Six poèmes de Nina Kossman (Etats-Unis)

Par |2021-05-06T15:57:07+02:00 3 mai 2021|Catégories : Essais & Chroniques, Nina Kossman|

Nina Koss­man a quit­té l’Union sovié­tique enfant, avec ses par­ents et son frère, en 1972, pen­dant les années Bre­jnev. A cette épo­que, la déci­sion d’émigrer était très risquée, l’Union sovié­tique étant un pays ver­rouil­lé. Il fal­lait obtenir du gou­verne­ment une autori­sa­tion spé­ciale de sor­tie du ter­ri­toire, autori­sa­tion rarement accordée. 

Ceux qui fai­saient une demande d’émigration pre­naient un grand risque car en cas de refus ils s’exposaient à être privés d’emploi et s’ils étaient au chô­mage, ils pou­vaient être arrêtés pour cette rai­son – même qu’ils ne tra­vail­laient pas. Ils étaient alors tenus coupables de ce que le régime com­mu­niste a appelé « par­a­sitisme social ». Les par­ents de Nina Koss­man ont eu la chance d’obtenir l’autorisation d’émigrer en Israël, seul pays acces­si­ble aux Juifs d’Union sovié­tiqueen ce temps-là. Ils sont restés un an en Israël puis ont choisi de s’installer aux Etats - Unis. Nina a écrit plusieurs nou­velles ayant pour thème son immi­gra­tion, expéri­ence con­crète­ment fon­da­trice par-delà le trau­ma et l’inquiétude con­sti­tu­tive, dont trois vien­nent d’être pub­liées en anglais.

https://www.litterateurrw.com/magazines/february_21/index.html?fbclid=IwAR18mSo9NrY ‑XUlTnsyUuQ6l8Mb1IACl9rV2Lql-bcaMzjMEaBzsfxZ8oWw#p=5

Ces nou­velles seront inclus­es dans un prochain livre, Dic­tio­n­naire du 20ème siè­cle his­toire d’une famille (“Dic­tio­nary of the 20th Cen­tu­ry : Sto­ry of a Fam­i­ly”). Elle a aus­si pub­lié un livre sur son enfance, Der­rière la fron­tière (“Behind the Bor­der ”) qui relate les épreuves et le par­cours d’une famille can­di­date à l’émigration dans l’Union sovié­tique de Brejnev.

L’expérience de l’émigration et de l’immigration a lais­sé son empreinte dans la for­ma­tion intel­lectuelle, artis­tique et dans le tra­vail d’écriture de Nina Koss­man dont voici cet ensem­ble de six poèmes1, pre­miers textes à paraître en français.

∗∗∗∗∗∗

Choix de poèmes

Tra­duc­tion de l’anglais Isabelle Macor

LA VALLEE DES YEUX FERMES

1

Dans la deux­ième décen­nie du troisième millénaire
Moi, né trois fois de l’arbre de chair
tombé trois fois de ses branch­es nues,
la masse d’eau diaphane,
rouge de la mer maternelle,
syl­labes de mon nom se pré­cip­i­tant pour sauver
tes lèvres
immobilité
air
tes lèvres essaient de for­mer comme mon nom-
« com­plaintes du vent par-dessus le tas
des os » -
que cela soit mon nom en cette vie :
Le Ciel Se Pré­cip­i­tant à la Ren­con­tre de l’Eau.

 

2

Eau de pierre
col­orée par le vent,
ciselée par la lumière tombée de tes paupières :
un instant est tout dans le silence du nouveau-né.
Main­tenant prends une cruche,
vers­es-en de petits échos, à égalité
sur la terre,
sur la forter­esse du scorpion,
sur les pier­res transparentes,
et sur la flamme inerte à la porte.

 

3

Trem­pant mes pommettes
dans la sub­stance aveugle,
dans l’eau rafraichissante du oui maternel,
Moi, fleuve de ton corps,
Moi, corde raide de la crainte que ton corps se mette en marche,
je retourne à toi la nuit, sans mouvement,
le jour, la nuit
J’ensevelis mes deux mains dans ta solitude :
les échos
me répon­dent dans ta val­lée des yeux fermés.

 

4

Sel de la terre dans une graine de tournesol,
sel sur les feuilles de l’arbre de la destruction,
sel s’ouvrant et se fermant
comme une fleur,
transparent
labyrinthe que je dois traverser
pour fer­mer mes paupières avec tes doigts de sommeil
pour ouvrir les tiennes avec mes doigts d’argile et d’eau.

