Je ne con­nais pas Emmanuel Moses, je n’en ai jamais enten­du par­ler (ma cul­ture est lim­itée !). Som­bre comme le temps est le pre­mier livre de lui que je lis. C’est dire que je l’ai ouvert sans préven­tion. Mais j’ai été inter­pel­lé dès les pre­mières pages par un aspect “créa­tion­niste” et par une ponc­tu­a­tion aléa­toire ou nég­li­gente… C’est alors que j’ai lu l’ar­gu­men­taire de l’édi­teur qui présente l’au­teur comme retour­nant comme un gant les images d’un quo­ti­di­en som­bre comme le temps et les ren­dant col­orées comme des cor­nets de glace… L’ensem­ble éclabousse d’al­lé­gresse et de trou­vailles. Je n’ai pas été convaincu.

    Ai-je trop lu ? Dès le pre­mier poème, me saisit une impres­sion de déjà vu, de déjà vécu, de déjà enten­du : la petitesse de l’homme dans l’u­nivers, l’é­trangeté du monde, l’éloigne­ment des choses, l’in­con­gruité de notre exis­tence quo­ti­di­enne sont des sen­ti­ments partagés… J’ai du mal à adhér­er à cet univers poé­tique. Ce “monde de sol­lic­i­tude et d’in­tel­li­gence” dont il est par­lé dans le deux­ième poème sem­ble bien éloigné de la réal­ité qui coïn­cide plutôt avec un monde d’hor­reur et d’é­goïsme : les guer­res, les crises, l’é­conomisme ambiant don­nent une couleur sin­istre au monde.

    J’ex­agère peut-être en par­lant de créa­tion­nisme. Mais les pages de ce recueil sont émail­lées de mots et d’ex­pres­sions comme créa­tures, nature créée (p 17), les oiseaux sont de “bien­heureuses créa­tures” qui gazouil­lent “La terre est à Dieu” (p 58), une créa­tion qui com­mence pour un cou­ple qui s’éloigne sur un chemin (p 69) ou encore ce vers  “Drôle de créa­ture que l’homme” (p 96)… Oui, l’homme est une drôle de créa­ture, qui n’a jamais été créée… Reste que, d’une cer­taine manière, mal­gré l’abîme qui nous sépare, je me sens proche d’Em­manuel Moses quand il écrit Tristesse noc­turne et “mes frères [qui] hurlent d’amour et de cha­grin” (p 101) ou Les ours polaires (pp 27–29), un poème qui me fait penser à Louis Calaferte qui écrit “L’é­conomie n’est pas la vie” même si je ne partage pas l’op­ti­misme de Moses : pour un ban­quier ou un homme d’af­faires qui som­bre dans la tristesse et le regret du monde naturel qu’il a con­tribué à détru­ire, com­bi­en  de jeunes qui se lèvent pour con­tin­uer l’œu­vre entre­prise, y  com­pris dans les rangs de ceux qui ont été exploités ?  Reste que je suis sen­si­ble à ce ton élé­giaque qui lui fait not­er en fin de ce poème fausse­ment naïf, ou ten­drement saint-sulpicien, qu’est Noël : “Où est l’en­fant-roi ? / Quand poussera-t-il la porte et s’a­vancera-t-il / Vers la table illu­minée ?”. Reste que j’aime ces poèmes descrip­tifs où la pein­ture est con­vo­quée : le réal­isme  en pein­ture le fait rêver, mieux, il lui fait écrire Les Moisson­neurs, Elle a peint des artichauts ou Le temps en couleurs…

    Mais je n’aime pas  cette évo­ca­tion des autodafés de Nurem­berg (du 10 mai 1933) : pourquoi ne citer que les livres saints ? Faut-il rap­pel­er à l’au­teur les ter­mes de la cir­cu­laire adressée au corps étu­di­ant et ses déc­la­ra­tions du bûch­er ? Les auteurs visés sont Marx, Kaut­sky, Freud, E M Remar­que, entre autres… Mais pas une ligne sur les livres saints… Emmanuel Moses réécrit-il l’his­toire à sa façon ou n’est-ce que sym­bol­isme ? Et alors pourquoi ce choix ? De même, je n’aime pas cette ponc­tu­a­tion aléa­toire, nég­li­gente (pour ne pas dire plus) qu’on trou­ve dans cer­tains poèmes : on a l’im­pres­sion que Moses hésite entre la sup­pres­sion de toute ponc­tu­a­tion et une ponc­tu­a­tion rigoureuse… Et je ne par­le pas de son “Dieu aime les hommes” : peut-être s’ag­it-il d’un vers à lire au deux­ième, voire au troisième degré ou de la man­i­fes­ta­tion d’un humour très noir ?

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.