« Espoir ludique au goût d’imminence »
E‑C Flamand, Braise de l’Unité, p.64
Elie-Charles Flamand, poète vivant, et véritable, ne ménage ni sa subjectivité ni celle de son lecteur. Poète métaphysique, il n’est pas tant difficile par ses textes riches et obscurs, que par le refus que ces textes impliquent de stationner dans un propos délimité et une existence finie. On ne trouvera de drame que métaphysique chez Elie-Charles Flamand, de paysage qu’imaginaire, d’action qu’illimitée. Ce qui n’empêche pas le drame, le paysage et l’action de naître avec un goût, des couleurs, une odeur. Les sensations s’ouvrent immédiatement à un objet inaccessible dont elles composent le signe. Elles donnent consistance et conscience à une expérience intérieure qui prime sur tout objet reconnaissable. La pleine jouissance des sensations qui affleure dans la poésie d’Elie-Charles Flamand est le signe sensible d’une jouissance de l’esprit. L’érotique néoplatonicienne et hermétiste fait communiquer les éléments inférieurs et supérieurs dans un mouvement d’élévation « spiralé » (Braise de l’unité, p. 28).
Décrire les deux derniers livres d’Elie-Charles Flamand, dont l’un est la réunion de tous ses recueils de poésie parus à ce jour, permettra peut-être de rendre le poète non pas plus accessible mais moins inadmissible pour notre époque. Que signifie l’idéalisme d’Elie-Charles Flamand ? Qu’en est-il de la perméabilité de la sensation et de l’esprit qui caractérise ses poèmes ?
Peu de poètes font aujourd’hui le pari de l’aventure intérieure, du paysage imaginaire, faute de pouvoir accorder le moindre crédit à la réalité de ce qui est désormais rangé dans l’ordre du subjectif, religieux ou clinique. Or il ne s’agit pas de prétendre à l’universalisation d’un monde imaginaire particulier, mais de mettre en jeu l’érosion dramatique du pari dont il porte la formule. « L’espoir ludique de l’imminence » qui hante tout rêve métaphysique d’une révélation sacrée n’est pas renié ni accepté mollement mais rejoué, saisi vivant à sa racine et exprimé comme « source de mutation » et « écume du sens », selon le double mouvement ascensionnel qui lie la profondeur à la surface (Braise de l’unité, « Formes-Pensées », p. 64).
Constitution du paysage imaginaire
Percer l’écorce du jour nous montre magistralement comment cette poésie, dans sa teneur extrêmement matérielle et concrète, porte le sceau d’une ambition métaphysique. La poésie d’Elie-Charles Flamand est le relevé d’une aventure commencée dans la sensation et continuée dans un imaginaire aussi palpable et façonnable que les éléments naturels. De nombreuses images dessinent les fragments d’une architecture dont la « mer », les « bois » et les « falaises », sont les « lustres », les « portes » et les « colonnes ». La nature minéralisée s’édifie d’après une géométrie qui s’efforce vers la perfection : « arbre suprême », « val équanime », « ciel bloc de diamants », « cercle unique » (toutes les citations de ce paragraphe et du suivant sont extraites de Percer l’écorce du jour, que l’on retrouve dans Braise de l’unité, p. 209–216). L’« architecture de l’impermanence » n’est qu’entrevue dans le pari de l’imaginaire mais elle donne aux poèmes cette forme hiératique de calice incrusté de pierreries, rongé par l’abîme et menacé par les flots — sorte de coupe antique sertie de prestige d’où dévalent, branlants, les blocs tombés d’un désastre. Cette coupe métaphysique possède un goût caractéristique de mousse et de pierre humide, de métal et d’air frais : l’arcane d’Elie-Charles Flamand est de ceux « qui rouillent sous la mousse des grands bois » (Braise de l’unité, p. 21).
Puis arrivent les lignes, les fuites, les perspectives, toutes flèches et volées qui transpercent, traversent et crucifient l’expérience sensible. La gradation est à la fois lente et simultanée. Les éléments de géométrie sont déjà présents dans la sensation, les choses vues. Ils font briller le poème d’une lumière mathématique dès les premiers vers. C’est qu’Elie-Charles Flamand n’écrirait pas s’il n’y avait ces flèches de lumière et de feu qui le traversent comme des comètes de soudaine lucidité, de vision, qui font des éléments – terre, eau, air, feu – les matrices d’un monde spirituel pétri des attributs du paradis. Du paradis vertigineux et architectural de Dante : vitesse, mouvement, lumière, géométrie, paix, puissance et rayonnement. Ce sont les flots de cette « fraîcheur salvatrice » qui battent le poème comme un vent fort. En plusieurs endroits, Elie-Charles Flamand creuse des « baies d’accalmie » pour abriter son ascension de la tempête.
Ces poèmes viennent du haut, ils sont en chute libre – or cette chute est une ascension. Le mouvement vertical qui déchire l’esprit d’E‑C Flamand se repose rarement dans les creux et les vallonnements. Tout concourt à la croissance et à l’élévation, au flanc vertigineux d’un minéral qui est la réalité dans sa splendeur inaccessible. Le poème pose son précaire échafaudage autour de l’édifice monumental de la « volute sacrée » et du « rythme cosmique ». Or « l’espoir ludique » du pari métaphysique consiste précisément à enrichir la quête panique de la création du risque de la chute et des menaces de la ruine. Le jeu consiste à porter les deux mouvements ensemble, ascendants et descendants, dans un aller-retour sensible de la matière à l’esprit, sans qu’il y ait aux confins de l’aventure nulle catastrophe, mais bien renaissance, résurgence, « bourgeon » : cycle infini des naissances intégrant l’aube à son déclin. Comme un courant sourd et pur, la poésie d’Elie-Charles Flamand chemine le long d’un « savoir courbe » (Braise de l’unité, p.95), qui loin de nier la situation de notre époque, exacerbe son caractère baroque.
