Chronique du veilleur (21) – Alain Suied, Le Visage secret

L’œuvre d’Alain Suied est d’une très rare intégrité. Elle a commencé, alors qu’il n’avait que 16 ans, par un poème envoyé à André du Bouchet et publié par la revue L’Ephémère en 1968.  Elle s’est poursuivie par deux livres publiés au Mercure de France, puis sa publication s’est interrompue pendant une douzaine d’années, reprise en 1985. Alain Suied, né dans l’ancienne communauté juive de Tunis, s’est trouvé déraciné  à l’âge de 8 ans. Il n’a cessé durant toute sa vie, achevée en 2008 à Paris, d’interroger la vie, ses profondeurs obscures, ses origines, sa transmission. Très marqué par l’étude des grands psychanalystes contemporains, lui-même entré en analyse, il choisit les titres de ses recueils en parfait miroir de ses hantises et de ses recherches : « L’être dans la nuit du monde », « Ce qui écoute en nous », « La lumière de l’origine », « Rester humain »… Ses essais consacrés à Paul Celan et au « corps juif » ressassent d’une autre manière « la vérité de l’enracinement » et « la commune blessure de vivre et de partir. »

Alain Suied Le Visage secret, Arfuyen, 13 euros

Alain Suied, Le Visage secret, Arfuyen, 13 euros

Le Visage secret, qui paraît chez Arfuyen, son éditeur très fidèle, qui a publié une dizaine de ses manuscrits et qui en publiera d’autres encore restés inédits, nous fait retrouver Alain Suied habité par « le mirage de l’absence » :

L’absence n’existe que pour les vivants.
Les disparus tremblent dans nos mains
leur souffle dans nos cris
leur effroi dans nos fièvres.
Nous nous tenons debout
dans la lumière du jour
pourtant c’est l’ombre
qui nous porte.

C’est toute l’aventure humaine qui circule dans ces pages, avec ses souffrances, son passé « de cris / de combats/ qui ne peut revenir ». Pourtant, le cœur de l’homme a des pouvoirs immenses et le poète peut les saisir dans ses créations, qui tiennent bon face à  la poussière de l’éphémère et aux ténèbres de la mort :

ton cœur est une étoile de sang
et sa lumière secrète
brille au fond de la nuit intime.

Alain Suied parvient à donner à chaque vers, à chaque mot, un poids et une lumière qui touchent l’âme au plus profond. Il dit à la fois, dans un même poème, le « feu originel » et l’air si léger qui donne à l’existence humaine fragilité et beauté. Le tutoiement qu’il emploie souvent pour sonder son être nous appelle à le suivre dans ses paroles « de chair » :

Cette vie que tu construis
vient du non-être, de l’Impossible
elle vient du feu originel.
Mais elle repose sur un rire
d’enfant, sur le cri mourant
d’un inconnu, sur la soif d’une étoile.

De magnifiques poèmes parlent de l’enfant et de sa connaissance innée de la « douleur de la disparition », de cette intuition du « miracle familier de la présence », que le poète quelquefois partage avec lui. Le « visage secret » lui apparaît en pleine clarté, ce visage de vérité que l’homme a tant de mal à retrouver dans le tréfonds de son cœur.

Et il sait d’emblée
reconnaître l’ami et le fantôme
la fiancée du cœur
et la force maternelle.
Et il sait, dans la clarté, le nom oublié.

« Sous nos différences », un « cri unique » cherche à se faire entendre. La poésie d’Alain Suied capte ce cri, souvent assombri de ténèbres, immémorial, continu. Elle le fait avec une sincérité et une exigence incomparables.




Chronique du veilleur (20) – Jacques Robinet, Feux nomades

 Jacques Robinet, parisien, né en 1937, est psychanalyste et a commencé à publier à partir de 2000 des livres illustrés par les encres de son ami Renaud Allirand. Vient de paraître aux éditions La Tête à l’envers : Feux nomades, dont la voix, entre murmure et silence bien souvent, retient immédiatement le lecteur.

