Sophia Parnok, l’incontournable oubliée

Par |2025-01-07T09:26:40+01:00 6 janvier 2025|Catégories : Essais & Chroniques, Sophia Parnok|

Présen­ta­tion et tra­duc­tion Rola Younes

 

Née en 1885 à Tagan­rog, ville de natale de Tchekhov, Sophia Parnok fut poète, tra­duc­trice et cri­tique lit­téraire. Celle que l’on surnom­mait « la Sap­pho russe » est la pre­mière poétesse ouverte­ment les­bi­enne de la lit­téra­ture russe. On la con­naît aujourd’hui surtout en rai­son de sa liai­son avec Mari­na Tsve­taie­va, à qui elle a inspiré un recueil, L’Amie, ain­si que sa Let­tre à L’Amazone, mais Parnok mérite d’être con­nue pour son œuvre poé­tique très per­son­nelle. En effet, elle innove en écrivant à par­tir de ses rela­tions homo­sex­uelles per­son­nelles, à l’encontre des clichés sur le les­bian­isme qui rég­naient à l’époque, emprun­tés à la lit­téra­ture déca­dente française, tels qu’ils se man­i­fes­tent par exem­ple dans le poème de Baude­laire inti­t­ulé Femmes damnées. Par ailleurs, les femmes que Parnok évoque dans ses poèmes et à qui elle s’adresse sont des êtres incar­nés, et non pas des abstrac­tions idéal­isées comme la « belle dame » chère à Alexan­dre Blok. 




Issue d’une famille juive cul­turelle­ment assim­ilée, Parnok se con­ver­tit à l’âge adulte au chris­tian­isme ortho­doxe, et la reli­gion forme, avec l’amour les­bi­en, ses deux grands thèmes de prédilec­tion. C’est d’ailleurs pour ses poèmes religieux qu’elle subit d’abord la cen­sure du pou­voir sovié­tique, avant de per­dre toute pos­si­bil­ité de pub­li­er pen­dant les dernières années de sa vie ce qui, para­doxale­ment, libér­era sa créa­tiv­ité poétique. 

L’œuvre de Parnok est aus­si mar­quée par un grand sen­ti­ment d’urgence. Comme Tchekhov, elle se sait con­damnée par la mal­adie – dans son cas, une affec­tion auto-immune de la thy­roïde qui l’emportera en 1933, à l’âge de 48 ans. Si elle avait vécu au-delà, elle aurait peut-être été l’objet des grandes purges de 1937–1938 qui, dans le milieu lit­téraire, ont par­ti­c­ulière­ment visé les traducteurs. 




Sofia Parnok — Je t’aime dans ton immen­sité… — (poème), lec­ture d’I.N.Lyamshin

Son œuvre a été par­tielle­ment traduite en anglais dans sa biogra­phie établie par Diana Bur­gin, inti­t­ulée Sophia Parnok. The Life and Work of Russia’s Sap­pho. Nous présen­tons ici la pre­mière tra­duc­tion française de ses poèmes. Pour l’original russe, nous nous sommes appuyés sur la com­pi­la­tion effec­tuée par Sophia Poli­ako­va, dans l’édition pub­liée à Saint-Peters­bourg en 1998 par Inapress.

J’ai décou­vert l’œuvre de Sophia Parnok à Bey­routh à l’été 2024, en pleine crise du Moyen-Ori­ent. J’ai été séduite par son écri­t­ure très per­son­nelle et par l’indépendance qu’elle a tou­jours cher­ché à con­serv­er, et j’ai eu envie de faire con­naître ses poèmes. Traduire Sophia Parnok à Bey­routh entre deux bom­barde­ments était ma manière de faire un pied-de-nez à tous les belligérants.


∗∗∗

Sophia Parnok en 1922.

Моя любовь! Мой демон шалый!
Ты так костлява, что, пожалуй,
Позавтракав тобой в обед,
Сломал бы зубы людоед.

Но я не той породы грубой
(К тому ж я несколько беззуба),
А потому, не теребя,
Губами буду есть тебя!

Март 1932

Mon amour, mon démon extravagant !
Tu es si mai­gre que probablement
Le can­ni­bale qui te mangera au jour levant
Se frac­tur­era les dents.

Mais je n’ai pas cette vulgarité
(Sans compter que je suis quelque peu édentée),
Par con­séquent, sans forcer 
Des lèvres, je te mangerai !

Mars 1932

Ворвался в моё безлюдье,
Двери высадил ногой.
Победителя не судят,
Своевольник молодой!

Что ж, садись и разглагольствуй,
Будь как дома – пей и ешь,
Юное самодовольство
Нынче досыта потешь.

