Dans ce recueil à la mort présente, abon­dent les ques­tions fon­da­men­tales aux impos­si­bles répons­es, qui met­tent les répons­es sens dessus-dessous où toute réponse, en tant que forme du poème, éclate en un sai­sisse­ment aux éclats maîtrisés. 

Toute pen­sée subit un retourne­ment où l’espace des mots souf­fle par répéti­tion comme s’il y avait refus d’entamer la réponse pour revenir au point ini­tial, comme si l’événement se trans­for­mait en avène­ment. Dans cette langue qui ne joue pas avec les mots mais les fait livr­er tout leur sens y com­pris leur con­tre­sens, Stéphane San­gral peut affirmer : … mais ma vie n’a aucun sens. En fait, le temps canalise cette vie et en même temps l’étouffe. Inces­sante ques­tion sans com­mence­ment ni fin qui s’origine au fond de l’être tant qu’il y a de l’être. Poèmes, dont la géométrie est une exi­gence struc­turée qui ne laisse place à aucun influx qui les débor­derait. Tout est sous sur­veil­lance. Peut-être, la meilleure saisie est-elle : c’est ma pen­sée qui déploie ma pen­sée, pas moi… Les mots se décom­posent et se recom­posent. On passe d’une typogra­phie aux let­tres minus­cules presque effacées, par­fois, à de grandes let­tres même en gras qui ponctuent le poème. La forme du poème, les points de vue vari­ent pour trou­ver un ailleurs, hors la norme, hors les répons­es com­munes et pré­fab­riquées, hors les par­adis artificiels… 

Stéphane San­gral, Là où la nuit / tombe, pré­face de Salah Stétié, Edi­tions Galilée,  12 Euros.

Ce recueil est une struc­ture que la pen­sée ani­me avec ses courbes, ses lignes droites, ses labyrinthes, ses spi­rales qui définit une douleur men­tale sans y enfer­mer le lecteur qui même s’il acqui­esce, doit trou­ver sa pro­pre porte de sortie.

Comme beau­coup, l’auteur refuse la con­di­tion de mor­tel : l’indépassable fait : n’être plus et dans le présent n’être pas, le réel mis en doute dans sa réal­ité. Entre le réel et ma réal­ité, il n’y a pas coïn­ci­dence mais impos­si­bil­ité. Il n’y a pas de com­plai­sance à l’égard du réel mais l’affirmation qui est d’être soi. Il nous manque peut-être une dimen­sion ter­restre : la saisie du réel en tant qu’absolu. Un dernier recours :

 

Je me suis exilé volon­taire­ment dans
les mots, loin du réel, pour ten­ter d’oublier 
qu’involontairement on est exilé dans
les mots, loin du réel (à) jamais oublié…

 

armes de tous les vrais poètes, armes fac­tices nous le savons. La rime, ici, nous rap­pelle peut-être involon­taire­ment, l’ancienneté de la chose. Par­fois, il y a des ten­ta­tives de démon­stra­tion comme si enfin nous allions en sor­tir, trou­ver une ou l’explication mais tout retombe, nous tournons en rond et l’étouffement saisit. Nous sommes au-delà du temps ordi­naire : 07h70 et nous ne revien­drons pas en arrière, nous sommes pro­jetés en avant, nous sommes de l’inachèvement.Rien que des mots pour saisir une absence, un absent, cette même douleur indé­pass­able : le temps qui s’éloigne et pousse tou­jours le néant en avant dans un Texte clos depuis longtemps.

La répéti­tion, dont use hardi­ment Stéphane San­gral, est un espace qui s’agrandit par cer­cles con­cen­triques et ouvre à autre chose qu’elle-même. On la dépasse dans ce paysage comme par exem­ple la nuit qui est tache de lumière et qui con­duit à une trans­fig­u­ra­tion-… de mon bureau… car elle est sub­stance, matière dans ce qu’elle a de volatile mais aus­si sub­stance souffrante. 

Et cette répéti­tion inlass­able n’est peut-être que le silence de la langue qui arrive  à matu­rité, la sienne pro­pre dans une langue qui n’est que forme et non sub­stance, comme le dit Fer­di­nand de Saussure.

