Stéphane San­gral, Des dalles posées sur rien

 

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Le poète dit sou­vent le JE : non par souci d’épanchement de l’âme (ou de ce qui en tient lieu) mais par facil­ité. Stéphane San­gral qui ouvre ce nou­veau livre par un dia­logue (imag­i­naire ?) numéroté néga­tive­ment - 3 entre le JE et La Rai­son ne choisit pas la facil­ité tant ce dia­logue est dif­fi­cile à suiv­re. 

De celui-ci, je relève ces ter­mes pronon­cés par le JE : « J’ai peur de n’être pas. J’ai peur de n’être pas avant de n’être plus.  C’est dur d’être pour soi-même un secret. Je me sens étranger à moi-même… ». De là à penser qu’il est impos­si­ble de dire Je en poésie, il n’y a qu’un pas. Alors restent à dire, à chanter, cette impos­si­bil­ité, cet épuise­ment, ce mal-être, ce para­doxe… Et si, et si ??? J’ai du mal à suiv­re le raison­nement de Stéphane San­gral dans ce dia­logue, ne maîtrisant pas les con­cepts qu’il utilise. A moins que la poésie ne soit la « con­stel­la­tion de formes vides allumée par la forme vide d’un inter­rup­teur »  comme l’affirme la Rai­son à la page 28 ? On est alors dans un abîme de pos­si­bles au-delà du leurre. Mais voilà que je philosophe à ma façon ! Ce à quoi je me refuse caté­gorique­ment… 

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La deux­ième par­tie (numérotée tout aus­si néga­tive­ment - 2) invite le lecteur à une longue médi­ta­tion sur l’être, le non-être, la con­science, l’individu… 

Stéphane San­gral, Des dalles posées sur rien, Edi­tions Galilée, 208 pages, 17 euros. En librairie.

Il me faut l’avouer : j’ai du mal avec ces con­cepts (je ne suis pas de for­ma­tion philosophique, j’ai suivi un dou­ble cur­sus à la fois en lit­téra­ture et en sci­ences de l’éducation), j’ai beau­coup de dif­fi­cultés à suiv­re cette méditation…

 

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La troisième par­tie (numérotée néga­tive­ment -1) offre une libre, très libre médi­ta­tion à pro­pos de la mort, de faire son deuil (selon l’expression con­sacrée), de l’avoir… J’aime beau­coup cette for­mule (p 78) : « Ah ! Pou­voir tuer la mort !… /  Et la voilà, par cette seule idée, le piège étant par­fait, plus vivante que jamais… » Et ce n’est pas le change­ment de car­ac­tères d’imprimerie (on passe du romain à l’italique, on mod­i­fie le corps du car­ac­tère) qui me fera chang­er d’avis ! Se pro­file un sujet écrivant, ce qui relève de la philoso­phie, mais de cette philoso­phie qui relève de la poé­tique, des thèmes poé­tiques : reste à définir ce sujet écrivant. Page 81, c’est coupé d’un poème com­posé en alexan­drins : car il s’agit bien d’écrire (p 83). Le para­graphe des pages 86 & 87 sur le fado vaut large­ment des poèmes en prose ! L’athée que je suis appré­cie aus­si ces mots de la page 88 : « Quelques instants avant ma mort je croirai en Dieu, mais pas un Dieu éter­nel, non, à un Dieu (alors pourquoi met­tre une majus­cule à ce dernier mot ?) de sec­onde zone dont l’existence n’est lim­itée qu’à quelques instants » ou ce frag­ment de la page 90 : « Le droit d’appeler Dieu par son petit nom : Néant ». Alors, San­gral écrivant : un poète qui utilise le mot âme à son corps défen­dant ? Mais qui ne manque pas d’humour.