Опыт мой хотя и долог, –
Этот вид мне не знаком,
И любуюсь, как зоолог
Новоявленным зверьком.

Et il a déboulé dans mon malheur
Ouvrant les portes d’un coup de pied
L’histoire ne juge pas les vainqueurs
Ni les jeunes gens déterminés !

Eh bien, assieds-toi, puisque tu es là,
Par­le-moi, jeune autosatisfait,
Bois donc et mange, fais comme chez toi
Tu tran­spir­eras à volonté !

J’ai déjà une bien longue expérience
Mais je n’ai rien vu de similaire
Voilà que j’admire en femme de science
La bête apparue dans mon désert. 

В те дни младенческим напевом
Звучали первые слова,
Как гром весенний, юным гневом
Гремел над миром Егова,

И тень бросать учились кедры,
И Ева — лишь успела пасть,
И семенем кипели недра,
И мир был — Бог, и Бог — был страсть.

Своею ревностью измаял,
Огнем вливался прямо в кровь…
Ужель ты выпил всю, Израиль,
Господню первую любовь?

3 июня 1921

En ces jours-là, comme un chant de l’enfance
Les mots orig­inels résonnèrent
Foudre print­anière, ire de jouvence
Dieu ton­na au-dessus de la terre.

Eve eut seule­ment le temps de chuter
Les cèdres apprirent l’art des ténèbres
Dans les entrailles, la sève bouillait
Le monde était Dieu, Dieu était fièvre.

Et par sa jalousie il t’écartèle
Dans ton sang, il a ver­sé son feu…
Aurais-tu englouti, ô Israël
Tout le pre­mier amour de Dieu ?

3 Juin 1921

Каин

«Приобрела я человека от Господа»,
И первой улыбкой матери
На первого в мире первенца 
Улыбнулась Ева.

 «Отчего же поникло лицо твое?»
— Как жертва пылает братнина!—
И жарче той жертвы–соперницы
Запылала ревность.

Вот он, первый любовник, и проклят он,
Но разве не Каину сказано:
«Тому, кто убьет тебя, всемеро
Отмстится за это»?

 Усладительней лирного рокота
Эта речь. Ее сердце празднует.
Каин, праотец нашего племени
Безумцев — поэтов! 

Caïn

« J’ai acquis un homme avec l’Eternel »
Et Eve eut un sourire
Le pre­mier sourire maternel
Bril­la sur le pre­mier pre­mier-né du monde.

« Pourquoi ton vis­age est-il sombre ? »
Comme l’offrande brûle, frérot !
Plus ardente que l’adversaire offrande
Est la jalousie flamboyante

 Voilà le pre­mier amant, et il est maudit
Mais Dieu ne lui a‑t-il pas promis :
« Si quelqu’un, Caïn, te tuait,
Sept fois tu seras vengé » ?

Plus douce que la lyre et son chant
Cette parole que le cœur fête
Caïn, l’ancêtre de notre clan
Des fous … et des poètes ! 

Ф. Г. Раневской

Я тебе прощаю все грехи,
Не прощаю только этих двух:
Про себя читаешь ты стихи,
А целуешь вслух.

Веселись, греши и хорошей,
Только помни мой родительский наказ —
Поцелуй, мой друг, не для ушей,
Музыка, мой ангел, не для глаз.

Pour F. G. Ranevskaïa

Je te par­donne tous tes péchés
Mais je retiens les deux suivants :
Tu lis des poèmes à toi-même, cachée,
Et tes bais­ers sont trop bruyants.

Pèche et gagne en beauté en ces jours joyeux,
Ecoute seule­ment, mon enfant, ce conseil –
La musique, mon ange, n’est pas pour les yeux.
Ni le bais­er, mon amour, pour les oreilles.

В синеватой толще льда
Люди прорубили прорубь:
Рыбам и рыбешкам — продух,
Водочерпиям — вода,
Выход — путнице усталой,
Если напоследок стало
С жизнью ей не по пути, -
Если некуда идти!

26 октября 1931

Ils ont creusé un trou fumant
Dans l’épaisseur bleutée de la glace :
De l’air pour les pois­sons, petits et grands
De l’eau pour les por­teuses d’eau lasses
Et une issue pour la voyageuse fatiguée
S’il s’avère que la vie enfin 
Ne prends pas le même chemin,
Si elle n’a nulle part où aller !

26 octo­bre 1931

На исходе день невзрачный,
Наконец, пришел конец…
Мой холодный, мой прозрачный,
Стих мой, лед-ясенец!

Никому не завещаю
Я ненужное добро.
Для себя лишь засвечаю
Хрустали и серебро, -

И горит моя лампада,
Розовея изнутри…
Ну а ты, кому не надо,
Ты на пир мой не смотри…

Здесь полярный круг. Недаром
Греюсь на исходе дня
Этим сокровенным жаром
Застекленного огня.

