Tout commence au lendemain de la guerre. Camus a toujours beaucoup de liens avec ses amis résistants, et publie Caligula au moment où Char lui confie ses Feuillets d’Hypnos pour publication dans sa collection « Espoir » chez Gallimard. Char, qui aime autant qu’il admire Camus, lui affirme le 22 juin 1947 à propos de La Peste : « vous avez écrit un très grand livre ». Camus répond bientôt en confiant à Char la réciprocité de son admiration :
« Il y a peu d‘hommes aujourd’hui dont j’aime à la fois le langage et l’attitude. Vous êtes de ceux-là – le seul poète aujourd’hui, qui ait osé défendre la beauté, le dire explicitement, prouver qu’on peut se battre pour elle en même temps que pour le pain de tous les jours. » (30 juin 1947)
Et puis Camus cherche une maison secondaire dans le Sud, pense à Char naturellement, songeant peut-être à l’homme et à l’œuvre autant qu’au paysage, au climat, qui suscitent un écho dont on devine les accents nostalgiques. Char enthousiaste voit dans le Sud de la France un prolongement du sentiment géographique que le souvenir de l’Algérie doit avoir imprimé chez son nouvel ami. Dans sa postface à La Postérité du Soleil, citée par Planeille, René Char écrit :
« Je compris à l’expression des yeux de Camus, à l’exubérance qui les éclaira, qu’il touchait à une terre et à des êtres aux soleils jumeaux qui prolongeaient avec plus de verdure, de coloris et d’humidité la terre d’Algérie à laquelle il était si attaché.»
Vient alors le temps de la recherche, de la négociation, de la transaction, où l’on surprend Char, en plein optimisme marchand : « Nous forcerons les prix à devenir raisonnables » (1er août 1947).
Le soleil, forcément, guide le lecteur vers le creux des aventures immobilières, des soucis familiaux et de la genèse des projets de publication, dans cette zone où se joue le plus grand que soi où l’on sent alors monter les voix des deux poètes.
Il est beaucoup question de lieux, comme dans cet autre vers libre du manque : « Cher Albert, cette maison est borgne sans vous » (Char à Camus, 19 septembre 1958)… Dans l’entre-deux-mers de ces artistes d’apparences si divergentes, il y a les pays du pied du Ventoux et la mise en place d’un langage commun. Le séjour plus lointain de l’un permet parfois l’image, par exemple quand Camus voyage au Brésil, « Pays trop chaud, d’ailleurs, où la nature mangera un jour les fragiles décors surélevés dont l’homme essaie de s’entourer. Les termites vont dévorer les gratte-ciel, tôt ou tard, les lianes vierges bloqueront les autres et la vérité du Brésil éclatera enfin » (8 août 1949), quand ce n’est pas leur rejet des milieux littéraires parisiens exprimé par Char qui les unit loin des autres : “A Paris, la paix des larves se poursuivait jusqu’à mon départ, qu’il n’aura vraisemblablement pas rompue » (17 août 1949)…
C’est à Char qu’échoit le plus souvent la tâche d’écrire en poète, libre cours d’une voix enthousiaste à laquelle Camus répond en général plus sobrement, partageant sans mystère son quotidien d’écrivain. On devine ce que coûte à l’un et à l’autre la fabrication des livres, quand elle bride ou presse ou dépasse, ou qu’un manuscrit est envoyé au camarade écrivain pour avis « avant que les imprimeurs s’en mêlent ».
C’est Char aussi qui théorise l’amitié littéraire : « l’envie d’écrire des poèmes ne s’accomplit que dans la mesure précise où ils sont pensés et sentis à travers de très rares compagnons. »
Par touches, par moments, quand l’amitié est assez bien entretenue mais que la distance ou le temps étirés invitent aux confidences, quelque chose de plus précieux advient ça-et-là. Ainsi, en octobre 1949, René Char commente : « L’été a une belle vieillesse ici, il continue à traverser, à parcourir les champs son bâton feuillu à la main. Mais quelle tristesse, mais quelle angoisse magnétique dans l’air et sur les choses ! Les êtres eux se font simplement mal, c’est toujours l’aurore pour les plaies. Aimer, ne pas aimer ? Quel long vertige… Et on ne peut rester jamais deux. Dès que l’on est définitivement deux. Les autres, la morale, ce foyer déjà bâti que rien n’autorise à défaire que son propre plaisir… Est-ce suffisant ? On ne sait plus. On dure. » Camus répond : « La vérité est qu’il faut rencontrer l’amour avant de rencontrer la morale. Ou sinon, les deux périssent. La terre est cruelle. Ceux qui s’aiment devraient naître ensemble. Mais on aime mieux à mesure qu’on a vécu et c’est la vie elle-même qui sépare de l’amour. Il n’y a pas d’issue – sinon la chance, l’éclair – ou la douleur. » Et, plus loin : « Le retranchement est difficile. J’ai passé l’âge du rêve. Et puis mon effort constant a été de repousser la solitude, la différence, l’intime. Je voulais être avec. Mais il y a une destinée, c’est là ma seule croyance. Et pour moi, elle est dans cette lutte ou rien n’est facile ».
Avec le temps, l’admiration de Char pour Camus n’en devient que plus grande, et jusqu’à l’appréciation de l’œuvre dans sa globalité le rend comme épris de l’œuvre de l’autre comme du jeu poétique qu’il lui donne respectueusement comme réponse, non sans autodérision :
« Cher Albert. Le bel arc en ciel de vos livres fait ma joie. Ensemble ils miroitent entre le jour et la lampe, comme une truite de la Sorgue, entre gravier et cresson. Merci. » (29 octobre 1953)
Le ton de Camus n’est pas moins personnel lorsqu’il répond au poème attaché à la lettre de Char : « Oui renoncer à l’enfance et impossible. Et pourtant il faut s’en séparer un jour, extérieurement au moins. Mais être un homme, subir d’être un homme et parfois, aussi, subir les hommes, quelle peine ! Coïncidence : je pensais aussi ces derniers temps à Alger et à mon enfance. Mais j’ai grandi dans des rues poussiéreuses, sur des plages sales. Nous nagions, et un peu plus loin c’était la mer pure. La vie était dure chez moi, et j’étais prodigieusement heureux, la plupart du temps ». (30 octobre 1953)
Fruit de douze ans d’échanges entre Albert et Camus ainsi que du travail de Franck Planeille, qui propose cette édition, la correspondance des deux écrivains se présente aujourd’hui en format de poche comme le carnet de bord d’une amitié, où les nombreuses expressions du respect mutuel et de la bienveillance la plus familiale encadrent quelques passages où la création littéraire s’invite au creux du prosaïque. Souvent d’ordre principalement anecdotique et matériel, le dialogue laisse la part belle à l’échange de dates de passage entre Paris et le sud de la France, à des détails sur les tirages des œuvres respectives ou conjointes des deux auteurs, ainsi qu’à des amabilités éparses. On croit deviner là tout à la fois leur gentillesse et leur détachement, tout en sentant bien que la vraie amitié et la vraie poésie se jouaient d’abord ‑ce qui semble bien naturel- dans les longues conversations les soirs d’été à l’Isle sur Sorgue, voire dans les lectures des œuvres de l’autre plutôt que dans les brefs billets envoyés pour s’enquérir d’un bon à tirer, d’un rhume ou d’un départ en voyage.
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