Deux vers de Rubén Darío (1867–1916) tirés de Vers d’au­tomne don­nent le ton exact de ce recueil de Védrines : « Bajo tus pies desnudos aún hay blan­cor de espuma, / y en tus labios com­pen­dias la ale­gría del mun­do ». À savoir, dans la tra­duc­tion de Jean-Luc Lacar­rière : « Sous tes pieds nus demeure une blancheur d’éc­ume, / et sur tes lèvres tu con­dens­es la joie du monde ».

Védrines con­jugue en effet, mag­nifique­ment, une poésie de la joie, d’une joie sou­veraine qui est joie du corps et de la pen­sée épou­sant, dans son rythme pro­pre et infin­i­ment changeant, la car­na­tion du monde et de l’Eros.

« Elle s’en­fonce jusqu’aux reins dans l’eau claire. L’ex­plo­sion reten­tit dans sa poitrine, le spasme écarte ses poumons. Elle est soudain amoureuse de l’air print­anier, du vent voltigeur […] ».

Bien sûr, la car­na­tion du monde passe aus­si bien par la dégus­ta­tion d’un fruit que par le spec­ta­cle du pas­sage et du frôle­ment de papil­lons, resti­tués, grâce à leurs noms exacts, dans leur présence, dans l’in­ten­sité de cette présence.

De cette présence qui vient dépos­er sur notre imag­i­naire la pous­sière col­orée des ailes qui lui don­nent, qui don­nent à cette présence aimée depuis l’en­fance et com­mu­ni­quant sans dis­con­tin­uer avec cette part d’en­fance qui bat comme un cœur irréguli­er en cha­cun de nous, son vol tournoy­ant et par secousses.

Le beau col­lage de l’au­teur qui est l’illustration de cou­ver­ture dit bien l’im­por­tance extrême de cette fig­ure du papil­lon, fig­ure de la joie autant que de l’en­vol, de l’éphémère autant que de la beauté, du monde inac­ces­si­ble autant que de l’im­mé­di­ateté, de l’éblouisse­ment autant que de la sur­prise. Ce col­lage, inti­t­ulé « Vénus aux Papil­lons », a été réal­isé d’après le Trip­tyque de la famille Sedano de David Gérard (1460–1523).

Si la poésie de Védrines est proche des deux vers de Darío que nous avons cités, c’est parce que la joie que nous venons d’évoquer est vécue, inten­sé­ment vécue par une femme (Marie), atten­tive et aux remous de l’eau (elle « voudrait nag­er comme » vole le papil­lon) et à laiss­er son corps nu pour en éprou­ver la saveur (qui est la saveur de la fraîcheur, du mou­ve­ment et de la trans­parence), lors de chaque baignade.

Pour en éprou­ver la saveur mul­ti­ple autant que pour suc­comber à l’en­vol des frôle­ments sur elle.

Ceux des ailes des papillons :

« Sur le ven­tre blanc pâle de la jeune femme, le papil­lon trace un sil­lon étroit. Il est l’hôte du vent, de l’or­tie. Il vient d’un pays qu’elle ne con­naît pas. […] Il n’ou­blie pas qu’elle est la grâce encore hale­tante d’amour, ren­ver­sée d’aube sur la soie tendre ».

On l’au­ra com­pris à la lec­ture de la dernière phrase : si Marie laisse son corps nu, c’est égale­ment et d’abord pour suc­comber à l’en­vol des caress­es sur elle.

Celles de l’amant :

« Marie laisse couler ses jambes dans l’herbe. Sa chevelure est une forêt d’ar­bres. […] Entre les jambes ouvertes de Marie, la bouche d’Ö­land suit la rain­ure ten­dre. Elle s’ar­rondit au bord du ven­tre qu’elle ani­me de sa chaleur, habitée par l’oblique du souf­fle. Il rêve de la dessin­er dans la lumière. »

« Tan­dis qu’elle cueille le fruit sur la branche du veilleur, elle pressent que l’en­fant naî­tra, dans quelques semaines, flamme et blé à la fois ».

Mais qui est l’a­mant au juste ? Qui est Öland ?

L’a­mant, il « est cet enfant qui […] envahit [Marie] de sa fraîcheur pro­fonde. Il est cet homme qu’elle aime à cause de sa chevelure d’her­mine, de ses vête­ments noirs, de ce noir en lui et hors de lui, de son sourire quand ils dansent enlacés. Il est ce voyageur que porte la terre incon­nue, le sable futur et imprévisible. »

Mais qui est Öland  au juste, qui est l’amant ?