Jacques Robinet écrit une poésie d’interrogations patientes : sur le passé, le deuil et les absences, sur le présent du langage poétique, sur la dernière étape du parcours de son existence qu’il lui reste à accomplir. Il lui suffit de laisser entrer toutes ces forces d’ombre qui se pressent aux lisières ou sur le seuil :

La vie frappait aux portes de ta clôture
Pourquoi n’ouvrais-tu pas ?

Tu pensais : demain je sortirai
je découvrirai le chemin des rivières
je parlerai au vent aux hommes aux oiseaux

Demain n’existe pas
pour qui dialogue avec les ombres

Jacques Robinet, Feux nomades, Editions La Tête à l’envers, 16 euros

Jacques Robinet, Feux nomades, Encres de Renaud Allirand, Éditions La Tête à l’envers, 16 euros

Mais il y a « ce qui échappe aux mots », ce « tourment d’abeilles jamais comblées / par le pillage des fleurs ». Le poète écarte la tentation du renoncement, du mutisme, du désespoir. Il ne cesse de tendre vers ce qui, dans l’invisible, lui apportera la réponse :

Passages d’eau de vent de feu
Comment parvenir au lieu secret
où tout se livre où tout se perd ?

C’est avec une foi et une espérance un peu voilées ou hésitantes, qu’il avance sur le chemin, « sans autre savoir que cette attente / qui s’amplifie / du déclin de l’ombre ». Sa poésie répond sans ambages au désir profond du cœur, elle fait confiance, malgré tout, à ce que l’homme sent en lui d’éternel :

Chacun tisse son ciel
avec quelques étoiles
Une poignée de graines
fleurissent un jardin

Nous prenons pour guides
ceux qui filtrent la parole
au tamis du silence

qui négligent le feuillage
pour surprendre le vent

Jacques Robinet a encore beaucoup de forts poèmes à écrire parce qu’il va continuer, on le pressent, jusqu’au bout, « de chimères en certitudes / sans jamais renoncer / à aborder le rivage / d’une terre inconnue. » Son engagement spirituel ne cesse de s’affirmer, l’écriture de ses poèmes en témoigne avec une belle évidence.




Chronique du veilleur (19) – Une anthologie de la poésie chinoise en pléiade

Il est impossible de visiter complètement un monument de la littérature universelle. Celui de la poésie chinoise est un immense palais, vieux de 3000 ans. Il y a des salles richement ornées, rhapsodies, ballades, lamentations… Il y a aussi de minuscules couloirs qui débouchent sur l’infini, d’une fragilité de fleur de lotus. Au VIIIe siècle, Li Bai écrivait que la poésie doit être « une fleur de lotus sortant de l’eau pure / Naturelle, dépourvue de toute décoration. »

 D’où vient cette impression de naturel et de pureté ? L’écriture poétique chinoise, dès les commencements (le premier florilège, le Shijing, date du Xème siècle avant notre ère et est attribué à Confucius lui-même), est une écriture d’allusions. Quand la musique lui est associée dans les premiers temps, quand la peinture et la calligraphie s’y mêlent, comme chez Wang Wei au VIIIe siècle, on ressent fortement une ouverture aux présences vivantes, un dialogue incessant entre la personne du poète et l’univers. Rien ne se fige, le paysage parle une langue de silence et d’eau, le poème lui répond, « poème de montagne et d’eau », comme le montre bien Rémi Mathieu, le directeur de cette anthologie. La simple affirmation des existences végétales, des signes annonciateurs d’une saison, suffit à faire vibrer et mouvoir le paysage écrit et peint :

Anthologie de la poésie chinoise, publiée sous la direction de Rémi Mathieu, collection de la Pléiade, Gallimard, 1600 pages, 65 euros

Anthologie de la poésie chinoise, publiée sous la direction de Rémi Mathieu, collection de la Pléiade, Gallimard, 1600 pages, 65 euros 