 

5

Dans la deux­ième décen­nie du troisième millénaire,
Moi,
hal­lu­ci­na­tion de flamme sur le vis­age d’un enfant,
gar­di­en des rêves aériens de l’enfant,
tous ses souf­fles à présent n’étant qu’un seul souffle,
tous ses mots une phrase sans fin,
Je me divise en lunes parallèles,
Je me déverse dans un bol de sang –
Tu me ver­ras sel de ton corps,
tu m’entendras penser dans tes pensées…
Quand je t’offre une face de la lune, tu sais :
Mon vis­age est le vis­age dévoré
Par des années de mal­adie et de faim,
Le vis­age d’un enfant qui est mort
Il y a cinquante ans.

 

∗∗∗

I am Perse­phone. Only flow­ers here still recall the dead, Nina Kossman.

 

La main gauche de l’obscurité est lumière qui recule.
L’absolu est l’odeur en fuite d’une pluie antique.
La bouche que l’on baise n’est pas la bouche sur laque­lle on mise son destin. 
Regarde : la vibra­tion de la lumière est fraîche brise des jours à venir.

La rive du détache­ment est loin des algues dormantes.
Les poings sont ouverts pour lâch­er prise sous la caresse de l’air.
Rien n’est moins nôtre que les cen­dres emportées par le vent. 
Regarde : le soleil et le corps s’élancent tous deux vers la lumière.

La veille est le rêve fam­i­li­er de la face sèche de la toile.
La veille : l’attente ain­si comblée par les ondu­la­tions de la lumière, 
elle ne con­naît plus la fron­tière entre le mot et le silence
et la tra­verse calme comme un nageur fend une vague hypothétique.

∗∗∗

A Child Dreams of a Bright Future, Nina Kossman.

 

PSYCHE A EROS

Je te t’exhorte mais tu es endormi.
Je t’éveille mais tu n’entends pas.
Ton souf­fle de dormeur se déploie d’ici à là-bas 
En un arc majestueux jeté par-dessus les rives. 
Quand je suis près de toi, je suis près d’un océan : 
des voix, comme des vagues, se brisent à l’oreille 
de l’Esprit qui sem­ble seule­ment endormi. 
L’intelligence du som­meil que tu m’as donnée,
la ver­tu d’une pen­sée issue
                 d’une paix plus profonde,
de sous la sta­tique qui plisse la surface. 
Pour apais­er la sur­face, je t’exhorte.

 

∗∗∗

DAPHNE PARLE

Je me ferai pouss­er de dis­crètes feuilles 
dans le silence dif­fi­cile de la chasteté.

Je me cacherai dans l’immense anonymat
bien que chaque arbre lui mur­mure mon nom.

Je suis le lit de feuilles qu’il ne pour­ra jamais brûler 
pas même avec ses yeux de feu.

Je suis le vis­age nu de la fleur ; une croix. 
Il ne peut s’échapper en m’atteignant.

Le dieu et le des­sein ; l’amant et l’aimé ;
la pour­suite et la fuite, entremêlés.

Bien que dieu, il mour­ra dans les pro­fondeurs de mon écorce. 
Je ferai briller sa face sur mes feuilles.

Chaque aigle aura ses paupières. 
Chaque événe­ment – sa vitesse.

Cha­cun des mille soleils
me pour­suiv­ra comme il a chassé.

Cha­cun des sym­bol­es du silence
appren­dra son nom que je refuse de porter.

Je suis lui : le soleil, son bol immense
déver­sant les soi comme d’une fontaine de chasteté.

Il est moi : le chant per­sis­tant en fuite, 
le soleil me pour­suiv­ant à jamais.

∗∗∗

He Who Holds His Head in His Hands, Nina Kossman.

 

INCANTATION

Sois en moi tel un chant silencieux 
      qui ne cesse jamais, et non 
comme sont les paroles prononcées – 
      arro­gantes et braillardes.
Cache-moi dans une langue sans artifice 
      de vérités qui dorment
dans un esprit non dispersé.
      Laisse le non-dit nous faire un bouclier 
par­mi les phras­es clinquantes. 
      Rochers empoi­son­nés du silence, 
Gardez-nous.

∗∗∗

The Soon To Be Extinct, Nina Kossman.

Refroi­di par la neige, 
trem­pé de pluie,
irrité par l’immobilité
comme si c’était un crime, 
les yeux mi-clos, 
les mains séparant
les ané­mones des asphodèles, 
tige par tige, 
pétale par pétale…
Et n’oublie pas la petite-herbe-de l’eau,
com­ment elle s’est nour­rie de l’asphodèle,
fleur des morts,
sym­bole de la mémoire,
et ce bref éclat du soleil
dans la val­lée des morts-à-venir,
tan­dis que tes mains douloureuses 
con­tin­u­ent de séparer
le pétale de la tige,
l’oubli de la mémoire
dans la tombe des dieux
qui ne règ­nent plus sur nous

                             ***

J’ai enfin trou­vé une cité
dans laque­lle ma mère vit encore. 
Vieille, mais vivante,
vieille, mais marchant
toute la nuit dans mon sommeil.

