Christian Monginot, L’Avaleur d’échanges et d’usages — extrait inédit
Quatre poèmes extraits d’un recueil en chantier intitulé : L’avaleur d’échanges et d’usages
1. L’arrachement
Il faut,
Ici,
La plus grande précision,
Choisir
Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
Comme si
Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
En dépendaient ;
Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
Où pourrait se dessiner
La rencontre
Ou plutôt
L’icône intérieure de chaque détail
De cette rue étroite avec
La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;
Tu ne dois en aucun cas céder
Sur le principe de naissance que chaque phrase
Est faite pour trahir, nier, renvoyer aux calendes :
Regarde l’espace s’ouvrir devant toi,
Il est aussitôt porteur de murs, de tuiles,
Porteur de grilles, de balcons,
Et là tu reconnais le minuscule jardin
Dont les arbres
Aujourd’hui
Dépassent les maisons ;
La vérité et la richesse de l’instant
Tiennent
À ces jeux,
D’opacités et transparences,
D’accrétions et poudroiements,
De persistances et dérobades,
Par lesquels
Chaque chose s’offre à toi dans un arrachement ;
Bien des années avant,
Dans le petit jardin,
Une enfant de ton âge
Jouait, chantait, riait,
Tu la regardais faire depuis
Ton balcon,
Elle, ne te voyait pas mais te faisait partager
Le plaisir de courir, sauter, danser,
À l’ombre de ces arbres ;
Il y a là,
Devant toi,
Une immense accumulation
De surprises,
Un dehors très dense et pourtant
Vaporeux
Que des besoins ou des désirs de toute espèce
Segmentent et font scintiller
Dans une nuit infiniment criblée
De soleils plus vivants
Que nature ;
Serait-ce
Une nouvelle façon d’être parmi les mots et au-delà
Que tu cherches,
Une façon de courir et tenir à la fois,
Une façon tout autre et inédite de « demeurer » lorsque le vent
Disperse et efface les vies, les choses, les visions,
Serait-ce là ce que tu cherches
Dans les fissures de ce rêve et les reflets charnels qui en font
Plus qu’une vérité ?
De ce côté du miroir s’alignent
Les chiffres et les noms qui permettent,
D’une porte à l’autre,
De s’ancrer dans le partage et la séparation
Des matières, des formes, des corps, des histoires,
Mais le sable
Ne cesse de couler sous les signes
Si bien
Que tu ne peux
Voir à travers eux qu’un nuage, une vapeur,
Un essaim vibrant d’actes orphelins et trop vifs
Pour devenir
Ceux de quelqu’un ou de quelqu’une ;
L’enfant de ton balcon,
Voyageur clandestin des états présents de ton rêve,
Voyait parfaitement,
Quant à lui,
Depuis l’autre côté du miroir,
L’épanchement gazeux de sa fable et les volutes du plaisir
Qui lui donnaient la clef magique
Du bonheur, des jeux, des rires d’une autre vie,
Ondoyante,
Tournoyante,
Dans son minuscule jardin et parmi
Les secrets affolants
De son corps rose et blanc ;
Parfois,
Dans un nouvel arrachement,
La chair et l’esprit délogés de leurs bornes
Et de leurs croyances grammaticales,
Tu t’assures que cette clef est toujours là,
Dans ta main,
Qu’elle tourne bien dans les serrures mouvantes
Du nouveau jour et te permet
De sortir de toi-même pour te reconnaître
Dans l’inconnu qui passe sur le trottoir d’en face ;
Oui, il faut,
Ici,
La plus grande précision
Et surtout
Éviter
Toute redite, toute omission, toute tiédeur,
Qui pourrait compromettre
Ton évasion,
Ton inversion,
Ta naissance hors de toi ;
Ta course par les venelles du hasard
N’a rien de vague ni d’indécis,
Mais
L’inéluctable retournement des corps, de la terre, du ciel,
Qui préside à chacune
De ses rencontres,
Te jette
