Stanley Kunitz, virtuose du langage

Présentation et traduction Alice-Catherine Carls

Stanley Kunitz (1905 - 2006) fut l’un des grands poètes américains du XXe siècle tant par sa longévité que par les honneurs qui reconnurent son talent. Entre sa première publication en 1930 et Passing Through: The Later Poems, New and Selected qui lui valut le  National Book Award for poetry à l’âge de 90 ans,  il fut nommé 22e poète consultant de la Library of Congress de 1974 à 1976 pour deux années consécutives, puis 10e poète lauréat des États-Unis en 2000. Ces deux honneurs suprêmes qui font des lauréats les ambassadeurs de la poésie, le virent toujours en activité à l’âge de 95 ans.

Son service comme poète-consultant et comme poète lauréat de la Bibliothèque du Congrès à un quart de siècle de distance, nous donnent la mesure de la personne qu’il fut, et de son influence sur la scène littéraire des États-Unis. Mais son influence de mentor et de modèle pour des centaines de jeunes poètes se fit également sentir à travers deux organisations de poètes-en-résidence qu’il fonda: en 1968, le Fine Arts Work Center de Provincetown, Massachussets, puis en 1976 le Poets’ House de New York. Ces deux institutions sont toujours aujourd’hui de florissantes pépinières de talent, dans la tradition du poète qui considérait la poésie comme “le témoignage le plus indélébile des aventures de l’esprit.”

Stanley Kunitz lit The layers, The Poetry Breaks.

Les nombreux honneurs qui vinrent couronner sa carrière ne peuvent effacer une trajectoire qui commença dans les difficultés. De mère lithuanienne et de père russe établis aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, Stanley Kunitz souffrit de l’antisémitisme qui lui ferma l’accès à un doctorat en lettres à Harvard. Solitaire dans ses premières années d’écriture poétique, voguant à contre-courant des modes, inspiré par le contenu métaphysique de John Donne et George Herbert, son premier appui lui fut offert par Yaddo à la fin des années 1920.

Ce programme de résidence pour les artistes fondé par un mécène en 1900 et dévoué aux expériences artistiques, d’inspiration égalitaire et internationaliste, supportant les artistes en situation de fragilité politique, aida Stanley Kunitz à publier son premier livre, Intellectual Things, en 1930. Objecteur de conscience et pacifiste, il servit pendant la Seconde guerre mondiale dans une unité non-combattante de 1943 à 1945, puis enseigna de collège en université pendant plusieurs années. Le succès vint en 1959, date à laquelle son troisième volume, Selected Poems 1928-1958 fut couronné par le Prix Pulitzer. En 1971, dans sa soixante-quatrième annéee, il publia The Testing-Tree où se trouvent plusieurs poèmes dédiés à son père, dont “Le portrait,” une référence au suicide de ce dernier. En 1985 il changeait de ton pour célébrer la nature, Next-to-Last Things: New Poems and Essays. Auteur de 10 volumes de poésie, une production jugée modeste, il ne publiait que les poèmes qu’il considérait achevés et jetait tous ses brouillons. Auteur de dix volumes, une collection modeste selon certains, Stanley Kunitz disait en 1979 non sans humour que la raison pour laquelle il avait toujours quelque chose à dire, est qu’il n’écrivait des poèmes que quand il en sentait le besoin urgent. De vivre en poésie était pour lui l’équivalent esthétique d’une prise de position politique. Autre prise de position esthétique, plusieurs de ses recueils rassemblaient des poèmes déjà publiés en y ajoutaient une poignée de nouveaux poèmes.

Ceci montre non l’absence d’inspiration, mais au contraire, la volonté pour le poète de souligner la continuité de sa ligne poétique, d’établir le rythme bâtisseur de ses transitions, imposant de lire son oeuvre poétique à travers toutes les périodes de sa longue carrière de 75 ans.

Dans une vie si pleine de nombreuses responsabilités poétiques d’activiste, d’enseignant, et d’administrateur, Stanley Kunitz trouva le temps de vivre et de faire ce qu’il aimait et ce en quoi il croyait. 

Stanley Kunitz, Touch me, Poetry Everywhere.

Traducteur de poésie russe (Ivan Drach, Andrei Voznesensky, Anna Akhmatova), éditeur de la collection poétique de Yale University Press, membre du jury de nombreux prix de poésie, il se vit décerner la Médaille nationale des Arts en 1993, et fut pendant de nombreuses années Chancelier de l’Académie des Poètes américains et membre de l’Académie Américaine des Arts et Lettres.