Il reste un peu de neige aux montagnes du nord,
Mais déjà des fleurs rouges brillent aux bois du sud.
Un torrent caillouteux rince des jades purs
Et de gracieux poissons nagent au fond de l’eau. (Zuo Si)

L’apparente naïveté ne doit pas nous tromper. Dès le IIIe siècle de notre ère, le poète s’interroge sur l’art littéraire, sur la fonction et les effets de la poésie. Ainsi Lu Ji peut-il être considéré comme le premier critique littéraire quand il parle du poète :

Il met en cage le ciel et la terre
Dans une forme perceptible,
Il enferme toutes les créatures
Dans la pointe de son pinceau(…)
Grande est l’utilité de la littérature (…)
Il n’est de lieu si lointain qu’elle n’y atteigne,
De principe si subtil qu’elle ne l’éclaire.
Par sa fécondité, elle égale nuages et pluie…

Le contemplateur connaît l’usage de l’immobilité, du silence, de l’attention. Sa réceptivité lui permet d’entrer en dialogue avec le visible et l’invisible qui ne forment qu’une seule et unique trame, jusqu’à l’infini. Ainsi, Meng Hoaran, au VIIIème siècle :

Je pense à Yangzhou, à mes vieux amis.
Je confie mes deux coulées de larmes,
Et les envoie, à l’ouest de la mer, à l’infini.

Li Bai songe à sa rencontre avec le Garçon Vert, « aux cheveux juvéniles noués en double chignon ». Elle s’est produite alors qu’au bord d’une falaise il contemplait « l’univers » :

A l’aube, je fais du pic Riguan l’ascension,
Je lève la main et ouvre la porte des nuages.
Mon esprit s’envole dans les quatre directions ;
Comme si je me trouvais hors du monde…

Le Garçon Vert a disparu brusquement, le poète achève alors son poème et sa promenade : Dans l’infini, je veux le rattraper, mais comment ?

François Cheng a écrit : « L’âme est quelque chose qui devient. » La poésie chinoise, à travers les âges, est tout entière aspiration, elle sort du temps mesurable et périssable pour faire passer l’âme dans l’éternité des instants, sans jamais pour autant briser le lien qui l’attache à la terre et à la chair. En ce sens, elle fait devenir l’âme , lui permet d’accéder un peu plus à l’être.

Arrêtons-nous avec Quiao Ji, un des 400 poètes présents dans cette anthologie (1280-1345). Il nous entraîne d’une cascade de montagne jusqu’à la Voie Lactée. Cette écriture du XIVe siècle nous paraît extraordinairement d’aujourd’hui. N’est-ce pas la plus belle preuve de la puissance et de la profondeur de cette littérature ?

Le métier à tisser du ciel s’est arrêté, et la lune sa navette se repose un moment.
Depuis son sommet la falaise est drapée d’un tissu de soie blanche de neige, froide !
Des fils de glace ruisselant en pluie sont suspendus au Fleuve du firmament.
Depuis des millénaires, ils n’ont jamais séché ;
Leurs fleurs de rosée sont par trop fraîches pour qui ne porte qu’un mince vêtement.
On dirait un arc-en-ciel s’abreuvant d’un torrent,
 Un dragon de jade qui descend la montagne,
Une neige de lumière envolée depuis la grève.

 




Chronique du veilleur (18) – Jean-Claude Pirotte

Jean-Claude Pirotte n’en avait jamais fini avec son enfance. Enfance détestée ? Enfance où poésie et musique se penchaient maternellement sur lui, à défaut d’une mère aimante et proche.