 

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(Redéf­i­ni­tions) est numérotée 0, cette par­tie regroupe 70 répons­es à la ques­tion « Qui est Je ? », des répons­es qui ne man­quent pas d’humour noir. Ce qui ressort de la ques­tion posée, c’est son inanité : les jeux de mots (Je / Jeu) sont présents ; c’est une  entre­prise de dyna­mitage du Je. Soulignée par la posi­tion cen­trale de cette par­tie du livre…

 

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Bel exem­ple de tau­tolo­gie : le temps de la réflex­ion étant passé, on attend des poèmes ! Stéphane San­gral va jusqu’à affirmer (p 115) : « ….je me rem­plis de l’idée de vacuité pour oubli­er la vacuité de mes pro­pres idées… Vide(s)… ». Voilà au moins qui est franc. Mais il passe au crible le moin­dre de ses énon­cés, il est envahi par le doute. La notion de boucle revient sous sa plume, ce qui fait le lien avec son livre précé­dent : bel exem­ple de cohérence. Quand Stéphane San­gral affirme par­faite­ment ce qu’il est, ce qu’il ressent, il suf­fit de lire les pavés de prose des pages 123 et 124. Mais que sig­ni­fie la locu­tion « Et ce texte ne veut rien dire », alors qu’il dit par­faite­ment ? Et ce qu’il affirme est dif­fi­cile à suiv­re quand il par­le d’être, de néant, de béance, d’absence … Une dif­fi­culté qui est sans doute bril­lante ! Car cette dif­fi­culté est bril­lante surtout quand Stéphane San­gral ques­tionne : « Et si un être n’était qu’un néant un peu plus com­plexe que les autres ? » (p 131). Lâcheté des méta­physi­ciens, amour de la méta­physique et lâcheté du lan­gage même ne con­nais­sant en égal­ité que la naïveté de l’auteur … : Stéphane San­gral emprunte le lan­gage des sci­ences (« L’acide désoxyri­bonu­cléique est la mise en abîme du corps. / Après Dieu, Néant : mon ADN » -p 142-) : oui, décidé­ment, j’ai beau­coup de mal à suiv­re l’enchaînement des idées de Stéphane San­gral !  Mais cette dernière remar­que n’enlève rien à l’intérêt du livre, à son côté démystificateur…

 

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La par­tie suiv­ante (numérotée pos­i­tive­ment 2) com­mence par un aveu (p 150) : «J’ai quar­ante-trois ans, presque quar­ante-qua­tre et je ne me con­nais pas. Ou plutôt, cela fait quar­ante trois ans, presque quar­ante-qua­tre, que, trop occupé  par le moi, je passe devant moi, sans me voir. //  Qui suis-je ?  / Un indi­vidu qui, han­té par l’épaisseur du Je, tou­jours refusera de se laiss­er réduire à une réponse, mais qui, han­tant la plat­i­tude de son Je trop soli­taire­ment, tou­jours acceptera de laiss­er venir la présence de  cette ques­tion. »  Et l’aveu  : une impos­si­bil­ité ? A la philoso­phie se mêlent des élé­ments plus légers, plus incon­sis­tants comme « se font la guerre et l’amour » (p 154) ; c’est peut-être là que réside la dif­férence entre la philoso­phie et la poésie, la philoso­phie étant la réus­site d’écrire « je suis » (p 156). J’aime cette for­mule : « Je ne suis qu’une con­tin­gence, qui rêve d’absolu » (p 161). Stéphane San­gral est con­scient de son impuis­sance : il ne sait pas s’il est capa­ble d’aller au bout du con­cept d’unité psy­chique mais il sait qu’il est inca­pable de se sous­traire à lui, de méditer à son pro­pos (p 169) …

 

