La poésie n’ex­iste pas, il n’ex­iste que des poésies de natures dif­férentes. Je ne suis pas de ces lecteurs qui frap­pent d’anathème un livre de poésie dès lors que le poète aban­donne (apparem­ment) tout repère iden­ti­taire. Avec “Cir­con­vo­lu­tions”, Stéphane San­gral donne à lire un ouvrage placé sous le dou­ble signe de la décon­struc­tion (Der­ri­da) et du cœur du “creux néant musi­cien” (Mal­lar­mé dans “Une den­telle s’abolit”). De ce recueil sous-titré “Soix­ante-dix vari­a­tions autour d’elles-mêmes”, Thier­ry Roger dans sa pré­face à la tonal­ité philosophique, très pré­cise et éclairante, affirme qu’il s’ag­it d’un matéri­al­isme inté­gral. Le lecteur atten­tif relèvera encore quelques expres­sions intéres­santes comme la cir­cu­la­tion infinie d’une parole qui ray­onne à par­tir d’un cen­tre vide, dif­frac­té, ou mou­vant, de ressasse­ment blan­cho­tien, de décon­struc­tion de toute sacral­ité… Il est dif­fi­cile de pren­dre la parole après Thier­ry Roger qui emploie l’im­age “escaliers piranésiens” pour décrire ce tra­vail. Peut-être n’est-il pas inutile de se sou­venir de la déf­i­ni­tion du mot cir­con­vo­lu­tion : enroule­ment autour d’un point ou d’un axe cen­tral, ensem­ble de tours et de détours… Reste à explor­er cette esthé­tique de la boucle, à en dire quelques mots pour entraîn­er à lire ces “Cir­con­vo­lu­tions”.

 Stéphane San­gral, Cir­con­vo­lu­tions, Édi­tions Galilée, 160 pages, 15 €.

Piranèse ? Ses “Pris­ons” sont l’œu­vre d’un vision­naire, ses gravures témoignent d’une obses­sion : les escaliers ne mènent nulle part, sinon à eux-mêmes et sont répétés comme un élé­ment de décor. L’im­age d’escaliers piranésiens per­met de com­pren­dre la démarche de San­gral qui joue avec les mots comme Piranèse des­sine et grave. Le pein­tre creuse la plaque, le poète dis­sèque son malaise devant les mots. Dans ses “Pris­ons imag­i­naires”, si Piranèse évoque un malaise para­dox­al avec ses passerelles sous les voûtes débouchant sur le vide (San­gral, qui est par ailleurs psy­chiâtre, y ver­rait peut-être une ten­dance mor­bide ou répres­sive), Stéphane San­gral, dans “Cir­con­vo­lu­tions” met au défi le lecteur d’ef­fac­er ses textes, adresse se ter­mi­nant par cette con­clu­sion : “Écrire que les nœuds / des mots “sui­cide relatif” tor­dent les nœuds / des pen­sées, comme ça, pour enfin, enfin, voir…” (p 73). “Cerveau noir” de Piranèse, 1Vic­tor Hugo cité par Janine Bar­ri­er, Piranèse, Edi­tions Bib­lio­thèque de l’Im­age. 1995, page 57, “cerveau noir” de Sangral…

Stéphane San­gral organ­ise son livre en huit sec­tions dont la pre­mière et la dernière offrent des textes voisins où le mot rien est rem­placé par le mot tout et récipro­que­ment (l’esthé­tique de la boucle ?). Auto­bi­ogra­phie instan­ta­née (comme l’indique le poème de la page 33), les indices per­son­nels ne man­quent pas. Mais San­gral met en évi­dence l’é­trangeté de la démarche tout en étant con­scient des lim­ites de la poésie : “… mais l’e­space et le temps / se foutent de l’alexan­drin et sont ailleurs…” Ce qui ne peut qu’aboutir à l’ex­plo­sion du dis­cours, à sa frag­men­ta­tion en de mul­ti­ples propo­si­tions dis­séminées sur la page, le change­ment de corps du car­ac­tère d’im­primerie ren­forçant cette impres­sion de frag­men­ta­tion. Poésie de psy donc, car Stéphane San­gral, dans la sous-sec­tion “Et le poème vien­dra” écrit : “La vie n’a aucun sens, qu’une direc­tion : la / mort”. Et tout le reste n’est que lit­téra­ture, serait-on ten­té d’a­jouter. Poésie de psy, poésie de la direc­tion engoncée dans sa mort. Poème qui, réécrit à de nom­breuses repris­es, prou­ve l’i­nanité de vouloir trou­ver un sens à la vie ; poésie philosophique qui inter­roge l’être : l’être de la poésie, l’être des mots, l’être du poète… Et si la vérité se trou­vait dans la boucle ?

Si Stéphane San­gral change la donne poé­tique, on appréciera ou non ce qu’il écrit. Mais l’essen­tiel est que cette expéri­ence ait eu lieu. Même si le courant poé­tique coule secrète­ment depuis des dizaines d’an­nées : je pense à Geneviève Clan­cy et à sa “Fête couchée” (le pre­mier recueil, chronologique­ment par­lant, que je retrou­ve dans ma bib­lio­thèque 2Geneviève Clan­cy, Fête couchée, Seghers/Laffont, col­lec­tion Change, Paris, 1972 !). Sans doute y aurait-il encore beau­coup de choses à dire, et pas seule­ment des pos­i­tives ! Mais la place manque dans une sim­ple note de lec­ture qui, de toute façon, n’a de sens que dans l’inci­ta­tion à lire cette poésie pen­sante-pen­sée

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs. 

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