Dans la plus vive fluidité du sens et le plus clair aveu
De l’extraordinaire ruissellement d’échos
Dont tu viens
Et qui fait de ta vie
Ce simple influx poétique têtu propulsé parmi
Les mille noms de l’impossible…
2. Chute
Rien ne tombe jamais,
Ni la pluie, ni les corps, ni les mondes,
Sans que ta chair soit prise
Du même vertige,
De la même fièvre de transparence, d’émiettement, d’échos,
De la même émotion liée
À ces fluides labyrinthes de bruits
Aussi divers
Qu’indiscernables ;
Non,
Rien ne tombe sans que vibre en ton corps
Ce nœud de silence où convergent
Tous les pans d’un roman que le vent a taillé
Dans la soie du vivant et de ses
Nébuleux confins ;
Il y a, ainsi, ce ciel qui se perd dans le ciel,
Ces nuages qui n’ont
Plus de contours et saupoudrent les rues
D’une monotonie opaque,
Dont
Le corps ne sait comment faire saillir
La moindre pointe de désir,
La moindre arête de pensée ;
On dirait que le temps se charge,
Pour les abolir,
De toutes les scènes passées et de toutes
Les nuances présentes, afin
Que le fond de tout remonte à la surface et offre
À chacun une page
Infiniment blanche ou s’écrive en lettres d’eau
Le secret mouvement de marée
De sa vie, de sa chair, de sa fable ;
Transcription musicale,
Langage chiffré,
Tu cherches de nouveaux moyens d’expression
Pour noter cet idiome fluide, neutre, inéluctable,
Si proche du rêve et si éloigné
D’un usage tempéré des images, des bruits, des saveurs ;
Ici,
Ton visage subit son invisible force,
Et la torsion des traits lui fait quitter
Les symétries trompeuses,
Les régularités dociles d’un monde livré aux lois
Du quotidien effacement
De ce qui bouge et veut bouger hors de toute
Redite ;
Là,
Ce sont,
De part et d’autre d’un étroit couloir bleu,
Les pans nuageux d’une seule nappe de ciel
Offrant au regard l’étrange aventure
De ses nuances et de ses actes tournés
Vers une tache aveugle dont la nuit appartient
À quiconque veut bien
Donner corps à ses mots ;
Il y a,
Dans les allures très diverses,
De cette seule et même chute d’un univers vaporeux,
Tantôt en fins rideaux discontinus,
Tantôt en draperies opaques,
Tantôt en longues tresses agitées par on ne sait quel vent,
La cruauté indécise d’une incomplète liaison avec
La réalité du jour, la réalité sinueuse,
La réalité qui ruisselle et s’écoule entre les mots,
Entre les impatiences, les regrets, les désirs ;
Il s’agit toujours,
À chaque pas,
De changer le point de départ et les lois
De cette affirmation chancelante et nécessairement
Fautive
Que rien ne saurait contenir, accepter, racheter,
Sans que brûlent
Les tréteaux sur lesquels elle exerce
Son pouvoir en demi-teinte et perpétuelle
Gestation
Qui te retient au bord,
Tout au bord,
D’une négation sèche et sans espoir ;
Face à l’incalculable vélocité de l’évidence,
S’expérimente à travers corps
La calculable incertitude
De la marche et de la parole,
Car les mots ni les pas ne veulent
Toucher réellement
Le but qu’ils se sont fixé, mais toujours et seulement
Délivrer l’écho des stases du silence
Et des longs figements mystiques de l’horizon…
3. L’avaleur d’échanges et d’usages
La nuit se fait,
Ta nuit,
Celle des corps, des saveurs,
Des échanges, des usages,
La nuit comme une ingestion continue
D’astres, de chair, de signes,
Comme une façon de disparaître sous l’âpre trésor
Des fluidités, des formes brèves,
Des échos lointains,
Des chants indéfinis ;
Dans ces visages si proches de l’os,
Ces sourires grignotés par le noir,
Tu cherches les traces
De cette force stupéfiante avec laquelle
