« …regarder le langage comme action »
P. Valéry, Cahiers, XXVI, p. 446
Dans le début des années quatre-vingt-dix, quelques-uns des premiers lecteurs de Tête d’Or écrivent à l’auteur leur admiration.
Celle-ci, on le perçoit nettement, ne va pas à ce que l’auteur appelle au même moment « l’idée du livre »[1]–le message spirituel ou moral qu’il porte, selon lui, mais que la plupart de ces lecteurs, experts pourtant, n’ont pas perçu, ou qu’ils ont perçu, cela arrive, d’une manière que l’auteur n’avait pas prévue. Elle ne va pas davantage à des qualités formelles, le plus souvent senties et données (par Mockel, par exemple, ou par Régnier, ou par Mirbeau) comme insuffisantes. Elle ne va pas à une structure, ou, comme dit Jean Rousset dans un livre célèbre où il est brièvement question de Tête d’Or, à un « schème »[2]. Elle va tout entière à la force du livre. C’est en 1893, après avoir lu La Ville, que Mallarmé dira : « j’admire comme cela sourd et la force du jet »[3]. Mais Maeterlinck, dès décembre 1890, parle de sa lecture de Tête d’Or comme d’une « tempête », mentionne les « coups de marteau » que le livre lui a donnés sur la tête, invoque le monstre Léviathan et le comte de Lautréamont. Schwob évoque son « saisissement », dit avoir senti « quelque chose d’extraordinairement fort »[4]. Verlaine loue « la forte imagination »[5]. Mirbeau admire « l’énorme souffle » et « mille détails puissants »[6]. Gourmont compare le drame à une « eau-de-vie un peu forte pour les temps d’aujourd’hui »[7].
La convergence est manifeste ; la seule lecture de Tête d’Or exerce sur ces premiers lecteurs l’action « immédiate et violente » qu’Artaud (qui quelque trente-cinq ans plus tard montera au théâtre Alfred Jarry un acte du « traître » Claudel) allait demander bientôt au théâtre[8]. On peut s’interroger sur les ressorts de ce pouvoir. Est-ce à cause du « magnétisme ardent des images » ? Est-ce parce que le drame montre une « action poussée à bout, et extrême » ? Est-ce en raison de « l’athlétisme affectif » dont on pourrait le créditer et parce qu’il ne craint pas « d’aller aussi loin qu’il faut dans l’exploration de notre sensibilité nerveuse »[9] ? Ou bien est-ce parce que, tournant le dos aux perfections de la forme, aux usages du métier, aux injonctions des arts d’écrire, ce drame sauvage, barbare (« terroriste », aurait dit Paulhan) parfaite antithèse de la « pièce bien faite », a pu sembler alors à quelques-uns, et spécialement à Mirbeau, se situer là même où se situait, disait-on, Rimbaud : hors de la littérature[10] ?
Il n’est pas facile de répondre, et cela d’autant moins que cette exaltation est tout de même retombée ; et que, me semble-t-il, le jugement plus balancé (trop balancé ?) de Jean Rousset : « belle pièce juteuse » mais drame de jeunesse encore tâtonnant et inabouti[11], rallierait aujourd’hui plus facilement les suffrages. Michel Lioure parle de manière comparable des « balbutiements poétiques de l’apprenti »[12]. Claudel lui-même n’est pas le dernier à accuser la « maladresse » d’une pièce qu’il lui arrive de déclarer « illisible », et qu’il refuse de laisser jouer : œuvre, écrit-il en 1949, « non de [son] imagination, mais de [son] cœur »[13]. Or, s’il est vrai (comme Claudel avait pu le lire chez Baudelaire) que « la sensibilité du cœur n’est pas absolument favorable au travail poétique », et même qu’elle « peut nuire », et qu’en tout cas « la sensibilité de l’imagination est d’une autre nature »[14], cela signifie que Tête d’Or (en dépit de l’affection que l’auteur peut lui conserver) ne peut être qu’une œuvre d’art imparfaite, loin de l’opus mirandum qu’est par exemple Le Soulier de Satin.