L’a­mant n’est autre que la fig­ure du poète, de tout poète véri­ta­ble (de même que Marie est ici la fig­ure de toute femme à la vie ren­due à jamais vivante par l’amour), puisqu’à la ques­tion que lui pose celle-ci : « Où vas-tu ? », il répond aus­sitôt, dans un chu­chote­ment qui défig­ure le silence comme seul peut le faire, sait le faire un aveu : « Au cen­tre, […] là où se trou­ve la ques­tion arrachée au silence… »

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Matthieu Gosztola

Matthieu Gosz­to­la est né le 4 octo­bre 1981 au Mans. Doc­teur en lit­téra­ture française, il enseigne la lit­téra­ture au Mans et à Paris. Il a écrit des cri­tiques lit­téraires dans les revues Acta fab­u­la, CCP (Cahi­er Cri­tique de Poésie), Con­tre-allées, Europe, His­toires Lit­téraires, La Cause lit­téraire, La Main mil­lé­naire, Libr-cri­tique, Plexus‑S, Poez­ibao, Recours au poème, Reflets du temps, Remue, Salon lit­téraire, Saraswati, Sitaud­is, Terre à Ciel, Tut­ti mag­a­zine, Zone cri­tique, ain­si que dans les revues de la Comédie-Française, des Press­es uni­ver­si­taires de Rennes et des édi­tions Du Lérot. Pianiste et com­pos­i­teur de for­ma­tion (sous la direc­tion de Wal­ter Chodack notam­ment), il donne des réc­i­tals, en tant qu’interprète ou impro­visa­teur, qu’ils soient ou non reliés à la poésie comme lors du fes­ti­val inter­na­tion­al MidiMi­nu­it­Poésie. Pub­li­ca­tions : Sur la musi­cal­ité du vide, Ate­lier de l’agneau, 2001. Trav­el­ling, Con­tre-allées, 2001. Les Voitures tra­versent tes yeux, Con­tre-allées, 2002. Sur la musi­cal­ité du vide 2, Ate­lier de l’agneau, 2003 (Prix des Décou­vreurs 2007). Matière à respir­er, Créa­tion et Recherche, 2003. Recueil des caress­es échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin, Édi­tions de l’Atlantique, 2008. J’invente un sexe à ton sou­venir, Minus­cule, 2009. Une caresse pieds nus, Con­tre-allées, 2009. Débris de tuer (Rwan­da 1994), Ate­lier de l’agneau, 2010. Un seul coup d’aile dans le bleu, Fugue et vari­a­tions, Édi­tions de l’Atlantique, 2010. Ton départ ensem­ble, La Porte, 2011. Un père (Chant), Encres Vives, 2011. La Face de l’animal, Édi­tions de l’Atlantique, 2011. Vis­age vive, Gros Textes, 2011. Con­tre le nihilisme, Édi­tions de l’Atlantique, 2011. Le géno­cide face à l’image, Édi­tions L’Harmattan, col­lec­tion Ques­tions con­tem­po­raines, 2012 (essai de philoso­phie poli­tique). Tra­vers­er le verre, syl­labe après syl­labe, La Porte, 2012. Ari­ane Drey­fus, Édi­tions des Van­neaux, 2012. La cri­tique lit­téraire d’Alfred Jar­ry à « La Revue blanche », ANRT, 2012. Alfred Jar­ry à « La Revue blanche », l’intense orig­i­nal­ité d’une cri­tique lit­téraire, Édi­tions L’Harmattan, col­lec­tion Espaces lit­téraires, 2013. Ren­con­tre avec Balthus, La Porte, 2013. Ren­con­tre avec Lucian Freud, Édi­tions des Van­neaux, 2013. Alfred Jar­ry, cri­tique lit­téraire et sci­ences à l’aube du XXe siè­cle, Édi­tions du Cygne, col­lec­tion Por­traits lit­téraires, 2013. À jamais une ren­con­tre, Édi­tions Hen­ry, 2013. Etnach­ta, Édi­tions Le Chat qui tou­sse, 2013. Écrit sur l’eau, print­emps-été, La Porte, 2014. Écrit sur l’eau, automne, La Porte, 2014. Écrit sur l’eau, hiv­er, La Porte, 2014. Let­tres-poèmes, cor­re­spon­dance avec Gaudí, Édi­tions Abor­do, 2014.