Sophia Parnok, l’incontournable oubliée

Présentation et traduction Rola Younes

 

Née en 1885 à Taganrog, ville de natale de Tchekhov, Sophia Parnok fut poète, traductrice et critique littéraire. Celle que l’on surnommait « la Sappho russe » est la première poétesse ouvertement lesbienne de la littérature russe. On la connaît aujourd’hui surtout en raison de sa liaison avec Marina Tsvetaieva, à qui elle a inspiré un recueil, L’Amie, ainsi que sa Lettre à L’Amazone, mais Parnok mérite d’être connue pour son œuvre poétique très personnelle. En effet, elle innove en écrivant à partir de ses relations homosexuelles personnelles, à l’encontre des clichés sur le lesbianisme qui régnaient à l’époque, empruntés à la littérature décadente française, tels qu’ils se manifestent par exemple dans le poème de Baudelaire intitulé Femmes damnées. Par ailleurs, les femmes que Parnok évoque dans ses poèmes et à qui elle s’adresse sont des êtres incarnés, et non pas des abstractions idéalisées comme la « belle dame » chère à Alexandre Blok. 




Issue d’une famille juive culturellement assimilée, Parnok se convertit à l’âge adulte au christianisme orthodoxe, et la religion forme, avec l’amour lesbien, ses deux grands thèmes de prédilection. C’est d’ailleurs pour ses poèmes religieux qu’elle subit d’abord la censure du pouvoir soviétique, avant de perdre toute possibilité de publier pendant les dernières années de sa vie ce qui, paradoxalement, libérera sa créativité poétique. 

L’œuvre de Parnok est aussi marquée par un grand sentiment d’urgence. Comme Tchekhov, elle se sait condamnée par la maladie – dans son cas, une affection auto-immune de la thyroïde qui l’emportera en 1933, à l’âge de 48 ans. Si elle avait vécu au-delà, elle aurait peut-être été l’objet des grandes purges de 1937-1938 qui, dans le milieu littéraire, ont particulièrement visé les traducteurs. 




Sofia Parnok - Je t'aime dans ton immensité... - (poème), lecture d'I.N.Lyamshin

Son œuvre a été partiellement traduite en anglais dans sa biographie établie par Diana Burgin, intitulée Sophia Parnok. The Life and Work of Russia’s Sappho. Nous présentons ici la première traduction française de ses poèmes. Pour l’original russe, nous nous sommes appuyés sur la compilation effectuée par Sophia Poliakova, dans l’édition publiée à Saint-Petersbourg en 1998 par Inapress.

J’ai découvert l’œuvre de Sophia Parnok à Beyrouth à l’été 2024, en pleine crise du Moyen-Orient. J’ai été séduite par son écriture très personnelle et par l’indépendance qu’elle a toujours cherché à conserver, et j’ai eu envie de faire connaître ses poèmes. Traduire Sophia Parnok à Beyrouth entre deux bombardements était ma manière de faire un pied-de-nez à tous les belligérants.


∗∗∗

Sophia Parnok en 1922.

Моя любовь! Мой демон шалый!
Ты так костлява, что, пожалуй,
Позавтракав тобой в обед,
Сломал бы зубы людоед.

Но я не той породы грубой
(К тому ж я несколько беззуба),
А потому, не теребя,
Губами буду есть тебя!

Март 1932

Mon amour, mon démon extravagant !
Tu es si maigre que probablement
Le cannibale qui te mangera au jour levant
Se fracturera les dents.

Mais je n’ai pas cette vulgarité
(Sans compter que je suis quelque peu édentée),
Par conséquent, sans forcer 
Des lèvres, je te mangerai !

Mars 1932

Ворвался в моё безлюдье,
Двери высадил ногой.
Победителя не судят,
Своевольник молодой!

Что ж, садись и разглагольствуй,
Будь как дома – пей и ешь,
Юное самодовольство
Нынче досыта потешь.

Опыт мой хотя и долог, –
Этот вид мне не знаком,
И любуюсь, как зоолог
Новоявленным зверьком.

Et il a déboulé dans mon malheur
Ouvrant les portes d’un coup de pied
L’histoire ne juge pas les vainqueurs
Ni les jeunes gens déterminés !