Ces réserves, pourtant, n’ôtent rien de sa pertinence au questionnement sur la force : bien au contraire. Puisque tout le monde, et jusqu’à l’auteur, est d’accord pour accuser les insuffisances et les défaillances de la forme, il faut bien que la valeur (et c’est elle qui nous intéresse) soit ailleurs : dans le jus, comme dit Rousset[15], dans le jet, comme dit Mallarmé, dans le jaillissement et la puissance chaotique, comme dit Gaétan Picon[16], dans l’éruption ou dans le soulèvement, comme dit l’auteur[17] –c’est-à-dire, chaque fois, on le voit bien, non dans les vertus de la chose faite, d’une œuvre, d’un ergon, mais dans la vigueur d’une energeia, dans le déploiement d’une force.
C’est ce que je voudrais tenter de préciser.
Force et forces
C’est dans une étude consacrée au livre de Rousset, justement, que Derrida le notait: « comprendre la force en son dedans », ce serait l’affaire du « créateur », en aucun cas celle du critique[18]. Mélancolique observation, qui semble ne nous laisser d’autre choix que le silence ou la reconversion… Pour ce qui est de Tête d’Or, toutefois, le critique a la possibilité de s’assurer que cette question de la force n’est aucunement extérieure à l’œuvre, aucunement méconnue par elle. L’œuvre tisse au contraire un réseau lexical, sémantique, extrêmement dense autour des notions de force, d’effort, de puissance, et des notions et valeurs inverses d’impouvoir, d’asthénie, de faiblesse (224)[19], de paresse (213), d’ennui, de défaillance. Le drame lui-même (le texte du drame) invoque constamment, et même massivement, soit pour affirmer sa présence, soit pour lamenter son absence, cette même force dont on l’a crédité, et qui se trouve être ainsi à la fois le sujet de l’œuvre, son thème, ce dont elle parle, et la qualité qu’on lui reconnaît : à la fois son motif et sa vertu.
Il faut observer par ailleurs que la force invoquée dans Tête d’Or est le plus souvent indéterminée : non pas la force, ni telle force, mais une force. Par exemple:
Je me suis cru un pouvoir plus qu’humain, une force (216)[20]
ou plus haut :
Car une force est en moi (108)
qui reprend le propos antérieur d’un des veilleurs :
Mais en vérité il y a une force en lui (59)
Ces assertions ne sont pas purement constatives : mais discrètement exclamatives, on le voit, discrètement lyriques, elles notent une surprise, un émerveillement devant la puissance dont le sujet est l’hôte. La force de la force est telle qu’elle interdit au langage de se refermer exactement sur elle, de l’enfermer, de la définir ; le lyrisme, l’exclamation, signalent ici que l’objet du discours est un ineffable, ou en tout cas qu’il y a en lui de l’ineffable et de l’inconnaissable.
Claudel, cependant, qui est là comme ailleurs le premier interprète de Claudel (interprète impérieux quoique sans raideur, et dont les commentaires commandent encore aujourd’hui depuis l’outre-tombe tant de livres, de thèses, d’articles, qui lui sont consacrés) Claudel, donc, avant tout autre, a indiqué un nom pour la force à l’œuvre dans Tête d’Or. Dans sa lettre à Mockel de 1891, il l’a nommée le désir, invitant ainsi à lire tout le livre selon le sens moral, comme une fable sur le désir. Ce mot se lit du reste à plusieurs reprises dans le texte de 1890 et dans celui de 1893–94. Ainsi, dans le grand dialogue de la seconde partie avec Cébès, ce vers :
Un désir rapace m’entraîne en avant par ce lieu d’horreur ! (99)
qui invite à identifier le désir avec le mouvement même du drame.
Citons encore :
et je porte un désir en moi (131)
j’ai été un homme de désir (211)
Tête d’Or […] ne portait plus qu’un désir inextinguible (217)
Certes il y avait un désir en lui (242)
Cette dernière réplique, qui appartient à la Princesse, s’entend comme une reprise du : « en vérité, il y a une force en lui », déjà cité, et cette substitution, à l’heure de l’épilogue, pourrait être tenue pour indice d’une coïncidence parfaite entre la « force » et le « désir », légitimant du même coup une lecture allégorique du type de celle que Claudel propose dans sa lettre à Mockel : si la Princesse « représente toutes les idées de douceur et de suavité », si Cébès « est » l’homme ancien et la faiblesse pitoyable, Tête d’Or, alors, peut bien « être » ou « représenter » la force du désir et le drame entier peut se lire comme une allégorie du jeu du Désir et de la Sagesse.