Art verbal
Continuons à explorer les formes cette vie intérieure contradictoire en parcourant Braise de l’unité, l’anthologie de tous les recueils de poésie d’Elie-Charles Flamand parus à ce jour. Il s’agit d’une photographie de l’œuvre, qu’on dirait prise avec retardateur : image d’un mouvement incessant, d’une œuvre toujours en cours.
La force et l’unité du ton fondent sur nous dès l’ouverture :
Aile de glace bec de flamme
Tout oiseau migrateur est prisonnier d’une sphère d’agate
Roulant vertigineusement
Sur le sentier que l’éclair s’ouvre en plein ciel
(Braise de l’unité, « A un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu », p.19)
Le rythme est parfaitement cette percée de l’écorce du jour par un bec d’oiseau de feu, ce roulement vertigineux de l’éclair en plein ciel. Rythme et émotion se dégagent simultanément de ces vers taillés dans le magma d’un premier souffle. Chaque vers vit du vertige dont il provient. Ce rythme incisif ne se dément jamais, il s’aiguise et se fortifie :
Nuit après nuit les coups d’œil au mirage iconoclaste
Font se désagréger l’étoile de diversion
Mais l’écorce du nom préserve l’image
D’un ciel qui nous perpétue
(Braise de l’unité, « Sub Rosa », p.35)
Comme un fruit verbal, la vision se préserve sous l’écorce du nom. Les coups d’œil à l’étoile et au mirage, s’ils ont pu embraser l’éclair, donner au souffle sa becquée de feu, laissent place au mouvement perpétuel du ciel dans l’image verbale. L’étoile minéralisée est « bientôt sertie par la parole qui culmine » (Braise de l’unité, p.40). Le saut imaginaire, ou idéal, prémisse de cette poésie, ne se « sauve » et ne se soutient que dans une périlleuse perpétuation verbale. Elie-Charles Flamand ne demande le renfort d’aucun dogme, il lui suffit de perfectionner son art. En même temps que les poèmes deviennent ésotériques, pleins de symboles alchimiques et rosicruciens, les images se font acrobates, architectures vibrant sur le vertige, arcades de marbre jetées à flanc d’abîme. L’ « aigu de l’heure », la « musique édifiant des architectures », la « vigilance domin[ant] les hauteurs », dessinent les crêtes de ce paysage abrupt qu’est l’imaginaire d’Elie-Charles Flamand.
Chaque poème creuse une caverne d’échos, un surplomb de correspondances phoniques, qui trament la polysémie à même la répétition sonore :
Quand tous les caps sont doublés
Et que les vagues ont lavé le firmament
Le mât reste à jamais pivot
Du périple spiralé
Et de la roue aux douze vases
(Braise de l’unité, « Lambeau d’un portulan de l’internelle navigation », p. 28)
« Caps », « périple », « spirale », ces bords de falaise sonore, viennent percuter le « double », la « roue » et les « douze », ces enroulements de la multiplication et du miroir. Au milieu, le mât reste pivot, comme le bâton mercuriel autour duquel s’enroulent vagues et vases du « périple spiralé ». Un double mouvement d’élévation et d’enroulement, de verticalité et de courbe, emporte les images et les sons. Des combinaisons d’images nouvelles naissent de combinaisons nouvelles de sons : la contrepèterie (permutation de phonèmes) et l’anagramme (permutation de lettres) opèrent dans les vers d’Elie-Charles Flamand comme des révélateurs qui modifient le paysage imaginaire par la permutation des sons. Plusieurs univers se disputent l’oreille du poète simultanément. Et les répétitions de phonèmes sont comme les charnières de cette polysémie. Lire cette poésie à partir de ces nœuds de proximité phonétique, qui sont comme ses nervures, permet d’entrer dans un univers à plusieurs dimensions. Apparaissent une rose à la place d’une roue, un ciel soulevé verticalement plutôt que balayé horizontalement, une graine à la place d’un concept, etc. C’est la façon dont ces dimensions sémantiques parallèles sont tenues par la répétition de phonèmes dans des registres d’images nettement distincts, mais permutables, qui caractérise une part importante de l’art d’Elie-Charles Flamand.
Ces jeux de mots sont parfois volontaires, comme dans les poèmes palindromique ou anagrammatique (Braise de l’unité, p. 47 ; p. 57), dans « Le champ des sons » (p. 107), ou lorsque les mots « porche » et « closerie » dessinent une aire au « proche » (« Grâce et secret », p. 36). D’autres glissements sémantiques sont peut-être inconscients, lorsqu’on lit par exemple « oubliera le secret de l’art » dans « tardera le sacre de l’oubli » (ibid.). La pensée d’Elie-Charles Flamand tient à cette indécision de l’écoute : il capte simultanément les images et les sons, qui s’accouplent dans son esprit, précipitant l’opération du poème.
Les alliances mouvantes et les combinaisons incertaines font de chaque pièce un état chimique instable. D’innombrables « corrosions », « souillures », « hantises », viennent menacer l’architecture gracile du poème, qui tient en son centre par vertu d’espérance ou « qualité de ferveur » (Marc Kober, « Dans le verger de la salamandre », in A propos de la poésie d’Elie-Charles Flamand, Ed. La lucarne ovale, 2011, p. 105–106). Il n’est pas nécessaire d’avoir la foi pour comprendre Elie-Charles Flamand, mais il faut à coup sûr l’espérance. Or celle-ci n’est rien d’autre que l’opération ludique que nous avons décrite, c’est-à-dire l’ouvrage de l’art.
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Lire Elie-Charles Flamand chez Recours au Poème éditeurs :