Toutes ces activités ne lui firent pas oublier sa vocation de jardinier, et il était aussi célèbre pour son jardin de bord de mer de Provincetown que pour ses poèmes. Parmi ses distinctions, il faut citer le prix Peace Abbey Courage of Conscience qui lui fut décerné en 1998 pour avoir contribué à la libération de l’esprit humain par sa poésie. Enfin, il faut citer son travail de soutien des librairies, tout d’abord comme éditeur de la Wilson Library Bulletin entre 1928 et 1943, par lequel il critiquait la censure pratiquée par les bibliothèques. Un de ses articles inspira une Charte des Droits qui sert toujours à l’Association américaine des bibliothécaires de document fondateur de la liberté intellectuelle des bibliothèques.

La poésie de Stanley Kunitz est tout d’abord un témoignage sur lui, car, comme toute bonne poésie, elle nous renvoie la sensibilité du poète à travers laquelle nous pouvons sentir ce qui le préoccupe et comment il voit le monde. Stanley Kunitz fut un chroniqueur de son temps, de son environnement, de sa propriété du Connecticut, et de New York. Très proche de la nature et de la mer, il les décrit avec une chaleur contagieuse. L’amour est aussi un thème qui lui est cher et qu’il salue plutôt dans l’absence, la nostalgie du désir. Il mêle souvent des références à la Bible, comme “cet autre jardin” qu’est le paradis, le comparant à son jardin lui aussi habité par des serpents. Enfin, il est sensible à l’univers sonore, que ce soit le chant des cigales, la poésie d’autres poètes, ou la musique. Ancrés dans la réalité, ses poèmes mènent vers un autre monde, celui de l’imaginaire, de la perte, et des grands espaces, mais aussi celui du passé, plus particulièrement celui de ses racines familiales. Enfant d’immigrants, il a un besoin pressant de trouver sa place dans le nouveau monde, ce qui lui donne la liberté de suivre en pensées les oies canadiennes migrant en automne vers les pays chauds. Son ancrage solide dans la réalité fait la force de ses jugements sur les courants poétiques du XXe siècle, qu’il lit et interprète de la même façon dont le toucher d’un serpent lui fait sentir “le tremblement de la création.” Nul mieux que lui ne connaissait la poésie du XXe siècle sur laquelle il  portait un regard libérateur.

Stanley Kunitz lit The portrait, The Poetry Breaks.

Au fil du temps, mais surtout après 1958, le style de Stanley Kunitz changea. D’intellectuels, ses vers devinrent plus libres, plus courts, plus directs, et son language acquit ce “caractère universel du message poétique qui révèle “l’attitude immédiate et non-problématique du poète envers le langage” dont parle Jacek Gutorow dans son essai “Lettres de Pologne : À propos de la traduction poétique.” (https://www.poetryinternationalonline.com/letter-from-poland-on-translating-poetry/) Cette spontanéité de l’expérience poétique est quelque chose de très rare en poésie; si le courant passe immédiatement, cela ne rend pas la poésie “facile” pour autant et et si la traduction est plus aisée, elle n’en demande pas moins de soins. Dans un de ses derniers entretiens avec Mark Wunderlich en 1997, Stanley Kunitz parlait de ses poèmes comme “plus intimes, plus conversationnels”. . . “naturels, lumineux, profonds, concis, austères.” C’est de ce dialogue entre le moi intérieur et le quotidien, entre la vie et la mort, de cette différence entre les strates et les déchets que naît la poésie, comme le dit le poète dans “Layers”. Dans un autre entretien avec Chris Busa en 1982, Stanley Kunitz cite la phrase de Paul Valéry selon laquelle la poésie est un langage dans le langage, un langage au-delà du langage, “un méta-médium, métabolique, métaphorique, métamorphique.” Pour lui, une oeuvre poétique totale montre les transformations du poète et de son univers d’anecdote en légende.

Les poèmes ci-dessous ont été choisis pour leur virtuosité linguistique. Ils proviennent du volume The Collected Poems (Norton, 2000, 285 p.) et sont reproduits dans l’ordre de leur composition, afin de mieux montrer la progression du style et des thèmes chers au poète. La pensée philosophique qui sous-tend l’instantané leur donne une incomparable fluidité qui est d’autant plus difficile à traduire que Stanley Kunitz emploie un langage simple mais capable d’évoquer de nombreuses associations. Cette danse entre les mots et la pensée requiert un travail d’orfèvre des mots, afin de donner en traduction la même souplesse et d’établir les mêmes associations tout en respectant l’économie des mots. Les associations faites par le poète sont toujours des références au monde concret, aux secrets de la nature et de la chimie. Cette virtuosité peut ne comprendre que deux vers, ou bien elle peut s’étendre sur une dizaine de vers très courts, leur césure indiquant la flexibilité de la pensée.