J’ai plus de septante ans je rêve
comme un vieux gamin de sept ans,

a-t-il confié en soupirant dans Gens sérieux s’abstenir. Ces soupirs, ces souvenirs sans doute d’anciennes souffrances, il les a mis en mots et en musique. Lui, « l’immature », de fugue en exil, de fuite en nostalgie, est « revenu de tout / sans être allé nulle part » (Faubourg), s’accrochant à des complaintes quasiment intemporelles comme à des bouées de sauvetage. Dans ses logis de passage, il allait « ouvrir la porte du grenier » pour « laisser les fantômes descendre », fuyant « les grandes personnes » qu’il trouvait toujours assommantes, sans trop savoir quelle était la part du songe et celle de la réalité. Mais il était une compagnie sur laquelle il pouvait compter à coup sûr :

l’enfant que je fus le savait
la mort était sa partenaire
non pas terrifiante elle avait
toujours plutôt la tête en l’air  (A St Léger suis réfugié)

Gens sérieux s’abstenir, Le Castor Astral, 112 pages, 13 euros

Gens sérieux s’abstenir, Le Castor Astral, 112 pages, 13 euros
A Saint-Léger suis réfugié
, L’Arrière-Pays, 72 pages, 11 euros
Une île ici, Mercure de France, 208 pages, 17,50 euros

Cette familiarité avec la mort ne date pas de la maladie cruelle qui l’a emporté. Elle est tout aussi ancienne que le sentiment de la durée et du temps sans pitié que le poète éprouve depuis l’enfance :

faire allégeance au temps
est tout ce qui importe  (Une île ici)

Pas de révolte, pas d’aventure extraordinaire, mais des rêveries, des flâneries, et l’écriture des poèmes. « Chaque nuit j’écris sous la lampe et l’ombre va et vient lentement autour de la table… » (Faubourg) Cette ombre qui rôde ne porte pas de masque monstrueux, elle suit bien fidèlement les allées et venues de la plume sur le papier comme les errances et les exils d’une vie « à l’envers », « très fantomale en somme » (La vallée de misère). Et les poèmes ne cherchent pas l’évasion ; « l’anodin, le banal, la déroute quotidienne, voilà l’essentiel » (Un Voyage en automne). Ainsi, la métrique si souvent régulière, les rimes même, sont une forme de résistance « au vide obscène des poèmes »,  à la dérive qui menace de tout emporter. L’écriture cependant ne peut cacher tout à fait l’hésitation, l’ennui, le doute incurables, avec cette claudication sourde ou voilée entre gaieté et tristesse, bonheur et malheur, dont le poète fait parfois même un sujet de poème :

ce n’est pas que je sois gai
ce n’est pas que je sois triste
c’est que je suis rien du tout
si possible moins encore  (Faubourg)

La musique seule devrait rester le témoin de la sempiternelle question : « Ai-je vécu ? », aucun poème ne pouvant en dire plus, aucun poème ne « guérissant rien ».  « En  vérité seule compte la musique, elle est le style même, et sa lumière », dit-il dans Un Voyage en automne. Musique d’une « élégie grise et rose » ou « prière sans mots », « chant à peine modulé » qui vient doucement visiter l’âme à l’improviste.

Il y a deux cents ans
que je rimaille ainsi

plaisante-t-il dans Ajoie, sans se faire d’illusion (« personne ne m’entend ») et en persévérant malgré tout, « contre l’évidence et le monde. »

Jean-Claude Pirotte a maintenant fini de « décéder à petit feu. » Il a rejoint « l’enfance absolue » qui le hantait. Il demeurera toujours pour nous l’envoûtant réconciliateur de l’éphémère et de l’éternel.

 




Chronique du veilleur (17) – Max de Carvalho, Les Degrés de l’incompréhension

Max de Carvalho est né à Rio de Janeiro en 1961, d’une mère brésilienne et d’un père polonais. Il a beaucoup voyagé au gré des tournées de récitals de ses parents, tous deux artistes lyriques, qui s’établirent en France en 1970. Il a créé avec des amis la revue La Treizième dont le nom fait directement référence aux Chimères de Nerval. Sa poésie, publiée d’abord chez Obsidiane et à l’Arrière-Pays, a quelque chose du mystérieux pouvoir des écrits nervaliens.

