Du Cloître à la Place publique
Une anthologie de poètes médiévaux du Nord de la France (XIIe - XIIIe siècle) choisis, présentés et traduits par Jacques Darras.
J’avais jusque maintenant dans ma bibliothèque « L’Introduction à l’Histoire de la littérature française » d’Edmond Jaloux, publiée en 1946 à Genève par les éditions Pierre Cailler. Je me reportais au tome I quand je voulais trouver des renseignements sur Adam de la Halle, Richard de Fournival, Conon de Béthune et Jean Bodel (pour ne citer que ceux-là qu’on trouve dans l’anthologie de Jacques Darras).
Et voilà que celui-ci donne une anthologie des poètes médiévaux du Nord de la France des XIIe et XIIIe siècles. Je connaissais les Fatrasies d’Arras car j’ai fait mes études secondaires dans cette dernière ville avant de partir pour Lille et ses universités. Jacques Darras, qui présente dix poètes et une école anonyme, oppose dans sa préface, ces poètes médiévaux de langue d’oïl aux poètes de l’amour courtois de langue d’oc :
La littérature apparue dans la ville à ce stade [Arras] traite pour la première fois, des questions d’argent, de liberté et de santé. Et n’a plus rien à voir avec la poésie lyrique des petits seigneurs féodaux du Sud de la France, ces codificateurs de l’amour courtois. Non plus qu’avec la mystique royale bretonne issue des monastères anglo-normands… (p 7).
Si Jacques Darras s’attache à traduire les 273 douzains octosyllabiques du Miserere du Reclus de Molliens ou L’Art d’aimer et les Remèdes d’Amour de Jacques d’Amiens, il n’ignore pas cependant les célébrités locales comme Jean Bodel ou Adam de la Halle… Il faut lire avec attention sa préface courant sur 16 pages qui dresse un tableau convainquant du Nord de la France au XII - XIII ème siècle. Il est vrai que dans une précédente vie, il anima In’Hui qui, dans son n° 20 (publié en 1985 !) témoignait déjà d’une belle connaissance de la poésie du Reclus de Molliens puisque cette livraison était intitulée Dans la Nuit de l’Europe. Mais à trop vouloir déterminer ce qui fait l’originalité de la poésie picarde du Moyen Âge, Jacques Dardas en vient à oublier quelque peu l’autonomie de l’œuvre d’art. Quelque peu… Qu’on en juge : Arras « pratiquait aussi la banque, le commerce de l’argent, grâce aux chartes octroyées par les comtes des Flandres et, en 1194 par Philippe Auguste en personne » (p 6). À moins de supposer que cette part d’autonomie réside dans la forme versifiée adoptée par les poètes ici rassemblés comme Jacques Darras invite le lecteur à le faire ou dans le vocabulaire scatologique (le pet et la vesse tiennent une place très large dans les Fatrasies d’Arras) …
Mais là où je me sépare de Darras, c’est quand il oppose la poésie de langue d’oïl à celle de langue d’oc ; Edmond Jaloux n’écrit-il pas en son ouvrage que je citais dans la première phrase de cette étude : « Nous savons aujourd’hui que la poésie de langue d’oïl […] a subi l’inspiration des pays de langue d’oc » (p 144). Voilà pour le lyrisme amoureux et l’amour courtois : Edmond Jaloux cite même Conon de Béthune (p 145), ce qui n’empêche pas Jacques Darras de reproduire dans son anthologie des chansons de ce Conon de Béthune comme il le fait pour Philippe de Rémi… Où l’amour courtois apparaît clairement. Edmond Jaloux ne note-t-il pas : « C’est sous la forme de chansons, de refrains que la poésie apparaît d’abord » (p 144). Une lecture nuancée de cette préface est donc nécessaire. Mais Jacques Darras a choisi parmi les poèmes représentatifs de Conon de Béthune, son Moult me convie l’amour à être en joie dans lequel ce dernier défend la langue d’oïl (pp 92-93)… Le même Conon mêle dans son Amour, hélas, quelle dure séparation ! amour courtois et départ pour la Croisade (pp 93-95)… Histoire et langue picarde définissent donc la poésie de langue d’oïl. D’autant plus qu’à l’amour courtois succède l’amour déloyal, d’autant plus que Conon de Béthune règle ses comptes, via le poème, avec ceux qui n’acceptent pas ses décisions (pp 100-104) quant à la femme recherchée ou désirée…
Richard de Fournival semble s’inscrire dans une lignée qui va des différentes branches du Roman de Renart au poète Jean de la Fontaine, pour l’usage qu’ils font des animaux. Mais Jacques Darras ne manque pas d’indiquer que l’amour « s’exerce dans le cadre d’un débat, voire d’un combat entre les sexes qui semble préfigurer les violents affrontements peints par […] Choderlos de Laclos, dont les Liaisons dangereuses, au XVIIIe siècle, camperont une société en voie de dissolution religieuse quasi totale » (p.107)… En tout état de cause, Richard de Fournival se sert des animaux pour décrire les rapports entre l’homme et la femme dans les jeux de l’amour de son Bestiaire… Animaux présents dans la nature (comme le lion ou le loup) et animaux mythologiques (comme la sirène ou la caladre) se mêlent dans ces proses comme il sied à l’époque. Ultime pirouette, la dame répond aux remarques et explications de Richard de Fournival, ce qui ne va pas sans humour… Mais je ne vais pas ainsi continuer à passer en revue les auteurs présents dans cette anthologie sauf pour affirmer quelques vérités premières : que j’ai été sensible à la modernité de Hélinand de Froidmont qui, dans ses Vers de la Mort, revendique son athéisme (ou ses doutes ou son aspiration à plus d’égalité…) à une époque où simplement l’écrire pouvait le conduire au bûcher : « Les mieux vêtus les plus gras / Dépouillent désormais les pauvres en pain / Les pauvres en draps mais cela est preuve / Que Dieu sans faille ou bien n’existe pas / Ou bien… » (p 512), celle de Jacques d’Amiens qui, dans L’Art d’aimer », abonde en bons conseils que d’aucuns entendent toujours :
Si tu veux bien mon conseil croire,
Tu dois donc peu manger peu boire,
Afin de bien garder le sens (p 191).
Je ne dirais rien d’Adam de la Halle que Jacques Darras traduit admirablement, ni de Baude Fastoul dont Les Congés me ravissent, certes pour l’érudition sans failles de l’excellent picardisant qu’est Jacques Darras, mais pour l’originalité de la forme… Mais l’important n’est pas là : il réside dans cette anthologie de poèmes qui permet d’avoir les textes sous les yeux dans l’excellente traduction, faut-il le répéter, de Jacques Darras. Un ouvrage à précieusement conserver dans sa bibliothèque et ce n’est pas rien !