 

Trans­la­tor Nina Koss­man reads from her trans­la­tions of Mari­na Tsve­tae­va, one of the great­est Russ­ian poets of the last century.

Présentation de l’auteur

Nina Kossman

Nina Koss­man, née à Moscou, est un écrivain bilingue anglais-russe, poète, pein­tre et dra­maturge. Ses pein­tures ont été exposées à New York et à Philadel­phie. Par­mi ses travaux pub­liés fig­urent trois recueils de poèmes en russe et en anglais, deux vol­umes de tra­duc­tions de poèmes de Mari­na Tsve­taïe­va, deux recueils de nouvelles, une antholo­gie qu’elle a com­posée et fait paraître aux Press­es uni­ver­si­taires d’Oxford (Oxford Uni­ver­si­ty Press) et un roman. Cer­tains de ses ouvrages ont été traduits en grec, japon­ais, hébreu, espag­nol, per­san et danois. Lau­réate de nom­breux prix, elle vit à New York. La poésie de Nina Koss­man est mar­quée par l’ex­péri­ence de l’ex­il tout en étant ancrée dans les fonde­ments de la cul­ture clas­sique par sa référence con­stante à la mytholo­gie grecque qui tisse avec le présent de nou­velles représen­ta­tions des ter­ri­toires de l’homme. Elle donne à enten­dre une voix de la moder­nité, inscrite dans l’historicité.

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Isabelle Macor

  Isabelle Macor est née en 1958, en Tunisie. Elle a vécu dans un milieu mul­ti­cul­turel, plurilingue, a voy­agé en Grande-Bre­tagne, URSS, Europe Cen­trale, Israël, Maroc, et notam­ment en Pologne où elle a mené une par­tie de ses recherch­es sur la poésie polon­aise con­tem­po­raine. A suivi des études de lit­téra­ture anglo-améri­caine, de let­tres mod­ernes et lin­guis­tique à l’Université de Nan­terre Paris‑X, puis elle a soutenu une thèse de Doc­tor­at en lit­téra­ture com­parée, à l’Université de la Sor­bonne, en 1993. Cette thèse, inti­t­ulée Poésie polon­aise et poésie française d’après-guerre : deux con­cepts de la réal­ité, autour d’une fig­ure cen­trale, Czesław Miłosz, est parue aux Press­es de l’Université de Lille III. Enseignante de langue et lit­téra­ture français­es et com­parée, elle par­ticipe au Temps des écrivains à l’Université, ani­me des ate­liers d’écriture et sémi­naires de tra­duc­tion, donne des con­férences et des réc­i­tals de poésie, accom­pa­g­née de musi­ciens. Ses travaux et pub­li­ca­tions por­tent essen­tielle­ment sur la poésie française et polon­aise con­tem­po­raine. Tra­duc­trice de lit­téra­ture polon­aise con­tem­po­raine et notam­ment de poésie, elle a pub­lié en français les poètes Ewa Lip­s­ka, Wisława Szym­bors­ka, Hali­na Poświa­tows­ka, Stanisław Gro­chowiak, Harasy­mow­icz, Miron Białoszews­ki, Maciej Niemiec, Urszu­la Kozioł, Krzysztof Siw­czyk, Jakub Korn­hauser, Boże­na Keff, Justy­na Bargiel­s­ka, Ewa Son­nen­berg, Julia Hartwig… Elle pour­suit actuelle­ment ses travaux sur la poésie con­tem­po­raine et traduit égale­ment de la prose, nou­velles, réc­its, romans, du théâtre [La pièce Mon Abbade Tomasz Man, fes­ti­val Les Euro­topiques, dans sa tra­duc­tion française, a obtenu le Grand Prix du fes­ti­val, Juin 2012.]. Elle est aus­si l’auteur de nou­velles, réc­its, poésies inédits ou pub­liés dans des revues en France et à l’étranger. En 1999, elle a obtenu la bourse décou­verte (d’une valeur de 40.000 FF/6600 euros) de tra­duc­tion du Cen­tre Nation­al du Livre. Prix européen Horacede tra­duc­tion poé­tique du Céna­cle fran­coph­o­ne des arts et des let­tres, juin 2015, (http://cenacleeuropeen.eklablog.fr) pour l’ensemble de son œuvre de tra­duc­tion de poésie et pour la tra­duc­tion des poèmes de Krzysztof Siw­czyk, lau­réat 2014 du Prix de poésie Koś­ciel­s­ki(Lau­sanne).  

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