 

EAGLE 

The dwindling pole,
Tall perpendicular in air,
Attenuates to be a bird
Poised on a sphere.

No flag projects
This tensile grace, this needle-word,
Only, in rigid attitude,
The ball, the bird.

Metallic time
Has caught an eagle, trapped the beat
Of rushing wings, ensnared in bronze
His taloned feet.

Invader of
The thunder, never will you fly
Again to pluck the blazing heart.
Shall I ? Shall I ?

 

L’aigle

Le mât qui s’amenuise,
À la verticale, en hauteur,
S’atténue en un oiseau
Perché sur une sphère.

Ce n’est pas un drapeau qui projette
Cette grâce tendue, ce mot-aiguillon,
Mais, dans une pose rigide,
Une sphère, un oiseau.

Le temps du métal
A attrappé un aigle, piégé le battement
Des ailes frémissantes, coulé ses griffes
Dans le bronze.

Toi qui perces le
Tonnerre, jamais plus ne voleras-tu
Pour sauver le coeur en flamme.
Et moi ? Dois-je le faire ?

∗∗

SO INTRICATELY
IS THIS WORLD RESOLVED 

So intricately is this world resolved
Of substance arched on thrust of circumstance,
The earth’s organic meaning so involved
That none may break the pattern of his dance ;
Lest, deviating, he confound the line
Of reason with the destiny of race,
And, altering the perilous design,
Bring ruin like a rain on time and space.

Lover, it is good to lie in the sweet grass
With a dove-soft nimble girl. But O lover,
Lift no destroying hand ; let fortune pass
Unchallenged, beauty sleep ; dare not to cover
Her mouth with kisses by the garden wall,
Lest, cracking in bright air, a planet fall.

∗∗

Ce monde est agencé avec une telle finesse

Ce monde est agencé avec une telle finesse
De substance lancée sur l’arc des circonstances,
La signification organique de la terre est si imbriquée
Que nul ne peut briser le dessin de sa danse ;
Sauf si en déviant il confond la ligne
De la raison avec la destinée de sa race
Et, changeant le périlleux dessein
Tel une pluie ruine le temps et l’espace.

Amant, qu’il est doux de s’étendre dans l’herbe
Avec une fille leste et douce colombe. Mais ô amant,
Ne lève pas de main meurtrière ; ne défie pas le destin 
Qui passe, laisse dormir la beauté ;  retiens-toi de couvrir
Sa bouche de baisers sous le mur du jardin,
Sinon une planète tombera en craquant dans la lumière.

∗∗

ORGANIC BLOOM 

The brain constructs its systems to enclose
The steady paradox of thought and sense;
Momentously its tissued meaning grows
To solve and integrate experience.
But life escapes closed reason. We explain
Our chaos into cosmos, cell by cell,
Only to learn of some insidious pain
Beyond the limits of our charted hell,
A guilt not mentioned in our prayers, a sin
Conceived against the self. So, vast and vaster
The plasmic circles of gray discipline
Spread outward o include each new disaster.
Enormous floats the brain’s organic bloom
Till, bursting like a fruit, it scatters doom.

∗∗

Floraison organique

Le cerveau construit ses systèmes pour inclure
Les solides paradoxes de la pensée et des sens ;
Dont les significations tissées croissent phénoménalement
Pour résoudre et intégrer l’expérience.
Mais la vie échappe à la pure raison. Nous expliquons
Notre chaos en cosmos, cellule par cellule,
Mais nous ne découvrons qu’une insidieuse douleur
Au-delà des limites de notre enfer codifié,
Une culpabilité absente de nos prières, un péché
Contre nous-même. Ainsi, de plus en plus largement
Les cercles plasmiques de la discipline grise
S’étendent pour inclure chaque nouveau désastre.
L’énorme floraison organique du cerveau flotte
Avant d’éclater comme un fruit et de dissiper le désastre.

∗∗

THE APPROACH TO THEBES 

In the zero of the night, in the lipping hour,
Skin-time, knocking-time, when the heart is pearled
And the moon squanders its uranian gold,
She taunted me, who was all music’s tongue,
Philosophy’s and wilderness”s breed,
Of shifting shape, half jungle - cat, half-dancer,
Night’s woman-petaled, lion-scented rose,
To whom I gave, out of a hero’s need,
The dolor of my thrust, my riddling answer,
Whose force no lesser mortal knows. Dangerous ?
Yes, as nervous oracles foretold
Who could not guess the secret taste of her.
Impossible wine! I came into the world
To fill a fate; am punished by my youth
No more. What if dog-faced logic howls
Was it art or magic multiplied my joy?
Nature has reasons beyond true or false.
We played like metaphysic animals
Whose freedom made our knowledge bold
Before the tragic curtain of the day:
I can bear the dishonor now of growing old.

