Etre poète, c’est avoir un espace de création qui vous est propre, une poétique intensément réfléchie, c’est parfois « vivre en poète » : il s’agit de présenter au monde une figure distincte. Il faut pour cela innover.
Y aurait-il dès lors quelque utilité à se confronter aux grands esprits des siècles passés dont le contact puisse être une invitation à se remettre en question ? Une voix susurre qu’à toute époque – et encore plus, peut-être, dans les temps que nous traversons – le temps qui reste est court et qu’il faut le consacrer à la fréquentation de grands prédécesseurs. Jeune ou vieux, Picasso copie et recopie Velasquez. Ici, l’inspirateur sera Kierkegaard.
Kierkegaard est connu comme philosophe et théologien plutôt que comme poète. Cependant sa réflexion ainsi que son écriture évoquent à maintes reprises la figure du poète, le lieu de la poésie, la définition d’une poétique et ce qu’est vivre poétiquement en découvrant dans son existence les motifs, mais aussi les mobiles, d’une poésie.
Même si lui-même s’est abreuvé aux sources du romantisme, sa propre recherche du vrai confère à sa vision de la poésie une tonalité moderne.
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Motifs romantiques, tonalité moderne
Que Kierkegaard s’inscrive dès ses débuts dans la lignée romantique, on en jugera par ceci :
Mon chagrin est mon château, perché comme un nid d’aigles à la cime des monts, parmi les nuages ; personne ne peut l’assaillir. C’est de là que je m’envole pour descendre dans la réalité et saisir ma proie. Mais je ne reste pas en bas, je rapporte ma proie chez moi, et cette proie, c’est un motif que j’insère dans les motifs des tapisseries de mon château. Alors je vis comme un mort. Tout ce qui a été vécu, je le plonge dans le baptême de l’oubli pour l’éternité du souvenir. Tout ce qui est fini et accidentel est oublié et effacé ; Alors, je demeure comme un vieillard grisonnant, pensif, et j’explique les motifs d’une voix douce, presque chuchotante, et à mes côtés siège un enfant qui écoute, bien qu’il se rappelle tout avant que je l’aie raconté.1
Ce texte, qui a toute l’allure d’un poème en prose, est issu des Diapsalmata (Refrains de psaumes)2. Le titre est suggestif : il évoque une composition qui serait une succession d’intermèdes et se tiendrait ainsi à la limite de l’écriture et du chant. C’est par ce recueil d’aphorismes que s’inaugure la carrière littéraire de Kierkegaard. Dès cet extrait, un terme retient l’attention, celui de motif. Qu’il soit pris au sens pictural d’ornement ou bien sous son acception de phrase musicale, le terme suggère des dessins ou des schèmes dont la répétition, même irrégulière, assure l’unité de l’ouvrage. Rien n’est plus approprié que cette recherche de cohérence pour un recueil de fragments dont Kierkegaard affirme que leur succession tient au hasard et qu’ils peuvent se contredire. Le terme de diapsalmata est en harmonie avec l’orientation d’une publication en deux parties dont la première est censée avoir été trouvée dans les papiers de A, tenant d’un mode de vie esthétique, tandis que la seconde, due à la plume de B, concerne l’éthique.
Le propre du poète, selon l’extrait cité, est de rapporter de ses randonnées des motifs et, inspiré par eux, de tisser ses tapisseries. Ceux qu’il énumère s’inscrivent bien dans l’imagerie romantique du poète mélancolique vivant dans un décor gothique fait d’un château perché, d’oiseau de proie, de tapisseries. Ce sont des motifs énigmatiques dont il convient de déchiffrer le sens par une sorte d’alchimie « baptismale » qui sélectionne par l’oubli ce qui demeurera dans le souvenir – et que mène un doublon de vieillard grisonnant et de poète-enfant héritier d’Ossian. Alors celui qui dit « je vis comme un mort » est introduit dans « l’éternité du souvenir ». S’accumulent ainsi des alliances de contraires : vie et mort, aigle et seigneur, oubli et souvenir, vieillard et enfant. Planent des ombres d’oxymores, signes avérés d’une présence sacrée.