La lumière débusque l’innocence et lui impose
L’étrange idée d’une loi qui lui fera pourtant
Toujours défaut,
C’est bien en vain qu’elle rêvera
De s’y soumettre ou brûlera
De la défier ;
Du ciel au ciel,
De la violence à la violence,
Du désir au désir,
Ta nuit est celle des labyrinthes,
Des chemins électriques empruntés par les morts,
Des forêts légendaires où le simple et le vif
Se donnent l’un à l’autre
Pour enfanter le monde
À la façon
D’un salubre et vigoureux blasphème ;
Ici,
Au fond de toi,
Tombé du noir,
Tel dieu d’avant les dieux,
Torturé,
Insomniaque,
Épuisé par l’effort proprement titanesque
De démêler le ciel de la terre, et
Rendu fou par sa trop longue privation de mort,
N’entreverra d’autre remède à son tourment
Que d’avaler l’un après l’autre
Ses propres fils ;
Si tu fais silence en toi, tu peux encore
Entendre l’écho
De la vieille manducation divine,
Cela ressemble à s’y méprendre au bruit que fait
La pensée sous les mots
Lorsqu’elle
Voit
Ou entrevoit
La démesure de son parcours et la puissance contenue
Dans sa propre fragilité, ses défaites,
Son irrépressible et polyphonique innocence ;
Mais,
Qui donc a voulu cette histoire,
Ce basculement de tout dans le trou de l’esprit,
Cette chute affolante des choses
Vers leur lumière propre,
Vers leurs dix-mille morts musicales dédiées
À cette simple corde qui les relie et vibre
De façon obsédante ?
Pour la chanter mieux,
Plus sereinement,
Faudra-t-il vendre ta voix à cette part muette
Qui flotte autour de toi comme un habit trop grand ?
Pour en prolonger la puissance et le choc
Faudra-t-il t’envoler, te disperser,
Te dissiper avec
La poussière des soleils éteints et voyager ainsi
Vers de nouveaux buissons ardents ?
En attendant,
Au gré des collines brunes, sous un ciel métallique,
Tu suis l’interminable procession des aveuglés :
Ils n’ont
Pas d’yeux,
Mais un regard aimanté par ce point de l’espace où s’écoule
Goutte à goutte
Le trop plein de leur vie,
Pas de bouche,
Mais des mots qui brûlent leur chair et des chants
Hérissés de silence ;
Pigiste de l’infime et du négligeable,
Rêveur interstitiel,
Tu notes dans tes carnets
Tout ce que taisent ces longues théories,
Tout ce qu’elles n’inventent pas,
Tout ce qui rend, sur ces chemins,
Leur marche incertaine ;
Avec leurs cris, leurs plaintes, leurs larmes,
Avec leurs rires, leurs joies, leurs indécences,
Avec leurs voix embarrassées,
Tu tisses,
Entre leurs ciels et le tien,
Une échelle de Jacob inédite et tout aussi
Improbable
Que le modèle original…
4. Alien
On vit au bord
De quelque chose,
Tu le pressens quand tu te lèves,
Quatre, cinq heures,
Rarement six,
La ville est toujours endormie,
Aux intervalles du roulage, tu peux savoir,
Exactement,
L’heure qu’il est et les étoiles disponibles
Dans le carré de ta fenêtre ;
Entre deux bruits de moteur,
Il y a
Une respiration,
Un souffle exhalé par la pierre, le bitume,
Les rêves où chacun s’en est allé
Réparer, colmater, lisser,
Les fissures,
Les fentes,
Les brèches,
Occasionnées dans l’opacité quotidienne
Par l’insidieuse limpidité
De l’écho ;
La croyance du vivant à la vie,
À ce qu’elle incarne d’elle-même
Pour elle-même,
Ce trop bref,
Ce trop précaire,
Ce réel creux,
Ce trou maudit,
Tache aveugle entre les reflets,
Indisponibilité secrète et coupable des corps
À quoi que ce soit d’autre que
Leur tout,
Cette croyance ne s’est pas
Usée,
Vendue,
Perdue,
Elle s’est juste vaporisée parmi
Le luxe inouï des accrétions, métamorphoses, mirages,
Dont le roman d’après les jours