Eh bien, assieds-toi, puisque tu es là,
Parle-moi, jeune autosatisfait,
Bois donc et mange, fais comme chez toi
Tu transpireras à volonté !

J’ai déjà une bien longue expérience
Mais je n’ai rien vu de similaire
Voilà que j’admire en femme de science
La bête apparue dans mon désert.

В те дни младенческим напевом
Звучали первые слова,
Как гром весенний, юным гневом
Гремел над миром Егова,

И тень бросать учились кедры,
И Ева - лишь успела пасть,
И семенем кипели недра,
И мир был - Бог, и Бог - был страсть.

Своею ревностью измаял,
Огнем вливался прямо в кровь...
Ужель ты выпил всю, Израиль,
Господню первую любовь?

3 июня 1921

En ces jours-là, comme un chant de l’enfance
Les mots originels résonnèrent
Foudre printanière, ire de jouvence
Dieu tonna au-dessus de la terre.

Eve eut seulement le temps de chuter
Les cèdres apprirent l’art des ténèbres
Dans les entrailles, la sève bouillait
Le monde était Dieu, Dieu était fièvre.

Et par sa jalousie il t’écartèle
Dans ton sang, il a versé son feu…
Aurais-tu englouti, ô Israël
Tout le premier amour de Dieu ?

3 Juin 1921

Каин

«Приобрела я человека от Господа»,
И первой улыбкой матери
На первого в мире первенца 
Улыбнулась Ева.

 «Отчего же поникло лицо твое?»
— Как жертва пылает братнина!—
И жарче той жертвы–соперницы
Запылала ревность.

Вот он, первый любовник, и проклят он,
Но разве не Каину сказано:
«Тому, кто убьет тебя, всемеро
Отмстится за это»?

 Усладительней лирного рокота
Эта речь. Ее сердце празднует.
Каин, праотец нашего племени
Безумцев — поэтов!

Caïn

« J’ai acquis un homme avec l’Eternel »
Et Eve eut un sourire
Le premier sourire maternel
Brilla sur le premier premier-né du monde.

« Pourquoi ton visage est-il sombre ? »
Comme l’offrande brûle, frérot !
Plus ardente que l’adversaire offrande
Est la jalousie flamboyante

 Voilà le premier amant, et il est maudit
Mais Dieu ne lui a-t-il pas promis :
« Si quelqu'un, Caïn, te tuait,
Sept fois tu seras vengé » ?

Plus douce que la lyre et son chant
Cette parole que le cœur fête
Caïn, l’ancêtre de notre clan
Des fous … et des poètes ! 

Ф. Г. Раневской

Я тебе прощаю все грехи,
Не прощаю только этих двух:
Про себя читаешь ты стихи,
А целуешь вслух.

Веселись, греши и хорошей,
Только помни мой родительский наказ —
Поцелуй, мой друг, не для ушей,
Музыка, мой ангел, не для глаз.

Pour F. G. Ranevskaïa

Je te pardonne tous tes péchés
Mais je retiens les deux suivants :
Tu lis des poèmes à toi-même, cachée,
Et tes baisers sont trop bruyants.

Pèche et gagne en beauté en ces jours joyeux,
Ecoute seulement, mon enfant, ce conseil –
La musique, mon ange, n’est pas pour les yeux.
Ni le baiser, mon amour, pour les oreilles.

В синеватой толще льда
Люди прорубили прорубь:
Рыбам и рыбешкам - продух,
Водочерпиям - вода,
Выход - путнице усталой,
Если напоследок стало
С жизнью ей не по пути, -
Если некуда идти!

26 октября 1931

Ils ont creusé un trou fumant
Dans l’épaisseur bleutée de la glace :
De l’air pour les poissons, petits et grands
De l’eau pour les porteuses d’eau lasses
Et une issue pour la voyageuse fatiguée
S’il s’avère que la vie enfin 
Ne prends pas le même chemin,
Si elle n’a nulle part où aller !

26 octobre 1931

На исходе день невзрачный,
Наконец, пришел конец...
Мой холодный, мой прозрачный,
Стих мой, лед-ясенец!