22 ‑23 октября 1931

Voici donc enfin venue la fin
De ce jour banal déclinant
Mon vers froid, cristallin,
Et mon buis­son cryo-ardent !

Je ne lègue à per­son­ne sur terre
Mes biens inutiles, encombrants
Et c’est pour moi seule que j’éclaire
L’or, le cristal et le diamant,

Et ma lampe brûlera encore
De son intérieur rosissant
Quant à toi, qui es indifférent,
Ne regarde pas mon trésor…

Ici, au cer­cle polaire arctique
Je me chauffe, crépusculaire
A la chaleur intime et cryptique
De ce feu trans­for­mé en verre.

22–23 octo­bre 1931

Жила я долго, вольность возлюбя,
О Боге думая не больше птицы,
Лишь для полета правя свой полет…
И вспомнил обо мне Господь, — и вот
Душа во мне взметнулась, как зарница,
Все озарилось. — Я нашла тебя,
Чтоб умереть в тебе и вновь родиться
Для дней иных и для иных высот.

1924

Longtemps je vécus, éprise de liberté
Ne pen­sant pas à Dieu plus qu’un oiseau
Prenant mon envol pour le plaisir du vol
Mais le Seigneur se sou­vint de moi, et voilà
Mon âme comme l’éclair s’enflamma
Tout s’illumina. – Je t’ai trouvée,
Pour mourir en toi et renaître encore
Pour d’autres jours et d’autres sommets.

1924

Чья воля дикая над нами колдовала,
В угрюмый час, в глубокий час ночной —
Пытала ль я судьбу, судьба ль меня пытала,
Кто жизнь твою поставил предо мной?

Сердца еще полны безумством нашей ночи,
Но складка мертвая легла у рта;
Ненужные слова отрывистей, жесточе;
В глазах у нас застыла пустота…

Зловещий замысел! Отравленные краски!
Какой художник взял на полотно
Две одинокие трагические маски,
И слил два тела чуждые в одно?

1911

Quelle volon­té sauvage nous a ensorcelées
A cette heure morose de la nuit infinie
Ai-je ten­té le des­tin, ai-je été tentée,
Qui donc a posé devant moi ta vie ? 

Le cœur est plein de notre folie obscure,
Mais à ta bouche déjà se meurt une ride
Les mots inutiles sont plus cru­els et durs ;
Et dans nos yeux, déjà, gèle le vide …

Oh, des­sein funeste ! Oh, couleurs toxiques !
Quel pein­tre a représen­té sur son linceul
Deux masques soli­taires et tragiques,
Unis­sant deux corps étrangers en un seul ?

 1911

Жить, даже от себя тая,
Что я измучена, что я
Тобой, как музыкой, томима!
Жить невпопад и как-то мимо,
Но сгоряча, во весь опор,
Наперерез, наперекор, -
И так, на всем ходу, с разбегу
Сорваться прямо в смерть, как в негу!.

24 марта 1932

Vivre, en cachant même à soi
Que je suis épuisée, et par toi
Tour­men­tée, comme par la musique !
Vivre à con­tretemps, comme en oblique
Mais vivre à vif, précipitamment
A con­tre-corps, à contre-courant
Et prenant mon élan, me jeter
Dans la mort comme dans la volupté !

24 mars 1932

Евреям

Пусть притесненья, униженья,
Усилят многолетний гнет -
Они ускорят пробужденье,
И дух еврейский оживет.

Он оживет, он затрепещет,
Он всполошит всех — и тогда
Над темной бездною заблещет
Уже потухшая звезда.


бессмертен смирением своим!
Другого нет, кто бы судьбой печальной
Мог бы сравнится с ним…

 1903

Aux Hébreux

Que l’injustice et l’humiliation
S’ajoutent à l’oppression séculaire
Elles hâtent la résurrection,
De l’esprit hébreu millénaire. 

Il ressus­cit­era, tremblera,
Ebran­lera le monde — au-dessus
De l’abîme som­bre, brillera
L’étoile déjà révolue.


Immor­tel par son humilité !
Il n’y a nul dont le triste destin
Puisse être com­paré au sien…

1903

Мне кажется, нам было бы с тобой
Так нежно, так остро, так нестерпимо.
Не оттого ль в строптивости тупой,
Не откликаясь, ты проходишь мимо?

И лучше так! Пускай же хлынет мгла,
И ночь разверзнется еще бездонней, -
А то я умереть бы не могла:
Я жизнь пила бы из твоих ладоней!