Poésie cri­ante de vérité, par ses moments vécus d’intensité et de renou­velle­ment où le lecteur est sur­pris parce que c’est lui-même qui appa­raît. La vie ne peut être pleine­ment saisie, il y a tou­jours un même obsta­cle qui s’interpose … trop lourd d’un réel pas fini. Qu’est-ce que je fous là. S’échapper serait-il pos­si­ble avec le con­cours du monde extérieur avec cette renais­sance d’un état plus heureux, tiré d’une apparence de néant : Boire ma soif jusqu’à la liberté//et me noy­er de n’être//que moi, goutte dans l’océan//d’être…Dans cette mise à nu de soi qui est un dépouille­ment, il y a une force de libéra­tion par la néga­tion de soi. Ce dépasse­ment prend une forme de salut : la noy­ade impos­si­ble et ou la noy­ade pos­si­ble. Duplic­ité de toute pen­sée, de tout sen­ti­ment, l’auteur affirme et nie à la fois, est-ce une façon d’épouser le monde, de le libér­er de lui-même sans jamais le fix­er dans une unique pensée ?

Il y a une pro­fonde volon­té, par les répéti­tions, point majeur de ce recueil, de pro­gress­er dans le même, le soi étant passé dans l’inépuisable désir d’être mal­gré tout, comme un désir d’envol : être un être, essay­er et essay­er encore, mar­que d’une den­sité men­tale qui par coups et par à‑coups ponctue ces pages où le poème est un et à chaque fois dif­férent. Langue tor­turée et par­fois par hoquets qui aura ren­du son essence : rien, rien en dehors d’elle ne se sera passé et pour­tant dans ce sens, elle aura plaidé notre cause, notre ultime but : ten­ter d’y voir clair en nous quand nous nous super­posons au monde même à … fouler le sens, même à nous nier : … il se nie … et Ma vie n’a aucun sens.

Le dernier poème rimé, mais il y en d’autres, répète plusieurs fois : pass­er son temps, le verbe est à l’infinitif, c’est-à-dire le mode où tout est pos­si­ble, temps, nom­bre, per­son­ne, voix. Nous arrivons à passé par­ticipe passé qui clô­ture, qui con­clut, syn­thèse de tout ce qui a précédé. C’est le temps qui n’appartient plus et que l’on a dépassé, comme si vivre était oubli­er que l’on vit, être un pas en avant de la mort, la crainte du néant enfin dépassée parce que la tête se relève.

Il y a une très belle con­fi­dence man­u­scrite à la page 105, qui dit qu’il n’y a ni fin ni début à ce livre : Il reste juste le temps. Juste le temps. Le lecteur naïf, voudrait pos­er la ques­tion : que s’est-il passé ? Mais ce temps est un appel à la vie, à notre être le plus élé­men­taire, à cette par­tie ani­male qui ne se pose pas de ques­tion sur l’existence : Chi­er reste pos­si­ble, c’est-à-dire se soulager d’un excès qui ne fera pas souche.

Les par­ties de ce recueil sont des par­ties de temps de la nuit, un noir à tra­vers­er, quelque chose qui s’achève et ne s’achève pas. Ce livre nous absorbe en même temps que se lève un doute : ai-je com­pris et ce peu que j’en ai dit en est-il le reflet. Prenons le titre : Là où la nuit / tombe. Tombe, est-il verbe ou appo­si­tion, mou­ve­ment ou immo­bil­ité, pos­si­bil­ité ou impos­si­bil­ité ? A chaque lecteur sa pro­pre lec­ture. Ce recueil nous livre une sen­si­bil­ité qui ne pra­tique pas la langue de bois. Il ne peut être que pré­cieux à ceux qui exer­cent l’humilité de vivre et de penser.

Cette recen­sion s’arrête, elle n’est pas achevée, ne le sera jamais.

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Jean-Marie Corbusier

Jean-Marie Cor­busier se con­sacre à l’écriture et à la musique. Pro­fesseur de français, il se pas­sionne pour la lin­guis­tique et l’étude de la struc­ture des langues au par­ler rare et très dif­férent. Il a pub­lié presque une ving­taine de fois des recueils de poésies, prin­ci­pale­ment aux édi­tions du Tail­lis Pré. Il est aus­si chroniqueur pour dif­férentes revues dont le Jour­nal des poètes. Dernières pub­li­ca­tions aux Edi­tions  Le Tail­lis Pré (Châte­lin­eau) : Une neige peinte de pas (2011), Dans le jour soulevé (2013), La lampe d’hiver (2015), Le livre des oub­lis et des veilles (2017) , L’air, pierre à pierre (2018). La poésie met la langue dans un état cri­tique, elle est une source de pen­sées qui va par et pour elle-même dans une lec­ture où cha­cun l’invente, cette part indi­vidu­elle est la force du poème, son degré de vérité.