Après Enquête sur les domaines mouvants (Arfuyen, 2007), Les Degrés de l’incompréhension témoignent parfaitement de la richesse de vision et de pensée de ce poète singulier. Dans un même poème (« L’intérieur même du dépatriement »), en effet, nous sont offertes, tendues à notre admiration comme dans un tableau, « la prune du compotier », « les fleurs du cristallisoir », « l’odeur de la cire », mais aussi, ouvrant l’horizon soudain, « l’inquiétude du vent / loin du rivage natal. » On trouve là, dans la concision du poème, le goût du poète pour le plus précieux, jusque dans le vocabulaire choisi, et pour le plus exaltant des voyages, celui qui vise à l’infini.

Max de Carvalho, Les Degrés de l’incompréhension, 158 pages, Arfuyen, 14 euros

Max de Carvalho, Les Degrés de l’incompréhension, 158 pages, Arfuyen, 14 euros

Le poème « Mi raccomando » dira, mieux qu’un long commentaire, combien cette création se nourrit d’inattendu et de familier à la fois, de très secret et de très pur :

Ne va pas t’obstiner à
franchir les miroirs, à
percer les murailles,

inonde plutôt la
chambre de clair
de lune.

Une seule haleine unit
le vent et le courant
secret des pièces ;

entre pieds nus dans
la fraîcheur du plus
lointain des nuits.

Il y a, souvent sous chaque poème, la conviction très intime que l’absolu se cache dans le plus infime et le plus pauvre, que l’écriture ne pourra jamais tout à fait faire entendre les connivences  que nous éprouvons « avec ces joies / si mal comprises » que la vie nous donne. Quelquefois, une approche à peine esquissée s’avère possible :

Le vent a tressailli,
tellement obscur que

c’est merveille d’en
deviner le sens.

C’est déjà beaucoup, il suffit alors d’accepter le mystère là où il est,  là où il nous parle. Ce qui est « étranger » peut alors devenir proche, à la lisière de l’invisible et de l’ineffable.

Semblable au feu qui
sans visage fascine,

semblable au temps,
essence de la perte,

ton sillage d’écumes a
le vent pour feuillage,

qui sans forme dessine
et te voue au nuage.

On ne peut être que touché par la poésie de Max de Carvalho, exigeante, sensible, où chaque éclat de splendeur s’entoure du plus beau silence.




Chronique du veilleur (16) – Marwan Hoss, La lumière du soir

Marwan Hoss est né à Beyrouth en 1948. Il a publié son premier recueil chez GLM en 1971, fondé à Paris dans les années 80 la célèbre galerie d’art Marwan Hoss qui, jusqu’en 2008, date de sa fermeture pour des raisons de santé, a été une des plus importantes de la capitale. Marwan Hoss n’a cessé de cultiver la poésie, une poésie dense, laconique, brûlante. La lumière du soir est le quatrième volume de vers publié par Arfuyen.

Les mots se cabrent
Quelques jours d’écriture
Pour des mois de silence.

Marwan Hoss, La lumière du soir , 82 pages, Arfuyen, 12 euros

Marwan Hoss, La lumière du soir, 82 pages, Arfuyen, 12 euros

C’est bien dans le silence qu’il faut laisser résonner longuement ces poèmes si brefs qu’on dirait des lames acérées, des pointes de feu, des jaillissements de sang. Marwan Hoss inscrit tous ses poèmes « dans le combat sans pitié / que se livrent la vie et la mort. » Il va au bout de ces deux forces apparemment contraires, en sachant bien que « la mort est surhumaine » et que « la vie l’est aussi. » L’écriture poétique capte alors dans ses fulgurances ces débordements, ces excès, qui font partie intégrante de la condition humaine. Le recueil précédent s’intitulait Déchirures.  On y lisait :

D’une main la mort ouvre
La porte à une vie nouvelle
De l’autre
Elle la referme.

C’est dans ces deux gestes contraires, comme les lèvres d’une plaie qui ne sont jamais cicatrisées, que l’on reconnaît Marwan Hoss, qui dit écrire « pour que les mots / ralentissent (sa) souffrance »  mais qui semble ne jamais pouvoir goûter une véritable paix dans cette « lumière du soir » qui est aussi celle de la fin d’une existence.