Se nourrit au jour le jour et relève
Les saveurs contingentes ;
Entre l’instant où tu t’éveilles
Et celui où tu reprends
Ta place parmi
Les objets qui t’entourent,
Il y a
Ce flottement dans lequel
Rien n’a vraiment
Un nom,
Une importance,
Un sens,
Et dans lequel, toi-même, tu ne peux
Dire qui est
Le passager qui circule à ta place
Dans les couloirs de ce vaisseau spatial
Que tu prenais pour ta maison ;
Tout te revient au compte-goutte,
Tu te souviens,
C’était…
En 2122,
Un printemps lâché dans les étoiles
À 39 années-lumière de la terre ;
La jeune femme mal réveillée
Que tu croises dans le vestiaire et qui enfile
Son scaphandre,
Se nomme
Lieutenant Ripley,
Ellen
De son prénom,
Comme toi, elle a la gueule de bois et sort
Lentement
De sa longue biostase ;
À l’heure qu’il est,
S’il y en a une,
Votre vaisseau s’est enfoncé comme une aiguille
Dans sa gigantesque meule
D’ondes,
De particules,
D’espace-temps,
De sans pourquoi ;
Tu reconnais
L’une après l’autre
Ces petites douleurs qui te font,
Pas à pas,
Réintégrer ton corps :
Carpes, métacarpes, phalanges,
Scaphoïdes,
Trapèzes,
Tes os craquent, grincent, gémissent,
Tes mains émergent du brouillard,
Tarses, métatarses, astragales,
Cuboïdes,
Sésamoïdes,
Ton squelette s’ébroue,
Tes pieds reviennent mal en point de leur nuit ;
Quoi qu’il en soit,
Te voici de nouveau prêt à laisser
À travers corps
Danser les gouffres, les paillettes
De cette fête sans personne que le hasard
Se donne à lui-même en attendant
De devenir, s’il plait à Dieu,
Quelqu’un, quelque chose,
Peut-être même,
Ce serait inattendu et pour tout dire
Ébouriffant,
Toi,
Cet impensable, invivable, indécidable
Toi ;
On vit au bord de quelque chose,
Tu le pressens quand tu hésites
Entre deux mots,
Entre deux actes,
C’est un imperceptible glissement qui fait de toi
Ce passager
Imprévu, incongru, mal venu,
En équilibre sur le bord
De son propre langage et de sa propre
Volonté,
Ce passager
Toujours un peu monstrueux
Pour les autres voyageurs
Et jamais très rassurant, au bout du compte,
Pour lui-même ;
Au bord de quelque chose,
Oui,
D’une vie, peut-être, qui serait un trou,
Ou d’un trou qui serait une vie,
Tu ne sais
Comment le dire ni
Quoi en faire,
Mais
Le voyage, depuis toujours, s’est inventé
Ce visage inverse, avec
Ce semblant de persistance alimenté par la lumière,
Il s’est inventé lui-même et s’est fiché comme une flèche
Au point de convergence de tous
Les échos possibles,
Et
Pour la commodité du roman
Il s’est fait
Homme, voyageur,
Toujours plus ou moins clandestin,
Alien,
Usant pour cela des ressources
De multiples sortes de bords et de trous ;
Tu avances
À tâtons,
Les yeux mal décollés du dernier rêve,
Tu te brosses les dents sans penser à tes dents,
Flottes dans l’espace sans penser à ton corps,
Allumes ton écran sans penser à rien :
L’ordinateur te souhaite
La bienvenue,
Les icônes s’affichent avec
Une lenteur et des soubresauts inquiétants ;
Les images, les mots tournent dans ta tête,
Rongeant leur frein,
Te jetant très vite et sans ménagement vers
La page d’accueil et vers
Tous ces tours, détours, retours pour dire
Cela
Sans le dire
Tout en le disant,
C’est énervant, excitant, fatigant ;
Plus jeune,
C’étaient des cahiers,
Des piles entières,
Couverts de petites lettres noires,
Enfant,
C’étaient des jeux,
Des forêts de sensations,
Des labyrinthes d’images,
Alors
Dans le silence qui se défait
Tu ne peux
Que
Continuer,
Persister,
Signer,
Mais de quel nom ?
Ta planète est si loin,
Si proche,
Si douce et âpre dans l’innocente fluidité de la chair…