Blinded and old, exiled, diseased, and scorned—
The verdict’s bitten on the brazen gates,
For the gods grant each of us his lot, his term.
Hail to the King of Thebes!—my self, ordained
To satisfy the impulse of the worm,
Bemummied in those famous incestuous sheets,
The bloodiest flags of nations of the curse,
To be hung from the balcony outside the room
Where I encounter my most flagrant source.
Children, grandchildren, my long posterity,
To whom I bequeath the spiders of my dust,
Believe me, whatever sordid tales you hear,
Told by physicians or mendacious scribes,
Of beardless folly, consanguineous lust,
Fomenting pestilence, rebellion, war
I come prepared, unwanting what I see,
But tied to life. On the royal road to Thebes
I had my luck, I met a lovely monster,
And the story’s this: I made the monster me.

∗∗

En approchant de Thèbes

Dans le zéro de la nuit, à l’heure-jonction,
Temps-peau, temps-tambour, où le coeur est de nacre
Et la lune gaspille son or uranien,
Elle me hêla, elle qui était la langue de la musique,
La lignée de la philosophie et de la jungle,
De forme changeante, mi-féline, mi-danseuse,
Femme-pétale de la nuit, rose au parfum de lion,
À laquelle je donnai, par besoin héroïque,
La dolence de mon élan, ma réponse-devinette,
Dont aucun vil mortel ne connaît le pouvoir. Dangereuse ?
Oui, comme le prédisaient les nerveux oracles
Incapables de deviner son arôme secret.
Vin impossible! Je suis venu au monde
Pour remplir un destin; plus ne suis-je puni par mon jeune
Âge. Qu’importe qu’une logique au visage de chien hurle
Était-ce l’art ou la magie qui multipliaient ma joie?
La nature a des raisons au-delà du vrai et du faux.
Nous avons joué tels des animaux métaphysiques
Dont la liberté enhardissait la connaissance
Avant le tragique rideau du jour :
Je peux maintenant supporter le déshonneur de vieillir.

Privé de regard et vieux, exilé, malade, bafoué –
Le verdict est gravé sur les portes de feu,
Car les dieux donnent à chacun son lot, son terme.
Longue vie au Roi de Thèbes ! – mon moi consacré
Pour satisfaire la pulsion du vers de terre,
Momifié dans les célèbres draps incestueux,
Les drapeaux ensanglantés des nations de la malédiction
Devant être pendus au balcon de la chambre
Où je rencontre ma source la plus flagrante.
Enfants, petits-enfants, ma longue postérité,
À qui je lègue les araignées de ma poussière,
Ne croyez pas les sordides histoires
Racontées par les docteurs ou les scribes mensongers,
De folie imberbe, de désir consanguin,
Fomentant la pestilence, la révolte, la guerre,
Je viens préparé, sans désirer ce que je vois,
Mais lié à la vie. Sur la route royale de Thèbes
J’ai eu ma chance, j’ai rencontré un aimable monstre,
Et l’histoire est celle-ci : je suis devenu le monstre.

∗∗

THE PORTRAIT 

My mother never forgave my father
for killing himself,
especially at such an awkward time
and in a public park,
that spring
when I was waiting to be born.
She locked his name
in her deepest cabinet
and would not let him out,
though I could hear him thumping.
When I came down from the attic
with the pastel portrait in my hand
of a long-lipped stranger
with a brave moustache
and deep brown level eyes,
she ripped it into shreds
without a single word
and slapped me hard.
In my sixty-fourth year
I can feel my cheek
still burning.

∗∗

Le portrait

Ma mère ne pardonna jamais à mon père
d’avoir mis fin à ses jours,
en particulier à un moment si mal choisi
et dans un parc public
en ce printemps
où j’attendais de naître.
Elle enferma son nom
dans son placard le plus profond
et refusa de l’en laisser sortir,
bien que je puisse l’entendre taper.
Quand je descendis du grenier
en tenant le portrait au pastel
d’un étranger à la grande bouche
avec une brave moustache
et des yeux marron foncé égaux,
elle le déchira en mille morceaux
et me gifla.
Dans ma soixante-quatrième année
je sens toujours brûler
ma joue.