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Le chapitre suiv­ant (numéroté tout aus­si  pos­i­tive­ment 3) est rem­pli d’un dia­logue sur la déf­i­ni­tion du JE. Qui repose sur une tau­tolo­gie (p 182).  « Le sen­ti­ment d’un Je uni­taire ne serait au fond que que le mou­ve­ment du résul­tat d’appropriation de l’excédent de sig­nifi­ance se dégageant des mul­ti­ples mod­i­fi­ca­tions de la vie per­cep­tion-motrice. Je suis bien réel mais mon Je, lui, n’est vraisem­blable­ment qu’une illu­sion, sans doute ren­for­cée par mon lan­gage et ma capac­ité à pro­duire l’unité séman­tique Je » (pp 182–183). Tout est alors dit. Ou presque, car Stéphane San­gral ajoute : « La con­cep­tu­al­i­sa­tion du Je est encore, dans la pen­sée com­mune alour­die par le con­cept d’âme, est encore une ridicule crato­phanie 1 » (p 187).  

 

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Reste que la poésie repose sur le con­cept de JE. Reste que Des dalles posées sur rien est un livre néces­saire car il démonte une illu­sion : la poésie serait alors une illu­sion néces­saire. Pour l’existence de la lit­téra­ture. Il faut vivre et agir avec cette qua­si cer­ti­tude. Des dalles posées sur rien est un livre bril­lant car il con­voque la physique, la psy­cholo­gie bien enten­du, la zoolo­gie, les neu­ro-sci­ences… Mais l’ai-je bien lu, ai-je bien écrit ma note de lecture ?

Note

1. Crato­phanie : man­i­fes­ta­tion inex­pliquée et attribuée à une puis­sance surnaturelle.

 

 

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Pierre Dhain­aut, Après, aquarelles de Car­o­line François-Rubino.

A pro­pos des murs, Pierre Dhain­aut note : « un fatras de visions noires, / l’effroi s’aggrave : de leurs entrailles monte / une ver­mine épaisse, pro­liférante, » (p 12). Dés lors, les indices se mul­ti­plient : « bras nus / liés… » (p 40), « ne pas étein­dre la veilleuse » (p 12), un bracelet autour du poignet (p 14) por­tant nom et prénom, « Arracher des san­gles » (p 28)… La dernière par­tie de poèmes est inti­t­ulée « Dire ensem­ble », elle com­mence par ces vers « Ros­es trémières, au long des rues, le temps / du recul, le temps du spec­ta­cle, s’il reve­nait, » (p 47). 

Il est temps alors de ne plus souscrire à la promesse des mots. Le mot de la fin est dit enfin dans la cinquième par­tie, une note en prose : « … après une longue opéra­tion du cœur et une inter­minable con­va­les­cence »… (p 57). Mais Pierre Dhain­aut ne se refait pas (ou, du moins l’oublie-t-il ?), il réflé­chit tou­jours à la poésie : «  Ce n’est que dans cette voie qu’ils {les poèmes}se ser­vaient de la mémoire […] Rien de tel cette fois »  (p 57). Je savais qu’il devait se faire opér­er du cœur depuis que j’avais reçu une let­tre à l’occasion d’une de mes notes de lec­ture que je lui avais envoyée… « A l’hôpital, je me trou­vais dans l’incapacité totale  d’écrire, fût-ce quelques mots, et l’intention de le faire alors ne m’a même pas effleuré » (p 58).  Il ajoute que ces poèmes-mots ont été l’occasion de « revivre avec le lan­gage l’épreuve douloureuse et de m’interroger sur la place qu’y avait occupée la poésie pour que de nou­veau elle soit pos­si­ble » (idem). 

Pierre DHAINAUT, Après. L’Herbe qui trem­ble édi­tions, 72 pages, 13 euros ; en librairie ou sur cat­a­logue (com­mande en ligne).

On me par­don­nera les cita­tions qui émail­lent cette note de lec­ture, elles doivent être néces­saires pour dire la douleur qu’a dû ressen­tir, après cette inter­ven­tion chirur­gi­cale, de l’absence de solu­tions (ou de sec­ours) de la poésie, le poète Pierre Dhain­aut…  Alors, une cita­tion, la dernière (?) : « … nous léguons ce que la poésie ne définit pas, une ouver­ture pos­si­ble, tou­jours, une promesse » (p 60).

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.