Какие б сны нам снились наяву,
Какою музыкой бы нас качало -
Как лодочку качает у причала!..
Но полно. Проходи. Я не зову.

Март 1932

Ce qu’ensemble nous auri­ons vécu, je crois,
Si ten­dre, si vif, si insoutenablement…
Est-ce pourquoi tu pass­es ain­si devant moi
Sans me répon­dre, par stu­pide entêtement ?

Et tant mieux ! Lais­sons les ténèbres rugir
Et que la nuit devi­enne encore plus infinie
Car autrement, je ne pour­rais pas mourir :
Je boirais à même tes deux paumes la vie.

Quels rêves se seraient réal­isés – ah !
Quelle musique nous aurait alors bercé
Tout comme les flots bercent le bateau à quai
Mais soit. Passe donc. Je ne t’appelle pas.

Mars 1932

La tra­duc­trice, Rola Younes, après avoir enseigné la philoso­phie pen­dant plusieurs années, s’est réori­en­tée vers l’écriture et la traduction. 




Présentation de l’auteur

Sophia Parnok

Poète, jour­nal­iste et tra­duc­trice russe. Dès l’âge de six ans, elle a écrit des poèmes dans un style très dif­férent des poètes pré­dom­i­nants de son époque, révélant plutôt son pro­pre sens de la Russie, de l’i­den­tité juive et du les­bian­isme. Out­re son œuvre lit­téraire, elle a tra­vail­lé comme jour­nal­iste sous le nom de plume d’An­drei Polian­in. On l’a surnom­mée la « Sap­pho russe », car elle a écrit ouverte­ment sur ses sept rela­tions lesbiennes.

Sonya Yakovlev­na Parnokh est née dans une famille aisée de juifs pro­fes­sion­nels dans une ville de province située à l’ex­térieur du Pale of Set­tle­ment. Sa mère est décédée après avoir don­né nais­sance à ses jumeaux et elle a été élevée par son père et sa belle-mère, ce qui lui a don­né l’im­pres­sion de man­quer de sou­tien affec­tif pen­dant son enfance. Dès son plus jeune âge, elle écrit des poèmes et recon­naît sa sin­gu­lar­ité — son les­bian­isme, sa mal­adie de Base­dow et sa reli­gion — qui la dis­tingue de ses pairs.

Après avoir ter­miné ses études au lycée Mari­in­skaya en 1894, Parnokh tente d’é­tudi­er la musique à Genève, mais elle manque de moti­va­tion et retourne rapi­de­ment à Moscou. Pour se sous­traire à l’emprise de son père et à sa dépen­dance finan­cière, elle pub­lie son pre­mier recueil de poèmes en 1906 sous le pseu­do­nyme de Sophia Parnok et épouse Vladimir Volken­stein en 1907. Deux ans plus tard, le mariage échoue et elle com­mence à tra­vailler comme journaliste.

Deux ans plus tard, le mariage échoue et elle com­mence à tra­vailler comme journaliste.

À par­tir de 1913, Parnok n’a plus que des rela­tions avec des femmes et utilise ces rela­tions amoureuses pour ali­menter sa créa­tiv­ité. Dans une suc­ces­sion de rela­tions avec Mari­na Tsve­tae­va, Lyud­mi­la Erarskaya, Olga Tsuber­biller, Maria Mak­sako­va et Nina Vedeneye­va, ses mus­es la poussent à pub­li­er cinq recueils de poésie et à écrire plusieurs livrets d’opéra, avant que sa mal­adie ne l’emporte en 1933.

Inter­dite de pub­li­ca­tion après 1928, l’œu­vre de Parnok est tombée dans l’ou­bli jusqu’à la fin de la péri­ode sovié­tique. Depuis lors, les recherch­es se sont mul­ti­pliées et ses œuvres ont été pub­liées pour la pre­mière fois en 1979. Alors que les chercheurs se sont con­cen­trés sur sa rela­tion influ­ente avec Tsve­tae­va, ses meilleures œuvres sont désor­mais recon­nues comme étant celles écrites à par­tir de 1928.

Bibliographie

_ Stikhotvoreni­ja (Poèmes), 1916

_ Rozy Pierii (Les Ros­es de la Piérie), 1922

_ Loza (Pam­pre), 1922

_ Muzi­ka (Musique), 1926

_ Vpol­go­losa (A mi-voix), 1928





Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Sophia Parnok, l’incontournable oubliée

Présen­ta­tion et tra­duc­tion Rola Younes   Née en 1885 à Tagan­rog, ville de natale de Tchekhov, Sophia Parnok fut poète, tra­duc­trice et cri­tique lit­téraire. Celle que l’on surnom­mait « la Sap­pho russe » […]

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