∗∗

INDIAN SUMMER AT LAND’S END 

The season stalls, unseasonably fair,
blue-fair, serene, a stack of golden discs,
each disc a day, and the addition slow.
I wish you were here with me to walk the flats,
toward dusk especially when the tide is out
and the bay turn opal, filled with rolling fire
that washes on the mouldering wreck offshore,
our mussel-vineyard, strung with bearded grapes.
Last night I reached for you and shaped you there
lying beside me as we drifted past
the farthest seamarks and the watchdog bells,
and round Long Point throbbing its frosty light,
until we streated into the open sea.
What did I know of voyaging till now?
Meanwhile I tend my flock, small golden puffs
impertinent as wrens, with snipped-off tails,
who bounce down from the trees. High overhead,
on the trackless roads, skywriting V and yet
another V, the southbound Canada express
hoots of horizons and distances. . .

∗∗

L’été indien au Finis-terre

La saison cale, belle hors-saison,
bleu-belle, sereine, pile de disques dorés,
un disque par jour, l’addition est lente.
Je te souhaite à mes côtés pour arpenter les plaines,
en particulier au crépuscule à marée basse
et quand la baie s’opalise, remplie d’un feu roulant
qui illumine l’épave pourrissante au large
et notre verger de moules décoré de grappes barbues.
Hier soir j’ai tendu la main vers toi et je t’ai formée là
étendue à mon côté alors que nous dépassions
les fanaux du large et les cloches gardiennes,
et contournions la Longue Pointe pulsant sa lumière givrée,
avant de voguer en haute mer.
Que savais-je des voyages jusqu’à présent ?
Entre temps, je m’occupe de mon troupeau, petites bouffées dorées
qui sautent des arbres impertinentes comme des moineaux
à la queue coupée. Haut dans le ciel,
sur des routes sans tracé, écrivant un V et encore
un autre V, l’express canadien tourné vers le sud
criaille, parlant d’horizons et de trajets. . .

∗∗

DANTE 

                    from Anna Akhmatova

Even after his death he did not return
to the city that nursed him.
Going away, this man did not look back.
To him I sing this song.
Torches, night, a last embrace,
outside in her streets the mob howling.
He sent her a curse from hell
and in heaven could not forget her.
But never, in a penitent’s shirt,
did he walk barefoot with lighted candle
through his beloved Florence,
perfidious, base, and irremediably home.

∗∗

Dante

            d’après Anna Akhmatova

Même après sa mort il ne revint pas
dans la ville qui l’avait vu grandir.
En partant, cet homme ne se retourna pas.
C’est pour lui que je chante ce chant.
Torches, nuit, une dernière accolade,
dehors, dans ses rues, la foule hurlante.
Il lui jeta un sort d’enfer
et au ciel ne put l’oublier.
Mais jamais, ne traversa-t-il
pénitent, pieds nus, avec un cierge allumé,
sa Florence bien-aimée,
perfide, basse, et irrémédiablement sa patrie.

∗∗

THE ARTIST 

His paintings grew darket every year.
They filled the walls, they filled the room;
eventually they filled his world—
all but the ravishment.
When voices faded, he would rush to hear
the scratched soul of Mozart
endlessly in gyre.
Back and forth, back and forth,
he paced the paint-smeared floor,
diminishing in size each time he turned,
trapped in his monumental void,
raving against his adversaries.
At last he took a knife in his hand
and slashed an exit for himself
between the frames of his tall scenery.
Through the holes of his tattered universe
the first innocence and the light
came pouring in

∗∗

L’artiste

Ses tableaux s’obscurcissaient d’année en année.
Ils remplissaient les murs, ils remplissaient la pièce ;
À la longue ils remplirent son univers —
tout sauf le ravissement.
Quand les voix faiblissaient, il écoutait avidement
l’âme égratignée de Mozart
tourbillonner sans fin.
Aller et retour, aller et retour,
il arpentait le plancher taché de peinture,
rapetissant à chaque tournant,
attrappé dans son vide monumental,
fulminant contre ses adversaires.
À la fin, il saisit un couteau
et se taillada une sortie
entre les cadres de ses hauts paysages.
Par les trous de son univers en lambeaux
s’engoufrèrent l’innocence première
et la lumière.

∗∗

FIRESTICKS 

Conjugations of the verb “to be”
asleep since Adam’s fall
wake from bad phosphor dreams
heavy with mineral desire.
Earthstruck they leave
their ferny prints of spines
in beds of stone
and carry private moons
down history’s long roads,
gaudy with flags.
The one they walk behind
who’s named “”I AM”
they chose with spurts of flame
to guide them
like the pillar of a cloud
into the mind’s white exile.