Les visions qui l’assaillent ont une forme de pureté que le blanc de la page accentue remarquablement. On découvre « une poussière d’or », « des rayons noirs », « la couleur de l’ambre ». On ressent surtout la force de cette parole poétique incomparable qui use des mots comme de « lances ». Le lecteur s’en trouve atteint au plus profond de lui-même.

 

Notre ami et collaborateur Gérard Bocholier publie un nouveau recueil de poèmes inédits La Marche de l’aube ainsi qu’un choix de ses premiers poèmes, l’Ordre du silence




Chronique du veilleur (15) – Gérard Pfister, Présent absolu

  Gérard Pfister vient de publier le troisième et dernier oratorio de sa grande œuvre intitulée : La Représentation des corps et du ciel. Après Le grand silence paru en 2011, Le temps ouvre les yeux paru en 2013, c’est Présent absolu qui vient donc achever cet ambitieux et impressionnant triptyque.

  La note qui suivait le texte du premier volume nous parlait d’entrée d’une « phrase musicale ». C’est bien de cela en effet qu’il s’agit et l’on pourrait presque dire qu’une phrase unique se déroule musicalement, symphoniquement, tout au long de cette œuvre. « La phrase est le seul personnage et le seul décor. Elle porte en elle-même tout l’espace et tout le drame. » Dans la postface qu’il donne à Présent absolu, Gérard Pfister insiste également sur les « résonances » et les « métamorphoses » infinies qui se font entendre dans ce très vaste ensemble. Sans doute ce choix s’est-il imposé au poète dès l’instant où il a plongé dans cette singulière rêverie sur les morts, le temps, les corps, l’humanité entière. Comment dire en effet, comment évoquer autrement le foisonnement invisible, les grouillements « d’énergies », « de viscères » ? Comment ne pas reprendre sans fin les litanies et les danses, les souffles et les haleines, jusqu’à une forme d’ivresse de la parole, d’extase du chant ?

Gérard Pfister, Présent absolu, Arfuyen, 188 pages, 14 euros

Gérard Pfister, Présent absolu, Arfuyen, 188 pages, 14 euros

ce qui vit
dans le chant
ce n’est
pas moi
ce n’est
personne
c’est la matière
sonore
les ondes
me portent
comme une mère
l’enfant       

Cet oratorio, dédié précisément à sa mère « démunie et souveraine », pourrait ne pas avoir de fin. Il n’en a pas, puisque son chant « dans le ciel » demeure, « présent absolu ». Il efface les mots au fur et à mesure qu’ils apparaissent comme les notes sur la partition, mots qui « se nient », « se dilatent », « s’espacent », « disparaissent dans le chant ». Et il nous faut reprendre la lecture, encore et encore, toujours poussés par les merveilleuses pulsations du poème, toujours sous le charme d’une vision fugitive, d’une invocation splendide sur le parvis du silence :

ô seigneur
du chant
comme admirable
est ton silence
dans l’éternelle
enfance

  Ainsi, tout continue, rien n’est perdu, « un inconnu » nous parle, c’est une « présence sans visage ». Nous ne sommes pas seuls, nous sommes entraînés dans la longue chaîne des morts. Le « seigneur du chant » est aussi « seigneur des corps ». Gérard Pfister exprime toute sa foi en lui, lui qui parle sans mots, souffle et chair à la fois. Le poète a su ici rester l’enfant qui sait tout depuis toujours et qui "chante comme en silence".




Chronique du veilleur (14) – Pierre Chappuis, Entailles

On lit un livre de poèmes de Pierre Chappuis comme on suit un sentier familier : le ciel, ses nuages, les arbres, la rivière, l’horizon, à chaque pas semblent changer de couleurs et de formes, et le paysage se renouveler alors, d’éclairs en échappées, de souffles en silences arrêtés.  L’œuvre compte de nombreux volumes, principalement publiés chez Corti. Elle est marquée par une unité d’écriture où les intervalles entre les mots et les vers semblent tout aussi inspirés que les syllabes elles-mêmes. Le poète déclare : « Peut-être avons-nous à admettre (…) que notre appréhension des êtres, de toutes choses soit fragmentaire, lacunaire, faite d’écarts, de marges, d’attirances réciproques… »

 Entailles en est l’illustration parfaite. La lumière nous arrive par de petites brèches de phrases comme entre deux rochers ou à travers des feuillages où joue la clarté du jour.