Никому не завещаю
Я ненужное добро.
Для себя лишь засвечаю
Хрустали и серебро, -

И горит моя лампада,
Розовея изнутри...
Ну а ты, кому не надо,
Ты на пир мой не смотри...

Здесь полярный круг. Недаром
Греюсь на исходе дня
Этим сокровенным жаром
Застекленного огня.

22 -23 октября 1931

Voici donc enfin venue la fin
De ce jour banal déclinant
Mon vers froid, cristallin,
Et mon buisson cryo-ardent !

Je ne lègue à personne sur terre
Mes biens inutiles, encombrants
Et c’est pour moi seule que j’éclaire
L’or, le cristal et le diamant,

Et ma lampe brûlera encore
De son intérieur rosissant
Quant à toi, qui es indifférent,
Ne regarde pas mon trésor…

Ici, au cercle polaire arctique
Je me chauffe, crépusculaire
A la chaleur intime et cryptique
De ce feu transformé en verre.

22-23 octobre 1931

Жила я долго, вольность возлюбя,
О Боге думая не больше птицы,
Лишь для полета правя свой полет...
И вспомнил обо мне Господь, - и вот
Душа во мне взметнулась, как зарница,
Все озарилось. - Я нашла тебя,
Чтоб умереть в тебе и вновь родиться
Для дней иных и для иных высот.

1924

Longtemps je vécus, éprise de liberté
Ne pensant pas à Dieu plus qu’un oiseau
Prenant mon envol pour le plaisir du vol
Mais le Seigneur se souvint de moi, et voilà
Mon âme comme l’éclair s’enflamma
Tout s’illumina. – Je t’ai trouvée,
Pour mourir en toi et renaître encore
Pour d’autres jours et d’autres sommets.

1924

Чья воля дикая над нами колдовала,
В угрюмый час, в глубокий час ночной —
Пытала ль я судьбу, судьба ль меня пытала,
Кто жизнь твою поставил предо мной?

Сердца еще полны безумством нашей ночи,
Но складка мертвая легла у рта;
Ненужные слова отрывистей, жесточе;
В глазах у нас застыла пустота...

Зловещий замысел! Отравленные краски!
Какой художник взял на полотно
Две одинокие трагические маски,
И слил два тела чуждые в одно?

1911

Quelle volonté sauvage nous a ensorcelées
A cette heure morose de la nuit infinie
Ai-je tenté le destin, ai-je été tentée,
Qui donc a posé devant moi ta vie ? 

Le cœur est plein de notre folie obscure,
Mais à ta bouche déjà se meurt une ride
Les mots inutiles sont plus cruels et durs ;
Et dans nos yeux, déjà, gèle le vide …

Oh, dessein funeste ! Oh, couleurs toxiques !
Quel peintre a représenté sur son linceul
Deux masques solitaires et tragiques,
Unissant deux corps étrangers en un seul ?

 1911

Жить, даже от себя тая,
Что я измучена, что я
Тобой, как музыкой, томима!
Жить невпопад и как-то мимо,
Но сгоряча, во весь опор,
Наперерез, наперекор, -
И так, на всем ходу, с разбегу
Сорваться прямо в смерть, как в негу!.

24 марта 1932

Vivre, en cachant même à soi
Que je suis épuisée, et par toi
Tourmentée, comme par la musique !
Vivre à contretemps, comme en oblique
Mais vivre à vif, précipitamment
A contre-corps, à contre-courant
Et prenant mon élan, me jeter
Dans la mort comme dans la volupté !

24 mars 1932

Евреям

Пусть притесненья, униженья,
Усилят многолетний гнет -
Они ускорят пробужденье,
И дух еврейский оживет.

Он оживет, он затрепещет,
Он всполошит всех - и тогда
Над темной бездною заблещет
Уже потухшая звезда.


бессмертен смирением своим!
Другого нет, кто бы судьбой печальной
Мог бы сравнится с ним...

 1903

Aux Hébreux

Que l’injustice et l’humiliation
S’ajoutent à l’oppression séculaire
Elles hâtent la résurrection,
De l’esprit hébreu millénaire. 

Il ressuscitera, tremblera,
Ebranlera le monde - au-dessus
De l’abîme sombre, brillera
L’étoile déjà révolue.


