« Je demande pardon de tout car je ne puis être partout »
[Sous une seule étoile]
Née en 1923, Wislawa Szymborska nous a quittés le 1er février dernier. Elle avait reçu le prix Nobel de littérature en 1996, peu de temps après la rupture de la Pologne d’avec le communisme en lunettes noires. Au sein du Recours au Poème, nous ne cessons d’être impressionnés – au sens quasi photographique, à l’ancienne évidemment, du terme – par des vies telles que celle de la poète, de ces vies ayant traversé le 20e siècle, ici entre indépendance de la Pologne post-première guerre mondiale, folie nazie, destruction des camps de la mort, libération / occupation sous Staline… Chute du glacis et retrouvailles avec une Europe sectarisée par l’obsession de la divine croissance économique. On peine à croire qu’une seule et même personne ait pu vivre tout cela.
Et pourtant.
Le premier poème de Szymborska a paru en 1945, elle s’y lançait « À la recherche d’un mot », ce qui en poésie n’est pas anodin, la recherche ou la quête quasi initiatique d’une espèce de parole sinon perdue, du moins égarée par les hommes. En 1949, son premier recueil est sous presse mais cette époque est la (courte) période du « réalisme socialiste » à la polonaise et le livre ne paraît pas. Bien sûr, le contrôle et la censure poursuivront leur triste chemin après cette période, en Pologne comme partout à l’Est, mais dans des conditions différentes, offrant une certaine « liberté » (relative) aux poètes. Szymborska était jeune alors, idéaliste sans doute : elle fut membre du parti communiste local jusqu’aux années 60, bien que distante dès les années 50, participant parfois (rarement) à de tristes parodies, ainsi cette pétition qu’elle a reconnu avoir signée, pétition qui condamnait des prêtres pour… Pour quoi finalement ? Pour le fait d’être prêtre, sans plus. Un délit de sale gueule en somme. Évidemment, nous pouvons juger cela… Juger, nous le pouvons toujours. C’est chose aisée. Sous réserve d’admettre un jugement du même ordre concernant chacun de nous, dans un siècle ou deux, relativement à notre présence à l’immonde prédation contemporaine qui se nourrit de la vie et de l’âme de nos contemporains. Nous n’en jouissons pas, sans doute, quoi que… Nous vivons néanmoins en assez bonne conscience pour la plupart d’entre nous. Elle ? Ses premiers pas de dissidente la conduisent à établir des relations avec la revue Kultura, établie à Paris dans les années 50.
Et vous ?
Au fond, son véritable premier recueil est cet Appel au Yeti où, en 1957, elle assimilait Staline à l’étrange bête invisible et cependant aux longs poils. Il y a son poème Atlantide aussi, poème qui annonce une grande partie de l’œuvre en ce qu’il donne vie à sa préoccupation, celle du doute au sujet du réel de l’existence et de l’existant. Car la poésie de Szymborska est une œuvre du doute. Vient ensuite son recueil de mon point de vue le plus « fort » : Sel, en 1962. Un recueil qui poursuit le travail de mise en tension, de quête d’un équilibre, comme sur un précipice, entre le doute et la présence. Les deux n’étant pas incompatibles, naissant plus l’un de l’autre que se combattant, respirant en somme. Oui, c’est cela, la femme poète que j’ai eu la chance de croiser une fois à Paris, à proximité de la rue des Saints-Pères était une respirante. On est parfois déçu par l’homme ou la femme dont on admire l’œuvre (j’ai bu un café une fois avec Kadaré, on en sort moins bouleversé) ; avec Szymborska non, juste un face à face entre votre silence et son élan intérieur. Cela donne de l’humilité, du recul sur ses propres velléités d’écriture. Sa poésie ordonnait un surgissement ou un resurgissement de la présence de l’Être parce qu’elle-même vivait ce rapport ontologique en elle-même. Szymborska était un être poème.
Il y avait un lien direct entre la profondeur de l’être Szymborska et celle de l’univers. C’est cela, un poète ; ceux qui s’essaient à écrire des poèmes sans prendre conscience de cet état de l’être qu’est le poète dans l’univers, ceux-là singent des choses qu’ils ne mesurent pas. Il y a beaucoup d’inconscience à se vouloir poète sans se connaître poète. Szymborska avait ce « savoir », le mot dit peu de la chose, comme tous les êtres engagés non pas en poésie mais bel et bien dans le Poème. Ce qui forme recours pour nos existences. Particulièrement maintenant. Pour nous. Comme pour elle après 1945, et peut-être même avant. Car le poème dit le miracle de tout ce qui est. Ce que chacun oublie à chaque instant en regardant le monde, sauf les poètes. Nous sommes un miracle en-dedans d’un miracle et cela souvent nous échappe semble dire Szymborska. Et avec quelle raison ! Maintenant comme hier, honte sur l’humain.
Honte.
Tout est pensée de ce qu’est le réel, en poésie, malgré les apparences. C’est une autre leçon de l’œuvre de Szymborska. À la lire, il m’arrive de penser à… Philip. K. Dick et à cette façon qu’il avait de vouloir une écriture de nos vies de personnages dans la vie par d’autres mains que les nôtres, de nous vouloir en-dedans d’un roman architecturé de façon mystérieuse. Eh bien, il me semble que c’est aussi cela que la poète polonaise voulait dire quand elle imaginait le possible de vies humaines, les nôtres, aux fils tirés par d’autres êtres, derrière le voile. Une poésie du dévoilement, oui, sans aucun doute. Quelle poésie véritable n’est pas cela ? Mais ce dévoilement n’est pas une fuite dans un mysticisme de bazar : l’œuvre se fait dans le quotidien. Elle se travaille hic et nunc. Dans l’étonnement, un autre mot essentiel dans le poème de Szymborska, l’étonnement de chaque instant. Et c’est la saisie de l’indicible de chacun des instants de tout instant qui donne ce que nous nommons « poésie », quelque chose qui en des temps un peu plus grecs que les nôtres évoquait l’idée d’une recréation incessante du crée. Ce n’est pas rien, la poésie. Les apparences données par les médiocrités présentes, en ce pays en particulier, mais pas seulement, ne doivent pas nous tromper. Ce sont justement les apparences qui sont de fort peu d’importance. Tandis que la poésie… La poésie !
Szymborska obtient une sorte de consécration littéraire, dans son pays, puis en Europe, particulièrement en Allemagne, dès le début des années 70. Nous lui devons au moins dix-sept recueils de poèmes.
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