Soren Kierkegaard, What is the poet ? Khurram Ellahi (Social Scientist)
Le personnage des Diapsalmata que Kierkegaard appelle A, affiche les traits distinctifs du poète romantique : tourments dans le cœur, musique sur les lèvres. My sorrow is my castle : son confident le plus intime est sa mélancolie (d’où il tire parfois un sens certain du comique). Tel Apis éclairé par la lune dès sa conception, il se bat contre des figures nocturnes, pâles, exsangues. La topologie romantique est ainsi surreprésentée, et ce jusqu’au goût de A pour le cor, évocation moyenâgeuse. Du cor il retient, là encore, « ses motifs pleins de poésie » : l’intensité du son en signale la distance et obéit ainsi au précepte de Novalis : « à distance, tout devient poésie » ; de surcroît, on n’est jamais sûr de tirer du cor le même son, il est imprévisible comme se doit de l’être la voix du poète.
Outre l’imprévisibilité des motifs, une autre chose donne à ce diapsalma une tonalité moderne, c’est la notation « je m’envole pour descendre dans la réalité ». Or la réalité s’oppose au souvenir et le souvenir est néfaste. Qui s’enferme dans le souvenir, on l’a vu, est tel un mort, déjà entré dans l’éternité : il est un mort-vivant. Une poésie fondée sur le seul souvenir mythifie, mystifie et s’épuise : « mon âme est atone et sans forces, (…) mon âme a perdu le sens du possible »3. Au lieu d’être habité de tous les désirs que la vie suscite, l’esprit – par la force de l’oubli qui est la contrepartie du souvenir – se concentre sur le premier désir, voudrait revenir à cet éden et s’y cantonner. Le réel cède la place au rêve. Ainsi passe-t-on à côté de la beauté du monde et de sa réalité :
Le soleil brille, beau et gai, dans ma chambre ; la fenêtre de la pièce voisine est ouverte ; dans la rue, tout est tranquille, c’est dimanche après-midi ; j’entends nettement devant la fenêtre d’une cour voisine – la fenêtre où habite la belle jeune fille – une alouette lancer ses trilles ; là-bas, dans une rue éloignée, j’entends un homme qui crie pour vendre ses crevettes. L’air est très chaud, et pourtant la ville entière est comme morte. – Alors, je me rappelle ma jeunesse et mon premier amour – en ce temps-là, j’étais plein de désirs ; maintenant, je ne désire plus que mon premier désir. Qu’est-ce que la jeunesse ? Un rêve.4
L’intéressant : vérité de l’instant ou vérité dans la durée
Pourtant un personnage entend vivre poétiquement, échapper à la tutelle du souvenir et trouver l’intéressant dans la vie qu’il mène. Tels sont ses mobiles. Par une sorte d’adieu au romantisme, il rejette toute nostalgie. Il s’agit de Joannes, le héros du Journal du séducteur. L’intéressant se situe à la frontière de deux modes de vie, l’esthétique et l’éthique. C’est là que l’auteur du Journal s’est fixé pour tâche de représenter le vécu en son point de plus haute tension dramatique – et non dans sa durée. Son récit est rédigé « au subjonctif » en ce que, loin d’énoncer les choses telles qu’elles sont, il les plonge dans un bain d’irréalité ou d’incertitude. Ce que son écriture comporte de poétique n’appartient pas stricto sensu à la réalité. Elle a néanmoins fort à faire avec elle ; car la vie réelle est là comme un stimulant de l’exaltation poétique. Le monde de la poésie est pour lui celui du pathos – c’est-à-dire de la passion douloureuse –, du verbe déchaîné et, s’il est dramaturge, de l’arbitraire de la fiction.
Cependant, écrit Kierkegaard, « la vérité dans la vie, le poète a le droit de la représenter, et il a raison de le faire. »5 Mais la difficulté est celle-ci : de même que la nature prend le plus court chemin pour nous impressionner par sa beauté, de même la représentation artistique écourte pour nous les longueurs d’une chronique vraie afin de nous satisfaire au plus tôt du moment de son achèvement. Plus grande est cette concentration dans le moment, plus fort est son effet esthétique. Telle la nature soudain présente sous nos yeux, l’instant poétique nous saisit tout entier ; d’où la hâte vers le moment de la possession.
Dans le domaine éthique toutefois, la difficulté que rencontre le poète à témoigner du vrai tient à sa réticence à appréhender la durée. Tandis que le dramaturge décrit l’orgueil à son point extrême, la constance de l’humilité suscite l’ennui. Ainsi en va-t-il de l’amour conjugal en sa stabilité si on la compare à l’élan de l’amour romantique ; ou encore de la résilience en regard du courage plein de fougue.
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“L’Art dans ses rapports avec l’angoisse”, analyse et débat avec Paul Ricœur et Jean Starobinski. Emission Des idées et des hommes. Première diffusion le 0519/09/1953 — RTF.