Immortel par son humilité !
Il n’y a nul dont le triste destin
Puisse être comparé au sien…

1903

Мне кажется, нам было бы с тобой
Так нежно, так остро, так нестерпимо.
Не оттого ль в строптивости тупой,
Не откликаясь, ты проходишь мимо?

И лучше так! Пускай же хлынет мгла,
И ночь разверзнется еще бездонней, -
А то я умереть бы не могла:
Я жизнь пила бы из твоих ладоней!

Какие б сны нам снились наяву,
Какою музыкой бы нас качало -
Как лодочку качает у причала!..
Но полно. Проходи. Я не зову.

Март 1932

Ce qu’ensemble nous aurions vécu, je crois,
Si tendre, si vif, si insoutenablement…
Est-ce pourquoi tu passes ainsi devant moi
Sans me répondre, par stupide entêtement ?

Et tant mieux ! Laissons les ténèbres rugir
Et que la nuit devienne encore plus infinie
Car autrement, je ne pourrais pas mourir :
Je boirais à même tes deux paumes la vie.

Quels rêves se seraient réalisés – ah !
Quelle musique nous aurait alors bercé
Tout comme les flots bercent le bateau à quai
Mais soit. Passe donc. Je ne t’appelle pas.

Mars 1932

La traductrice, Rola Younes, après avoir enseigné la philosophie pendant plusieurs années, s’est réorientée vers l’écriture et la traduction.  




Présentation de l’auteur

Sophia Parnok

Poète, journaliste et traductrice russe. Dès l'âge de six ans, elle a écrit des poèmes dans un style très différent des poètes prédominants de son époque, révélant plutôt son propre sens de la Russie, de l'identité juive et du lesbianisme. Outre son œuvre littéraire, elle a travaillé comme journaliste sous le nom de plume d'Andrei Polianin. On l'a surnommée la « Sappho russe », car elle a écrit ouvertement sur ses sept relations lesbiennes.

Sonya Yakovlevna Parnokh est née dans une famille aisée de juifs professionnels dans une ville de province située à l'extérieur du Pale of Settlement. Sa mère est décédée après avoir donné naissance à ses jumeaux et elle a été élevée par son père et sa belle-mère, ce qui lui a donné l'impression de manquer de soutien affectif pendant son enfance. Dès son plus jeune âge, elle écrit des poèmes et reconnaît sa singularité - son lesbianisme, sa maladie de Basedow et sa religion - qui la distingue de ses pairs.

Après avoir terminé ses études au lycée Mariinskaya en 1894, Parnokh tente d'étudier la musique à Genève, mais elle manque de motivation et retourne rapidement à Moscou. Pour se soustraire à l'emprise de son père et à sa dépendance financière, elle publie son premier recueil de poèmes en 1906 sous le pseudonyme de Sophia Parnok et épouse Vladimir Volkenstein en 1907. Deux ans plus tard, le mariage échoue et elle commence à travailler comme journaliste.

Deux ans plus tard, le mariage échoue et elle commence à travailler comme journaliste.

À partir de 1913, Parnok n'a plus que des relations avec des femmes et utilise ces relations amoureuses pour alimenter sa créativité. Dans une succession de relations avec Marina Tsvetaeva, Lyudmila Erarskaya, Olga Tsuberbiller, Maria Maksakova et Nina Vedeneyeva, ses muses la poussent à publier cinq recueils de poésie et à écrire plusieurs livrets d'opéra, avant que sa maladie ne l'emporte en 1933.

Interdite de publication après 1928, l'œuvre de Parnok est tombée dans l'oubli jusqu'à la fin de la période soviétique. Depuis lors, les recherches se sont multipliées et ses œuvres ont été publiées pour la première fois en 1979. Alors que les chercheurs se sont concentrés sur sa relation influente avec Tsvetaeva, ses meilleures œuvres sont désormais reconnues comme étant celles écrites à partir de 1928.

Bibliographie

_ Stikhotvorenija (Poèmes), 1916

_ Rozy Pierii (Les Roses de la Piérie), 1922

_ Loza (Pampre), 1922

_ Muzika (Musique), 1926

_ Vpolgolosa (A mi-voix), 1928





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