D’instant en instant
– ponctuation mouvante et brève –
air, espace se recréent.

Pierre Chappuis, Entailles Editions Corti, 2014, 88 pages, 15 euros

Pierre Chappuis, Entailles, Editions Corti, 2014, 88 pages, 15 euros

Brisures, scintillements, fusées des courants d’air, mais aussi lignes comme d’un dessin à peine esquissé par un calame chinois, l’écriture sourd d’un contact sensoriel pour s’élever très vite vers de hautes cimes toujours instables, hésitantes, perdues dans la buée ou la brume, comme dans des interrogations muettes, insolubles.

Solaire, ce toit,
page où s’engouffre,
fascinée, la lumière.

De nuit s’inscrivit
à l’aveugle
une écriture de neige.

Poème en haillons.

On ressent à la fois bonheur dans ces visions fulgurantes et incertitude quant à leur sens, au rôle éminent des hasards. Le poème est comme un crible où soleil et ombre inscrivent leurs incessantes révélations. Pierre Chappuis décèle le moindre signe annonciateur, il choisit de s’effacer pour laisser tout l’espace à cette météorologie radieuse. La première personne disparue, ne reste alors que ce que la poésie a filtré de plus pur :

Débris de nuit
concassés, blancs,
passés au tamis.

Pointes d’écume
jaillies d’un brasier de neige.

Poussière tombée des nues.

Et il faut reprendre sans cesse la marche comme la lecture de ce livre, car rien ne s’épuise de ces paysages effleurés, épurés, rendus à leurs qualités essentielles, qu’un esprit assoiffé d’absolu peut sonder vraiment au plus profond.

A tendre, invisibles,
et détendre sans cesse
d’invisibles fils.

Fils d’une finesse incomparable, d’une fragilité et d’une force poétique tout à la fois, que le poète tisse et retisse pour nous, admirablement.

 




Chronique du veilleur (13) – Josette Ségura, Dans la main du jour

Depuis longtemps, la poésie dite « du quotidien » s’écrit et se diffuse, avec ses qualités et ses défauts. J’ai tendance à être surtout irrité par ses nombreux défauts : facilité, platitude, tics de langage, etc. Mais il est des exceptions remarquables, le nouveau livre de Josette Ségura en est une, à l’évidence.

Josette Ségura dédie ce livre à Gaston Puel, récemment disparu, qui lui écrivait : « N’oubliez pas que le quotidien mérite un travail de langage –comme tout poème- et qu’il est la préparation, le nid du poétique. » Dans la main du jour  réussit parfaitement à nous charmer, parce que ce « travail de langage » a eu lieu, opéré par un vrai poète, comme il en est peu.

Réussite totale, parce que Josette Ségura sait voir ce qui pourrait paraître à bien d’autres pauvre et banal, voir dans la belle clarté de l’invisible. Chaque rencontre, chaque marche dans la nature, chaque heure de rêverie dans un paysage aimé, sont occasions pour elle d’émerveillements, et d’actions de grâce. « Une journée faite de trois fois rien » se révèle alors une aubaine inestimable, Et l’écriture poétique dit cette aubaine d’une manière si juste, si généreusement proche du lecteur, que l’on se sent choisi pour recevoir un trésor.