Si la poésie est bornée, c’est par son exigence d’intensité poétique ; elle demeure incapable de représenter ce dont la vérité est la succession temporelle. Ce n’est pas qu’elle ne puisse décrire fidèlement une suite de moments, mais elle ne produit le maximum de son éclat que dans la fulgurance.
Cependant, écrit Kierkegaard, « la vérité dans la vie, le poète a le droit de la représenter, et il a raison de le faire. »5 Mais la difficulté est celle-ci : de même que la nature prend le plus court chemin pour nous impressionner par sa beauté, de même la représentation artistique écourte pour nous les longueurs d’une chronique vraie afin de nous satisfaire au plus tôt du moment de son achèvement. Plus grande est cette concentration dans le moment, plus fort est son effet esthétique. Telle la nature soudain présente sous nos yeux, l’instant poétique nous saisit tout entier ; d’où la hâte vers le moment de la possession.
Dans le domaine éthique toutefois, la difficulté que rencontre le poète à témoigner du vrai tient à sa réticence à appréhender la durée. Tandis que le dramaturge décrit l’orgueil à son point extrême, la constance de l’humilité suscite l’ennui. Ainsi en va-t-il de l’amour conjugal en sa stabilité si on la compare à l’élan de l’amour romantique ; ou encore de la résilience en regard du courage plein de fougue. Si la poésie est bornée, c’est par son exigence d’intensité poétique ; elle demeure incapable de représenter ce dont la vérité est la succession temporelle. Ce n’est pas qu’elle ne puisse décrire fidèlement une suite de moments, mais elle ne produit le maximum de son éclat que dans la fulgurance.
Le poète : un être se portant aux confins
Fulgurante, ne l’est-elle pas forcément dès lors qu’elle se doit de reproduire l’instant, non plus seulement celui de l’émotion à son paroxysme, mais l’instant décisif, celui de la rupture entre un avant et un après, ou encore celui d’épiphanies qui réorientent le cours d’une vie ? Il n’y a pas tant d’évènements dans une existence qui en changent le tracé. Pour les appréhender, il faut le courage de l’araignée quand, d’un point fixe, elle se précipite dans le vide où elle ne peut trouver de point d’appui. Il en va ainsi du poète. Devant lui, constamment, un espace vide ; ce qui le pousse de l’avant, dit sans autre précision le personnage A des Diapsalmata, est « une conséquence située derrière lui ». Est-ce dans un moment de vertige qu’il décide d’être poète – avec la tentation démiurgique que cette décision charrie ?
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Gilles Deleuze, sur l’acte de création
Son saut dans le vide peut demeurer strictement esthétique : il peut être tenté de « faire de sa vie une œuvre d’art »6. Ainsi voit-on ce poète esthète, d’une part chercher avant tout dans la réalité ce qui relève d’une jouissance esthétique et, d’autre part, faire de sa personnalité une figure esthétique dont il jouit, « totalement épris de soi-même ». C’est, note Kierkegaard, « une manifestation du sujet débridé dans son néant, lui aussi sans limites ». Il peut dans cette exaltation rencontrer un certain succès auprès, dit Kierkegaard, des « petites filles » qui s’exclament : « Ce qu’il dit, c’est beau, oh ! Si beau ! ». A un réel qui demeure encore pour lui inaccessible, le poète substitue une « illusion exaltée ». Prédomine le culte d’une beauté sans objet, où la poésie est un enjolivement qui prétend « faire d’un arbitraire poétique une sorte de réalité ».
Le résultat esthétique qu’obtient ainsi le poète est purement extérieur, il est fait pour être affiché. Mais la rupture dans l’existence que provoque le choix d’être poète peut conduire celui-ci à la recherche d’un résultat éthique qui, lui, est moins susceptible d’être montré. Si le poète est dramaturge, son intrigue se fondera souvent sur une énigme à contenu éthique à laquelle son héros se confronte. Ou bien si, allant plus loin, c’est dans son existence même que se scrute l’énigme, le poète y cherchera une vérité qui peut se définir comme ‘dévoilement de la réalité : la justification du sens même de son existence. Mais c’est une vérité cachée et c’est alors qu’il se portera aux confins du religieux :
Mon poète trouve une justification précisément par le fait que l’existence l’absout à l’instant où il veut comme s’anéantir lui-même. Son âme acquiert alors un accent religieux, et c’est ce qui le porte proprement, bien que sans jamais percer. […] Il garde ce sentiment religieux comme un secret qu’il ne peut expliquer, alors que ce secret l’aide à expliquer poétiquement la réalité7.
