Moine boud­dhiste en retraite soli­taire en Savoie, Jig­mé Thrin­lé Gyat­so con­sacre la part majeure de sa vie à la pra­tique spirituelle.

L’image que nous avons, nous autres européens, des ver­tus boud­dhistes, s’inscrit dans la recherche de la non-vio­lence, dans la quête du Nir­vana par l’accès à la paix intérieure et la non-volonté.

Jig­mé Thrin­lé Gyat­so renou­vèle par son lan­gage poé­tique l’enseignement de ses maîtres tibé­tains en y ajoutant la dimen­sion d’une lutte con­tre la bêtise, l’inanité et l’inconsistance qu’impose notre époque comme unique mod­èle de survivance.

Les édi­tions de l’Astronome pub­lient en 2014 deux recueils de poèmes de notre moine : Extrêmes saisons et Lumineux arpèges.

Dans le pre­mier, Gyat­so s’interroge :

 

« Pourquoi par­lent-ils tant
les gens ?
Cela réi­fie-t-il leur fuyante existence ? »

 

Déjà dans l’avant-dire le poète s’était sen­ti le devoir d’inscrire l’axe de sa poé­tique des saisons comme en réac­tion au rythme de vie con­tem­po­rain, où l’homme n’accorde plus ses besoins à ce qu’offre la nature dans son rythme naturel et changeant : « Le rythme des saisons est-il encore appré­cié ? Est-il respec­té de nos jours alors que nous man­geons – pour ne pren­dre que cet exem­ple – de tout n’importe quand dans nos sociétés dites dévelop­pées, mod­ernes ou même post-modernes ? »

Etrange moine boud­dhiste, avouons-le, qui ne cherche pas seule­ment à saisir dans la fugac­ité de l’instant présent l’essence per­ma­nente des phénomènes, mais porte un regard engagé. Engagé pour l’esprit. Engagé con­tre les affres de cette modernité-là.

Ailleurs il n’hésitera pas, dans le creux de la splen­deur qu’il con­tem­ple, à gliss­er, de-ci de-là, quelques leçons de morale :

 

« Ah la sai­son des hommes !

l’être humain est-il vrai­ment un fruit de la nature ?

qu’ils aient la peau noire brune blanche jaune ou rouge

ou brûlée par les U.V.
les hommes sont
pour la plupart
devenus
hommes de profit
(…)

la magie la plus noire
est celle de l’homme blanc
car la magie du prof­it destructeur
a envahi ce monde multicolore »

 

Quel est le point de con­cil­i­a­tion entre un moine boud­dhiste chan­tant l’univers depuis cette moder­nité mor­tifère, et le chré­tien que je revendique être ayant vu dans le poème la voie suprême de l’ac­com­plisse­ment ? Eh bien, dans le poème, justement.

Le poème peut dépass­er les dif­férences de con­cep­tions philosophiques s’il est vécu, au-delà des dogmes respec­tifs – et il y en a de part et d’autre – comme la voie des méta­mor­phoses pou­vant être inté­grées par l’individu, et menant à l’absolu de l’être.

En cela, la créa­tion serait-elle acte et être, et les deux con­cep­tions ne s’opposeraient-elles plus comme elles s’opposent depuis la nuit des temps.

Le poète boud­dhiste peut s’acheminer vers son nir­vana, qui est sa vérité préex­is­tante, par la pra­tique d’une dis­ci­pline physique et spir­ituelle pou­vant inclure le chant comme moyen de trans­for­ma­tion, de purifi­ca­tion, d’élévation. Cette dis­ci­pline est alors une créa­tion en acte per­me­t­tant de décou­vrir les voies sin­gulières d’accès à la vérité préexistante.

De même pour le chré­tien qui, emprun­tant les pou­voirs de la parole, peut renou­vel­er les voies d’union avec le Verbe et, les renou­ve­lant, jus­ti­fie pleine­ment son exis­tence par un chemin expéri­men­tal reviv­i­fi­ant, au moins pour lui-même, les sources qui le fondèrent. Pour le chré­tien, même si le Christ est la vérité préex­is­tante, le telos suprême de la con­di­tion humaine, il y a tou­jours de la vie, des nais­sances et des morts, et chaque indi­vidu est appelé à ajouter du sens, par son chemin sin­guli­er, à l’univers.

L’ancien dual­isme oppose deux ver­sions : soit l’existence est Être, et la créa­tion va dire cette vérité préex­is­tante pour le temps présent ; soit l’existence est Acte, et la créa­tion emprunte un chemin sans idée pré­conçue. Ce dual­isme ici cesse alors car poé­tis­er, même dans le cas extrême de ceux qui débouchent sur le non-sens de l’existence, est un chemin ver­bal­isant le non-sens. La com­po­si­tion poé­tique archi­tec­turant cette pen­sée ou ce chant serait l’image en négatif des pou­voirs du verbe.

Qu’on le veuille ou non, nous appartenons au Verbe. Pour d’aucun, nous y sommes enfer­més. Pour d’autres, il est notre con­duc­teur vers un cœur apocalyptique.

Aus­si por­tons-nous un regard atten­tif au chant de Jig­mé Thrin­lé Gyat­so, au-delà de nos iden­tités respec­tives. Dans son livre Lumineux arpèges, il réu­tilise une par­tie de la pré­face que lui avait don­née Françoise Bonardel pour Silen­cieux arpèges. La spé­cial­iste de la philoso­phie alchim­ique y pré­cise : « L’arpège, tel que le décline ici en mod­este vir­tu­ose Jig­mé Thrin­lé Gyat­so, n’est ni un genre ni un style lit­téraire, et on lui souhaite de ne jamais le devenir. Il n’en est pas moins une trou­vaille, fruit d’une longue pra­tique médi­ta­tive ; un tré­sor d’élégance et de finesse né dans la soli­tude et qui ne s’ébruitera, on l’espère, que pour démul­ti­pli­er la joie du partage et faire croître le nom­bre des êtres capa­bles de décou­vrir quel arpège donne sa tonal­ité fon­da­men­tale à leur pro­pre vie. »

L’essentiel est là, dans la poé­tique du moine boud­dhiste. Chercher dans notre nature pro­fonde quel arpège tend à har­monis­er notre vie sin­gulière, et le chanter. Chez Gyat­so, ça sera :

 

 

                        « La grande noblesse non-noble

                                   De la claire lumière

                                               Illu­mine tout

                                                           Si bien

                                                                    Que

                        Les arpèges de souf­france et bonheurs

            Sans sujet ni objet

Ne sont plus souffrance

                        Ni même douleur

Non plus ne sont bonheur

                                   Ni même plaisir

                                                           Mais félic­ité vide »

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.