Josette Ségura, Dans la main du jour, Editinter, 86 pages, 14 euros

Josette Ségura, Dans la main du jour, Editinter, 86 pages, 14 euros

Après le plateau,
nous voilà sur la route des Baronnies,
l’ensoleillement est tel,
la douceur de l’air,
qu’une trêve est offerte,
nous marchons dans la beauté…

On s’imagine alors marcher avec le poète, s’asseoir avec elle à la table de l’auberge, noter la sensation fugitive, pour ne pas la perdre, pour en faire un poème qui circulera comme un message d’amour. Car « tout est à noter / sur le sable de quelques feuillets. »

noter pour que quelque chose reste, se dépose,
les mots nous entraînent où ils veulent,
c’est de la vie encore,
désencombrée, nettoyée,
qu’un autre recevra un jour.

On ne saurait mieux expliquer le miracle de la poésie : la vie passée au filtre serré de la sensibilité et de l’art du langage, devenue plus pure et plus claire, communiquée au lecteur dans un moment rare, précieux, de véritable « communion ».
Et lorsque Josette Ségura dit « je », c’est comme si elle nous confiait à l’oreille et au cœur quelque chose de ce qui la fait vivre, aimer et espérer.

Il y eut un silence particulier,
le ciel se couvrait au-dessus des monts,
ça allait sans doute tourner à l’orage,
le vent rafraîchissait,
je regardais la montagne que nous allions quitter,
des genêts dévalaient la pente,
je sentis comme un accompagnement soudain.

Ainsi Dans la main du jour témoigne de la construction intérieure de son auteur, qui ne cesse d’avancer dans ce paysage spirituel où elle se sent invinciblement appelée.

 




Chronique du veilleur (12) – Monique Saint-Julia, Je vous écris

Le monde de Monique Saint-Julia est tout bruissant de feuilles, de fleurs et d’oiseaux. Je vous écris nous invite, nous tous, à venir cueillir les fruits gorgés de soleil et de sucs, que l’écriture du poème en prose éclaire et métamorphose.

Des mots glissent, caresse qui n’est ni celle du vent, ni celle d’une rivière, mais celle des fruits ensoleillés dans les mains.
Je vous dis l’été, ce filet où chaque aube recueille des voix, des présences, des mouvements d’oiseaux.
Je respire le bois, l’air tout entier dans mes poumons, afin qu’il reste bien vivant en moi.

 

Monique Saint-Julia, Je vous écris, Editions de l’Aire, Vevey, 88 pages

Monique Saint-Julia, Je vous écris, Éditions de l’Aire, Vevey, 88 pages

C’est bien un vaste hymne à la vie, en effet, que compose Monique Saint-Julia, de livre en livre. Il y a chez elle comme l’innocence de l’enfant au seuil d’un jardin extraordinaire. Et pourtant, tout est inscrit dans l’ordre ordinaire des saisons, mais le poète ressent cela avec une sensibilité à fleur de sens et de cœur. « Le jour court vite, je le goûte avec l’ardeur des oiseaux. » Elle éprouve à chaque émerveillement le sentiment d’un au-delà qui ne cesse de lui adresser des signes.

Bruits, chants, sources, bible d’oiseaux.
On ne sait où nous entraînent ces voix qui nous gouvernent, peut-être à respirer le souffle des arbres, l’eau épurée de la réserve à truites.
Un cantique de pluie s’allume.

« Un aiguillon de vie », comme elle l’écrit, la stimule sans cesse, même lorsque la « marche intérieure, source silencieuse » sent passer en elle une ombre de tristesse et de solitude. Sa demeure poétique reste ouverte à tous les vents, aux souffles inspirants, aux visites des ciels changeants. Elle nous y accueille avec générosité et délicatesse. Cette lettre toujours reprise fait résonner un chant d’un très sincère lyrisme. « Vous écrire, c’est entendre des voix montantes. », nous dit-elle, car le poète ne fait que transmettre ce qu’il reçoit, les sons et les voix d’une réelle présence, à chaque instant à ses côtés.

Comme il est contagieux ce goût d’écrire, cette perte d’identité qui vient silencieusement, ce besoin furieux d’inventer des noms, des silences, des sons, d’écouter les flocons de neige tendre une soie entre ciel et terre.

Il n’y a pas plus bel éloge de l’amour de la poésie ! Monique Saint-Julia le vit et le communique magnifiquement.