Il faut cependant rappeler que ce Claudel qui craint si peu de « traduire » en idées ses personnages est le même qui ailleurs se fait un devoir de rappeler que « rien ne signifie qu’en excluant la traduction »[21] ; le même encore qui dans une note de travail relative au second Tête d’Or estime qu’il faut qu’il « reste toujours quelque chose d’inconnu »[22]. Comme d’autres commentaires de Claudel, la lettre à Mockel dessine ce que j’appellerai un schème sémantique, c’est-à-dire un principe général d’organisation du sens, qui est évidemment très utile et très éclairant, mais qui, indiquant après coup un sens déjà fait, risque par là-même de nourrir un malentendu : changeant en dit le vouloir dire, en énoncé l’énonciation, l’élicitation[23] en exposition, et forcé pour dire le mot de détacher son attention de l’effort ‑de « l’horrible effort » (32)- que le mot doit faire pour se dire, le commentateur risque de se laisser distraire de cet essentiel qu’est le jaillissement pathétique du sens. Il risque, en d’autres termes, de concentrer l’attention sur le sens en tant que résultat, quand ce qui importe, c’est le sens comme acte, c’est-à-dire comme drame.
Et il risque encore (même si Claudel a bien soin de rapporter chacun de ses personnages à une gerbe d’idées plutôt qu’à une maigre idée esseulée) de nous distraire du chatoiement du sens, de son irisation, de son tremblé, de ses moirures.
Cette force, en effet, dont les pulsations, les temps forts ou faibles, rythment le drame, n’est pas unifiable sous un seul concept, elle est susceptible au contraire de recevoir, entre l’ouverture et l’épilogue, des couleurs extrêmement diverses, d’investir des formes multiples : elle peut se manifester comme désir, assurément, ou comme « volonté » ou encore comme « effort », mais aussi comme espoir et comme colère, ou comme « haine », ou comme « vengeance » (153) ou comme « indignation » (104), commandement d’avoir à « sortir » (213), puissance de subversion, d’arrachement à « l’ennuyeuse semaine » (216), à « l’obstacle des choses » (247), rébellion contre « la Puissance qui maintient les choses en place » (198), gerbe d’intensités brandie contre les paresses et les inerties. Ailleurs, elle peut se nommer «nausée » (104) ou « spasme » (55), et parfois « fureur du mâle » (34) et parfois aussi « esprit » (108) et ailleurs encore se donner comme « vie » (207) ou comme « voix ».
Le personnage de Tête d’Or est évidemment le support principal de cette force ; le principal, non le seul. Dans un drame qui se soucie en général fort peu d’individualiser le discours de ses personnages, le roi, ou les veilleurs, ou Cébès, ou d’autres, peuvent ponctuellement se trouver chargés d’une vigueur égale à celle du héros. Il est curieux d’observer que la voix du rossignol, qui s’entend à deux reprises dans la deuxième partie, est qualifiée de la même manière exactement que la voix de Tête d’Or : Cébès la salue d’une exclamation : « O voix forte » (58) qui anticipe à peine sur l’admiration du veilleur pour la voix « forte et perçante » du héros (59) puis sur la proclamation de Tête d’Or sur le point de devenir roi : « Je suis la force de la voix » (125).
Bien loin d’être l’attribut d’un ou même de plusieurs personnages, ce motif : la force court ainsi comme le furet à travers tout l’espace du drame, circule comme une aiguille dans le tissu de l’œuvre. Ce qui est en cause, en effet, ce n’est pas d’abord un sujet puissant ; mais une force –non définie– qui habite (momentanément) un sujet. Plusieurs épisodes mettent d’ailleurs en scène l’afflux ou le retrait de cette force, obligeant ainsi à la concevoir indépendamment du héros, comme une puissance qui peut sans raison apparente l’investir ou l’abandonner. C’est par exemple, à la fin de la seconde partie, le moment où s’étant fait proclamer roi Tête d’Or semble tout à coup s’éveiller d’un rêve ou d’une crise de somnambulisme: « Qui suis-je ? qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ? » (148). C’est aussi bien au début de cette même partie le « réveil » de la Princesse vêtue de sa chape d’or (« je ne sais plus qui je suis en vérité », p. 67), puis le brusque désinvestissement qui précède sa sortie:
[…]La dame belle et illustre qui parlait tout à l’heure n’est plus
Et à présent, voyez-moi, ce n’est plus que moi-même, la pauvre fille […]. (76–7)
C’est encore la transe de Simon au milieu de la première partie :
Un esprit a soufflé sur moi et je vibre comme un poteau !