Cette introduction du religieux dans le domaine de la création peut paraître surannée. Pourtant le regard que Kierkegaard porte ainsi sur l’activité artistique frappe par sa perspicacité : il est foncièrement actuel tant par ce qu’il dénonce que parce qu’il énonce.
Dénonciation : par l’acuité du regard porté sur l’art
Facticité – Prenons par exemple un Diapsalma où Kierkegaard, décrivant la démarche d’un peintre, se moque du caractère factice de son « art » :
Il ressemble, ce résultat, au tableau de cet artiste qui était censé peindre le passage de la mer Rouge par les Juifs et qui, à cette fin, peignit tout le mur en rouge en expliquant que les Juifs avaient traversé et que les Egyptiens s’étaient noyés.8
De cette courte notation trois choses font tout le sel pour le « regardeur » contemporain. D’abord, l’artiste commence par annexer une couleur : ici c’est le rouge (ni le bleu ni le noir). Ensuite, ce qui fonde l’œuvre n’est plus ce qu’elle représente, mais la glose qui l’accompagne ; ainsi, de nos jours, voit-on les visiteurs d’une exposition photographier avec soin la notice collée près du tableau. Ce qui se rencontre plus rarement, c’est l’artiste désolé s’exclamant avec Kierkegaard : Le résultat de ma vie n’est strictement rien, c’est une ambiance, une simple couleur. Cependant cette exclamation n’a‑t-elle pas elle aussi un caractère prophétique (et instructif) ? : le peintre Gerhard Richter, on l’a vu, souligne la faculté qu’a la peinture abstraite de « créer une atmosphère ».
Art conceptuel – Sur un mode analogue, Kierkegaard se livre à une critique de ce qui peut nous apparaître comme celle d’un art purement conceptuel, soit qu’il repose sur une virtuosité technique vide de sens, soit qu’il joue au pur esprit de par son abstraction ou son hermétisme, ou encore en raison de sa tendance au solipsisme :
Plus vite [ces productions] ont été achevées quant à leur forme, plus vite elles se sont consumées en elles-mêmes ; plus l’habileté technique a tendu au plus haut degré de virtuosité, plus celle-ci a été fugace, […] manquant de résistance face au souffle du temps, et ne cessant de poser des exigences de plus en plus grandes à être le plus pur esprit9.
Enigme vs Plénitude – Habité par l’assentiment plutôt que par la satire, Kierkegaard peut aussi établir une distinction entre un art fondé sur l’énigme, c’est-à-dire une absence, et un art marqué par la plénitude d’une présence réelle des choses, des sentiments, des perceptions : célébration heureuse d’un monde voulu par la divinité à qui l’artiste, par sa liberté et par son enthousiasme, « vient en aide » :
Il est tant de grâces, je voudrais réellement compter aussi parmi elles cette franchise, cette confiance, cette foi en la réalité et cette éternelle nécessité par quoi le beau triomphe, ainsi que cette félicité qui réside en la liberté, par quoi l’individu vient en aide à Dieu10.
Cette idée d’un individu qui « vient en aide à Dieu » est d’une étonnante modernité11. Et cette distinction entre poésie de la plénitude et poésie de l’énigme structure une bonne partie de la création du XXe siècle. Tout ainsi n’est pas sévère ou désuet dans le regard que porte Kierkegaard sur la création artistique. Bien au contraire, nombre de ses commentaires peuvent nourrir, pour l’artiste d’aujourd’hui, une réflexion sur ce que pourraient être un mode de vie, une figure, un territoire, une poétique qui lui soient propres et le rendent actuel.
Enonciation : actualité pour l’artiste d’aujourd’hui
1. Mode de vie – Vivre poétiquement, c’est prêter attention aux exceptions qui émaillent une existence. Par là il faut entendre une capacité à saisir les évènements sous un angle qui n’est pas celui de la perception commune, mais que Kierkegaard qualifie de religieux ou d’aristocratique – et dont la principale caractéristique est qu’il se fonde sur une passion plutôt que sur la seule raison12. C’est même cet attachement à l’exception qui établirait la vocation de l’artiste.13 Pour qu’il y ait une telle attention il faut à la fois écoute et silence. L’écoute s’accompagne chez l’artiste d’une capacité à l’empathie, tant envers les choses qu’envers les êtres, ce qui a pu faire dire que le poète se distinguait par l’extrême sensibilité de ses neurones-miroirs14. Mais pour qu’il y ait écoute, il faut aussi qu’il y ait silence. Ce silence n’est pas seulement celui de la nature : « même déchaînée, la mer est silencieuse ». Ce que le poète doit apprendre, « avec le lys et l’oiseau comme maîtres », c’est l’art de se taire15.