∗∗

Les tisons

Les conjugaisons du verbe “être”
qui dormaient depuis la chute d’Adam
s’éveillent de mauvais rêves phosphoreux
lourds de désir minéral.
Folles de la terre elles impriment
leurs échines dentelées
dans des lits de pierre
et portent des lunes privées
sur les longues routes de l’histoire
bariolées de drapeaux.
Celui derrière lequel elles marchent
et qui est nommé “JE SUIS”
elles l’ont choisi pour ses jets de feu
tel la colonne d’un nuage
il les guidera
jusque dans l’exil blanc de l’esprit.

∗∗

THE LAYERS 

I have walked through many lives,
some of them my own,
and I am not who I was,
though some principle of being
abides, from which I struggle
not to stray.
When I look behind,
as I am compelled to look
before I can gather strength
to proceed on my journey,
I see the milestones dwindling
toward the horizon
and the slow fires trailing
from the abandoned camp-sites,
over which scavenger angels
wheel on heavy wings.
Oh, I have made myself a tribe
out of my true affections,
and my tribe is scattered !
How shall the heart be reconciled
to its feast of losses ?
In a rising wind
the manic dust of my friends,
those who fell along the way,
bitterly stings my face.
Yet I turn, I turn,
exulting somewhat,
with my will intact to go
wherever I need to go,
and every stone on the road
precious to me.
In my darkest night,
when the moon was covered
and I roamed through wreckage,
a nimbus-clouded voice
directed me:
"Live in the layers,
not on the litter."
Though I lack the art
to decipher it,
no doubt the next chapter
in my book of transformations
is already written.
I am not done with my changes.

∗∗

Les strates

J’ai parcouru maintes vies,
certaines m’appartenaient,
et je ne suis pas qui j’étais
quoiqu’il reste quelque principe
d’existence que je m’efforce
de ne pas trahir.
Quand je me retourne,
car je suis forcé de regarder
avant de pouvoir reprendre mes forces
pour continuer mon voyage,
je vois les moments décisifs rapetisser
vers l’horizon
et des feux lents marquer
les campements abandonnés
sur lesquels les anges carnassiers
s’abattent d’une aile lourde.
Oh, je me suis fait une tribu
de mes vraies affections,
et ma tribu est éparpillée !
Comment le coeur acceptera-t-il
son festin de pertes ?
Le vent qui se lève
me pique amèrement le visage
de la poussière éperdue de mes amis
tombés en chemin.
Oui, je tourne, je tourne,
exultant quelque peu,
elle est intacte, ma volonté d’aller
où j’ai besoin d’aller,
et chaque caillou du chemin
m’est précieux.
Dans ma nuit la plus sombre,
quand la lune était cachée
et que j’errrais parmi les décombres,
une voix ouatée par les nimbus
m’enjoignit:
“Vis dans les strates,
pas sur les déchets.”
Bien que me manque l’art
de le déchiffrer,
sans aucun doute le prochain chapitre
de mon livre de transformations
est déjà écrit.
Je n’ai pas fini de me transformer.

∗∗

THE SNAKES OF SEPTEMBER 

All summer I heard them
rustling in the shubbery,
outracing me from tier
to tier in my garden,
a whisper among the viburnums,
a signal flashed from the hedgerow,
a shadow pulsing
in the barberry thicket.
Now that the nights are chill
and the annuals spent,
I should have thought them gone,
in a torpor of blood
slipped to the nether world
before the sickle frost.
Not so. In the deceptive balm
of noon, as if defiant of the curse
that spoiled another garden,
these two appear on show
through a narrow slit
in the dense green brocade
of a north-country spruce,
dangling head-down, entwined
in a brazen love-knot.
I put out my hand and stroke
the fine, dry grit of their skins.
After all,
we are partners in this land,
co-signers of a covenant.
At my touche the wild
braid of creation
trembles.

∗∗

Les serpents de septembre

Pendant tout l’été je les ai entendus
bruire dans les buissons,
me devançant de terrasse
en terrasse dans mon jardin,
un soupir dans les viornes
un signe-éclair depuis la haie,
une ombre pulsante
dans le buisson de berbéris.
Maintenant que les nuits sont fraîches
et les annuelles desséchées,
je les aurais cru partis,
ayant dans la torpeur du sang
glissé dans le monde souterrain
avant le gel tranchant.
Mais non. Dans la décevante tiédeur
de midi, comme défiant le mauvais sort
qui jadis ruina un autre jardin,
ces deux apparaissent en scène
par une étroite fente
dans la dense brocade verte
d’une épinette,
suspendus la tête en bas
dans un impudent noeud d’amour.
J’étends la main et caresse
le grain fin et sec de leurs peaux.
Après tout,
nous sommes partenaires sur cette terre,
co-signataires d’un pacte.
À mon toucher la tresse
sauvage de la création
tremble.

