ter Ben­jamin, « Le Sur­réal­isme » in Œuvres II, folio Gal­li­mard, p.132. Ben­jamin fait lui-même allu­sion à une for­mule de Pierre Nav­ille dans La Révo­lu­tion et les Intel­lectuels. Cette cita­tion a été reprise plus récem­ment par Michael Löwy dans une con­férence de 2012 : https://vimeo.com/49500611

ii

 Wal­ter Ben­jamin, « Sur le con­cept d’histoire », §3, in Œuvres III, folio Gal­li­mard, p.429.

iii

 Sea­mus Heaney, La Lucarne suivi de L’étrange et le con­nu, trad. Patrick Her­sant, Poésie/Gallimard, 2018, p.144.

iv

 Voir André Pichot, Expli­quer la vie, de l’âme à la molécule, Quae, 2011.

v

 In Sea­mus Heaney, op. cit., p.143.

vi

 In Sea­mus Heaney, « Mar­quages », op. cit., p. 28.

vii

 Joshua Wein­er, « Sea­mus Heaney : Casu­al­ty », https://poetryfoundation.org/articles/69114/seamus-heaney-casualty

viii

 Wal­ter Ben­jamin, « Sur le con­cept d’histoire », §14, in Œuvres III, folio Gal­li­mard, p.439.

ix

 In Sea­mus Heaney, Illu­mi­na­tions II, « Ajustages », op. cit., p. 76.

x

 Sig­nalons deux entre­tiens télévisés, en anglais, en 1980 https://www.youtube.com/watch?v=3yt4m2Z4Pmw

et en1996, peu de temps après le prix Nobel, https://www.youtube.com/watch?v=WT-dub5v4YA

xi

 Struc­ture de La Lucarne, qui s’ouvre sur une tra­duc­tion de l’épisode vir­gilien du Rameau d’or, tiré de L’Énéide, VI, et se ferme sur une tra­duc­tion de la séquence dan­tesque com­plé­men­taire, tirée de L’Enfer, III. La cita­tion finale est extraite du sec­ond « pan­neau » (p.131).

Présentation de l’auteur

Seamus Heaney

Sea­mus Heaney est un poète irlandais né à Cas­tledaw­son , le 13/04/1939 et décédé à Dublin , le 30/08/ 2013.

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Thomas Demoulin

Thomas Demoulin, né en 1980 près de Paris, vit et tra­vaille à Lille depuis 2007. L’écriture de poèmes est insé­para­ble d’amitiés pas­sion­nées et d’échanges avec des per­son­nal­ités intel­lectuelles et artis­tiques aux tra­jec­toires divers­es. L’autre : l’écriture n’en serait que la perpétuation…

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