L’attention peut alors se porter sur la beauté du monde ou bien sur son énigme : amour de ce qui est beau, vérité de ce qui se cache dans l’énigme : « La mission du poète, c’est de trouver une solution, un point d’unité où la compréhension de l’amour est dans la vérité.16 ». Tel est le mode de vie du poète : être habité par une mission faite de silence, d’écoute et d’attention.
2. Figure – La figure poétique par excellence pour Kierkegaard est celle de Job, ceci parce qu’il se porte à des conflits « aux limites », mais aussi à cause son humanité :
Tout chez lui [Job] est si humain parce qu’il se trouve aux confins de la poésie. Nulle part au monde la passion de la douleur n’a trouvé une pareille expression. […] Job est une figure poétique, il n’y a jamais eu personne pour parler ainsi. […] J’ai beau avoir lu et relu le livre, chaque mot est nouveau pour moi. Chaque fois que j’y viens, il renaît ou retrouve sa valeur originelle en mon âme. […] Je vais en hâte au-devant de ces paroles avec une impatience indescriptible.17
Job, à la différence de ses détracteurs, part de l’évènement que constitue son infortune ; une souffrance imméritée lui ouvre les yeux sur l’injustice qui sévit dans le monde. En langage kierkegaardien, il part du caractère exceptionnel d’une situation pour « penser le général ». Pour leur part, ses « amis » font le chemin inverse. Partant d’une doctrine – la justice distributive – ils portent sur la situation réelle de Job un regard fictif.
Job est ainsi une figure dont le langage est d’une efficacité poétique telle qu’à chaque lecture, dit Kierkegaard, chaque mot paraît nouveau tout en retrouvant sa valeur originelle : engendrant par moments « un vacarme d’idées qui bouillonnent avec la force des éléments » et, en d’autres, « une sérénité comparable au silence profond de l’océan Pacifique, une sérénité telle que l’on s’entend parler soi-même »18. Quelle est-elle cette valeur originelle ainsi retrouvée : serait-ce le sens premier des mots, un sens demeuré inchangé ? La Reprise serait une répétition à l’identique et qui, néanmoins, paraît chaque fois neuve, de sorte que ce qui compte ce n’est pas tant la matérialité des mots, mais l’expérience qui en est faite. L’efficacité d’une poésie se mesure à sa force existentielle pour qui la vit et aussi pour qui la lit.
William Blake, Satan Smiting Job with Sore Boils, Google Art Project.
3. Territoire – Qu’il le veuille ou non, tout poète se définit par égard à un « lieu », soit qu’il le considère comme sien, soit qu’il le rejette, soit qu’il en nie jusqu’à la notion même. Chez l’un, Bonnefoy par exemple, ce lieu sera un « entre-deux-mondes », no man’s land qui s’inscrit à proximité d’un arrière-pays, ou du vrai lieu, ou de la vraie patrie. Chez un autre, disons René Char, domine l’idée qu’il n’est pas de terre privilégiée.
Dans la perspective où se situe Kierkegaard, le lieu n’a pas d’importance. Même lorsque le poète envie la liberté de l’oiseau ou la fleur dans le pré tranquillement éprise d’elle-même, il voit que l’alcyon ne se bâtit qu’un nid précaire ballotté par la houle ; que le lys s’accommode de tout lieu qui lui est assigné – serait-ce un tas de fumier – dès lors qu’il s’épanouit dans toute sa beauté. Pour Kierkegaard, il n’y a pas de bosquets sacrés. Le seul lieu de la vérité est l’existence – et de même pour le poème.
Vérité vs vérité ?
4. Poétique – De toutes ces considérations, une poétique se dégage-t-elle, qui serait féconde pour l’artiste contemporain ? Une poétique n’a d’utilité que dans la mesure où elle permet de se démarquer par des choix. Il y a bien chez Kierkegaard une notion de vérité en art comme recherche et description de la réalité, objective ou subjective : elle ne saurait être ce qu’il appelle licence poétique ou fiction. Il peut arriver que le poète confonde le monde de la réalité et celui de la poésie au point d’être « comme fou »19 mais l’objet principal de son attention est bien l’existence et ses événements. S’intéresser à une réalité, ce n’est pas prétendre donner la preuve qu’elle existe mais seulement la constater — sachant que le poète finit toujours par se heurter à l’inconnu, à une limite incontournable20.