∗∗

TOUCH ME 

Summer is late, my heart.
Words plucked out of the air
some forty years ago
when I was wild with love
and torn almost in two
scatter like leaves this night
of whistling wind and rain.
It is my heart that’s late,
it is my song that’s flown.
Outdoors all afternoon
under a gunmetal sky
staking my garden down,
I kneeled to the crickets trilling
underfoot as if about
to burst from their crusty shells ;
and like a child again
marveled to hear so clear
and brave a music pour
from such a small machine.
What makes the engine go ?
Desire, desire, desire.
The longing for the dance
stirs in the buried life.
One season only,
                                 and it’s done.
So let the battered old willow
thrash against the windowpanes
and the house timbers creak.
Darling, do you remember
the man you married ? Touch me,
remind me who I am.

∗∗

Touche-moi

Tardif est l’été, mon coeur.
Ces mots attrappés de l’air
il y a quelque quarante ans
alors que j’étais sauvage d’amour
et presque déchiré en deux
s’éparpillent comme les feuilles en ce soir
de vent sifflant et de pluie.
C’est mon coeur qui est tardif,
c’est mon chant qui s’est envolé.
Dehors tout l’après-midi
sous un ciel gris métallique
à bêcher mon jardin,
penché sur les cigales qui chantaient
à mes pieds comme prêtes
à faire éclater leurs justaucorps,
avec un émerveillement d’enfant
j’entendis cette musique
si claire et si brave sortir
d’une si petite machine.
Qu’est-ce qui fait marcher le moteur ?
Le désir, le désir, le désir.
L’envie de danse qui
remue dans la vie souterraine.
Une seule saison,
                       et c’est fini.
Alors laissons le vieux saule battu
Frapper contre les vitres
Et la charpente de la maison craquer.
Chérie, te souvient-il de
l’homme que tu as épousé ? Touche-moi,
rappelle-moi qui je suis.

Présentation de l’auteur

Stanley Kunitz

Stanley Jasspon Kunitz (/ˈkjuːnɪts/ ; 29 juillet 1905 - 14 mai 2006) était un poète américain. Il a été nommé poète lauréat consultant en poésie auprès de la Bibliothèque du Congrès à deux reprises, d'abord en 1974 puis en 2000.

Kunitz est né à Worcester, Massachusetts, est le plus jeune de trois enfants, de Yetta Helen (née Jasspon) et Solomon Z. Kunitz, tous deux d'origine russe lituanienne.

Son père, un couturier d'origine juive russe, s'est suicidé dans un parc public six semaines avant la naissance de Stanley, après avoir fait faillite. La mort de son père aura une grande influence sur sa vie.

Kunitz et ses deux sœurs aînées, Sarah et Sophia, ont été élevés par sa mère, qui arrive seule de Yashwen, Kovno, Lituanie en 1890 et ouvre un magasin de produits secs. Yetta se remarie à Mark Dine en 1912. Yetta et Mark déposent le bilan en 1912, puis sont mis en examen par le tribunal de district des États-Unis pour dissimulation d'actifs. Mark Dine  décède lorsque Kunitz avait quatorze ans. À quinze ans, Kunitz quitte la maison et devient assistant boucher. Plus tard, il obtient  un emploi de jeune reporter au Worcester Telegram, où il continue à travailler pendant ses vacances d'été à l'université.

Kunitz obtient en 1926 un diplôme de Harvard College, avec une majeure en anglais et une mineure en philosophie, puis une maîtrise en anglais à Harvard l'année suivante. Il souhaite poursuivre ses études en vue d'un doctorat, mais l'université lui répond que les étudiants anglo-saxons n'aimeraient pas avoir pour professeur un juif.

Après Harvard, il travaille comme reporter pour le Worcester Telegram, puis comme rédacteur pour la H. W. Wilson Company à New York. Il a ensuite fondé et édité le Wilson Library Bulletin et a commencé les Author Biographical Studies. Kunitz épouse Helen Pearce en 1930. Ils divorcent en 1937. En 1935, il déménage à New Hope, en Pennsylvanie où il se lie d'amitié avec Theodore Roethke. Il épouse Eleanor Evans en 1939 ; ils ont une fille Gretchen en 1950. Kunitz divorce d'Eleanor en 1958.