–Cébès, une force m’a été donnée (34)
La référence biographique à l’illumination de Notre-Dame est probable ; mais cela n’interdit pas de songer aussi aux « forces supra-humaines » qui investissent les héros d’Eschyle (ces êtres biastheis, « forcés ») et en les investissant donnent du même coup aux poèmes où ils paraissent leur dimension proprement tragique[24].
Les deux batailles livrées dans la seconde et la troisième parties relèvent de la même analyse, et apparaissent elles aussi comme de pures épiphanies de la force. Pas question ici de stratégie, de manœuvres, de hasard heureux, d’un Blücher qui arrive à point, etc. ; seul entre en ligne de compte le déclenchement irrésistible d’une panique, d’une « peur de masse ». Les deux batailles symétriques, héroïques, qui sont aussi deux coups de théâtre, manifestent l’empire absolu des forces, le caractère imprévisible, souverain, de leur afflux et de leur retrait.
L’examen du décor peut conduire à des conclusions similaires. Le Très Grand Arbre de la première partie, ou le Caucase de la dernière avec sa « terrasse élevée », ses « arbres colossaux »[25] et sa « formidable tranchée verticale » définissent des sites sublimes, où la force a élu domicile. Tout est fait pour que cette tranchée d’où montent « des bruits de roues et de harnais » ait l’air d’avoir été percée à travers la montagne par ou pour la ruée de cette Armée qu’on entend, mais qu’on ne voit pas. Cette mise en espace exemplaire vise à rendre sensibles depuis la salle la proximité et le jeu d’une Force qui, comme toute force, reste invisible.
« Face-à-face séparateur » entre la salle et la Force, aurait dit peut-être Rousset, s’il en avait dit quelque chose. Je préfèrerai parler pour ma part d’un dispositif visant l’invisible. Ce qui du reste pourrait être une définition de Tête d’Or tout entier : dispositif visant à vérifier depuis le visible la consistance d’un invisible, lequel se donne à éprouver comme force.
Formes et forces
La question des forces, on le sait, a fasciné toute la fin du siècle de Schopenhauer à Loïe Fuller en passant par Nietzsche et Alfred Fouillée ‑sans parler du jeune Valéry. Claudel ne fait pas exception. Et l’exemple de Rodin, qu’il a connu de près, n’était pas de nature à le faire changer d’orientation, s’il est vrai que l’œuvre de l’amant de Camille est essentiellement une tentative pour représenter l’Energie[26].
Bien sûr, ni la sculpture, ni la littérature ne peuvent se passer des formes ; l’invisible ne peut être appréhendé (pressenti) sans la médiation d’un visible ou d’un lisible. Donner à percevoir des forces, cela ne peut se faire qu’en présentant des formes travaillées par la force. Il suit que le travail que je poursuis ici exigerait d’être prolongé par une étude attentive des formes de la phrase claudélienne, de ses hyperboles et de ses images (s’il est vrai que « la force des mots croît avec leur discorde »[27]) ; et aussi par un examen des jeux de scène et de la gestuelle ; et encore par une analyse du vers, qui est sans cesse pensé, tout au long de la carrière de Claudel, au moyen de la notion d’accord, sans doute, mais aussi des notions d’obstacle, et de choc –donc de force.
Faute d’espace, je laisserai ces tâches momentanément de côté pour m’attacher plus spécialement à l’examen d’un motif qui m’intéresse tout spécialement parce qu’il est un de ceux qui permettent de réduire la différence entre la force et la forme. Ce motif est celui du cri.
On parle beaucoup dans Tête d’Or ; mais on crie aussi beaucoup. (Notons en passant cette coïncidence remarquable: c’est en 1893, au moment où Claudel s’apprête à récrire Tête d’Or à Boston qu’Edvard Münch à Âsgarstrand peint Le Cri, paradigme de la « peinture de l’âme » et première grande toile de l’expressionnisme[28]). Le cri n’est pas seulement l’expression d’un pathos –attendue peut-être dans un drame, mais ici singulièrement fréquente. Il est encore un « thème », un motif, un objet de discours : on le raconte, on s’en souvient. Cébès crie (en particulier au moment de mourir) ; le roi crie ; et plusieurs veilleurs, et Cassius, et le tribun du peuple et la princesse lorsque le déserteur la cloue… Tête d’Or crie souvent, et même il « rugit » (207). Lorsque Cassius raconte la dernière bataille, il « raconte » le cri que le roi pousse « d’une voix épouvantable » au moment où il reçoit la blessure:
Oh !
quel cri clair et aigu nous l’entendîmes pousser, comme la grande Pallas quand elle se sentit saisie par le Satyre,
Tel que le souvenir en fait
Vibrer encore nos os comme des instruments !