Le poète se place dans une proximité avec le religieux par l’accent21, par l’histoire antérieure22, par cette rupture23 dans son existence qui s’est produite lors d’un instant décisif. Mais la poésie n’est pas le religieux. Le poète peut connaître et traduire en mots des épiphanies, néanmoins une pratique poétique n’est pas en soi un aquiescement à une volonté divine. Encore moins le poète peut-il prétendre, comme d’aucuns l’auraient voulu, être un “gardien de l’être” ou retrouver le “langage du monde premier” ou accéder à quelque “Autre lieu”. D’ailleurs, le poème peut être composé de paroles, mais il n’est pas parole. Kierkegaard nous le rappelle dans un de ses derniers textes, Le lys des champs et l’oiseau du ciel où le poète exprime son désir et dont voici un découpage :
« Regardez les oiseaux du ciel ;
contemplez le lys des champs »Ô si seulement j’étais un oiseau, comme le libre oiseau qui, dans son désir de voyager, s’envole loin,
loin, par-dessus mer et terre, tout près du ciel, vers des contrées lointaines, lointainesComme un oiseau qui, plus léger que toute pesanteur terrestre, s’élève dans les airs, plus léger que l’air,
– comme cet oiseau léger qui, lorsqu’il cherche à se poser, va même jusqu’à bâtir son nid à la surface
de la mer.Ô si seulement j’étais une fleur, ou si seulement j’étais comme la fleur dans le pré, tranquillement épris
de moi-même, et par là, tout serait dit.Ô si seulement j’étais comme un oiseau sous le ciel, comme un lys dans les champs.
« Regardez les oiseaux du ciel ;
contemplez le lys des champs »Comme il est cruel de la part de l’Evangile de me parler ainsi, m’obligeant à être ce que je ne suis pas et
ne puis pas être
– alors même que j’en ai le désir en moiIl y a une différence de langage entre nous.
En prendre conscience, ce n’est pas renoncer à la poésie. Ce n’est pas non plus ignorer le soubassement métaphysique du regard esthétique. C’est au contraire sensibiliser ce regard aux enjeux, si troublants, des temps que nous traversons : y déceler, dit Kierkegaard, les exceptions qui marquent notre vision : ce que nous appellerions aujourd’hui les glissements de sens par lesquels évolue inexorablement, et de plus en plus vite, l’appréhension contemporaine du monde.
Notes et lectures complémentaires
[1] Søren Kierkegaard (SK) : Œuvres. Bibliothèque de La Pléiade. Tome I, page 47.
[2] Première partie de Ou bien… Ou bien – le premier ouvrage que SK publia (1841).
[3] SK : Diapsalmata – in Tome I, page 46.
[4] Ibid. page 47.
[5] SK : La valeur esthétique du mariage. T.I, page 556.
[6] Selon l’expression de Michel Foucault.
[7] SK : La Reprise. T.I, page 862.
[8] SK : Diapsalmata. T.I, page 32.
[9] Ibid, T.I, page 58.
[10] SK : Journal du Séducteur. T.I, page 556.
[11] Voir aussi la réflexion sur don, échange, égalité. Cf. Crainte et tremblement – T.I, P.995‑1008.
[12] La foi est une passion pour SK – ce qui avait tant frappé Wittgenstein. Cf. Remarques mêlées, 1937.
[13] SK : La Reprise. T.I, pages 862–863.
[14] Cf. David Freedberg & Vittorio Gallese : Motion, emotion and empathy in aesthetic experience. In Trends in cognitive experience. Vol. 11 No. 5 – 2007.
[15] SK : Le lys des champs et l’oiseau du ciel. T. II, pages 710–713
[16] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 1000.
[17] SK : La Reprise. T.I, page 846.
[18] Ibid, page 858.
[19] SK : Le journal du séducteur. T.I, page 556.
[20] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 1015.
[21] SK : La Reprise, T.I, page 863.
[22] SK : La valeur esthétique du mariage. T.I, page 567.
[23] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 993.
Soren Kierkegaard, Philisophe malgré lui, biographie. Les Chemins de la connaissance. Par Jérôme Peignot. Émission diffusée sur France culture le 30.10.1978.
- Søren & le Poète - 6 novembre 2020