Chez Wilson Company, Kunitz est co-éditeur de Twentieth Century Authors, entre autres ouvrages de référence. En 1931, sous le nom de Dilly Tante, il édite Living Authors, a Book of Biographies. Ses poèmes commencent à paraître dans Poetry, Commonweal, The New Republic, The Nation et The Dial.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est appelé sous les drapeaux en 1943 en tant qu'objecteur de conscience et, après avoir suivi trois fois la formation de base, il sert comme non-combattant à Gravely Point, dans l'État de Washington, au sein de l'Air Transport Command, en charge de l'information et de l'éducation. Il refuse une commission et est réformé avec le grade de sergent-chef.

Après la guerre, il entame une carrière d'enseignant péripatéticienne au Bennington College (1946-1949), prenant la relève de Roethke. Il a ensuite enseigné à l'Université d'État de New York à Potsdam (alors le New York State Teachers College à Potsdam) en tant que professeur titulaire (1949-1950 ; sessions d'été jusqu'en 1954), à la New School for Social Research (conférencier ; 1950-1957), à l'Université de Washington (professeur invité ; 1955-1956), le Queens College (professeur invité ; 1956-1957), l'université Brandeis (poète en résidence ; 1958-1959) et l'université Columbia (chargé de cours à l'école d'études générales ; 1963-1966) avant de passer 18 ans comme professeur adjoint d'écriture à l'école des arts de Columbia (1967-1985). Au cours de cette période, il a également occupé des postes de professeur invité à l'Université de Yale (1970), à l'Université Rutgers-Camden (1974), à l'Université de Princeton (1978) et au Vassar College (1981).

Après son divorce d'Eleanor, il épouse la peintre et poète Elise Asher en 1958. Son mariage avec Asher lui permet de se lier d'amitié avec des artistes comme Philip Guston et Mark Rothko.

La poésie de Kunitz a été largement saluée pour sa profondeur et sa qualité. Il a été le poète lauréat de l'État de New York de 1987 à 1989[16] et a continué à écrire et à publier jusqu'à l'année de son centenaire, en 2005. Beaucoup considèrent que le symbolisme de sa poésie est influencé de manière significative par le travail de Carl Jung. Kunitz a influencé de nombreux poètes du XXe siècle, notamment James Wright, Mark Doty, Louise Glück, Joan Hutton Landis et Carolyn Kizer.

Pendant la majeure partie de sa vie, Kunitz a partagé son temps entre New York et Provincetown, dans le Massachusetts. Il aimait jardiner et entretenait l'un des plus impressionnants jardins de bord de mer de Provincetown. Il y a également fondé le Fine Arts Work Center, où il était un pilier de la communauté littéraire, comme il l'était de la Poets House à Manhattan.

Il a reçu le prix Peace Abbey Courage of Conscience à Sherborn, dans le Massachusetts, en octobre 1998, pour sa contribution à la libération de l'esprit humain à travers sa poésie.

Il est décédé en 2006 à son domicile de Manhattan. Il avait déjà frôlé la mort et s'est exprimé sur cette expérience dans son dernier livre, un recueil d'essais intitulé The Wild Braid.

 

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

Poésie

The Wild Braid: A Poet Reflects on a Century in the Garden (2005).
The Collected Poems of Stanley Kunitz (NY: W. W. Norton & Company, 2000).
Passing Through, The Later Poems, New and Selected (NY: W. W. Norton & Company, 1995) — lauréat du National Book Award.
Next-to-Last Things: New Poems and Essays (1985).
The Wellfleet Whale and Companion Poems.
The Terrible Threshold.
The Coat without a Seam.
The Poems of Stanley Kunitz (1928–1978) (1978).
The Testing-Tree (1971).
Selected Poems, 1928-1958 (1958).
Passport to the War (1944).
Intellectual Things (1930).

Autres écrits et interviews

Conversations with Stanley Kunitz (Jackson, MS: University Press of Mississippi, Literary Conversations Series, 11/2013), Edited by Kent P. Ljungquist.
A Kind of Order, A Kind of Folly : Essays and Conversations.
Interviews and Encounters with Stanley Kunitz (Riverdale-on-Hudson, NY : The Sheep Meadow Press, 1995), publié par Stanley Moss.

Edition - traductions

The Essential Blake.
Orchard Lamps by Ivan Drach.
Story under full sail by Andrei Voznesensky.
Poems of John Keats.
Poems of Akhmatova by Max Hayward.

Poèmes choisis

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