Et nous reconnûmes la voix, comme la femme qui entend l’homme crier.
Et nous criâmes aussi et nous nous précipitâmes en avant. (197)
Très riche tissu d’associations, qui sexualise fortement et curieusement l’épisode (à trois vers de distance, le héros est femme puis homme à nouveau). Le cri a évidemment quelque chose à voir avec ce que Jean-Claude Morisot appelle « l’exaltation de la vie et de l’énergie sans pensée »[29] ; c’est une manifestation sonore du Lebenskraft, de l’intensité de la vie. Rien d’étonnant par conséquent si on l’entend de préférence soit au moment où la vie se retire, soit au moment où elle commence, dans cet instant (si claudélien) de la naissance:
Tu ne respirais pas alors que tu étais dans le ventre de ta mère, […]
Et, étant sorti d’elle, tu respiras et tu poussas un cri !
Et moi aussi j’ai poussé un cri,
Un cri, comme un nouveau-né, et j’ai tiré l’épée acérée et brûlante, et j’ai vu
L’humanité s’écarter devant moi comme la séparation des eaux ! (101)
Le cri est ici un équivalent de l’épée, et tout au long du drame, la force de la voix est un indicateur de la force du personnage. J’ai cité déjà le propos d’un des veilleurs, qui admire la voix « forte et perçante » (59) de Tête d’Or. Plus loin, « quelqu’un » observe:
Il a une voix étrange et qui agit sur le cœur
Comme une corde, et elle donne des notes (125)
C’est ici la voix (ailleurs le cri, on l’a vu) qui « agit sur le cœur », la voix et non l’idée, non le sens, non pas la parole. Le texte du second Tête d’Or associe et oppose à plusieurs reprises la voix et la parole. C’est Tête d’Or qui proclame, à la suite des vers que je viens de citer :
Je suis la force de la voix et l’énergie de la parole qui fait (125)
réunies donc en sa personne, et néanmoins distinguées. La même distinction a déjà été formulée plus haut (« Qu’as-tu donc avec toi ? –La voix de ma propre parole ! (24)[30]) puis au début de la deuxième partie, alors que tout le monde attend l’annonce du probable désastre et que le rossignol se met à chanter. « Que dis-tu, oiseau ? », demande alors Cébès, qui poursuit :
Mais tu n’es qu’une voix et non pas une parole (58)
La voix dit-elle quelque chose ? Ici l’opposition, le mais qui sépare les deux phrases, suggère que l’oiseau ne dit pas, ne dit rien, rien d’articulé, en tout cas, la voix (telle plus tard Anima) refuse « son adhésion à toute énonciation distincte »[31]. Il n’est pas douteux pourtant qu’elle veut dire. Elle veut dire à la façon des arbres du prologue qui « parlent avec un discours sans mots, douteusement » (12). La voix, le cri, parlent ainsi, ils portent un sens mais « confus », non délié, fuyant, inarticulé, à quoi le symbolisme en général (les « petites voix » de Verlaine, « l’inexprimable » de Rimbaud, l’allusion de Mallarmé) a été constamment attentif. Et ce qu’ils disent ainsi a d’autant plus de force qu’ils le disent, justement, sans mots : par des signes involontaires, non arbitraires, non conventionnels, des sons « accrochant la pensée et tirant »[32]. Le signe et la chose signifiée semblent ici avoir été créés « en fonction l’un de l’autre, comme […] s’il y eût de l’un à l’autre une espèce de continuité »[33].
L’indiciel
La sémiotique de Peirce distingue, on le sait, différents types de signes. Elle distingue en particulier le symbole (tous les signes arbitraires proprement dits) et ce qu’elle nomme indice, par quoi elle désigne une trace sensible du phénomène : une fumée, une empreinte de pas, un soupir. Dans le langage de Peirce une voix, un cri, sont des indices. La part de l’indiciel dans le texte même de Tête d’Or est considérable.
Soit ce que j’appellerai le « catalogue des étendards », au début de la troisième partie. Ces étendards sont bien entendu des signes ; mais des signes qui ressortissent à différents régimes de sens. Les commentaires du catalogue s’attardent d’habitude sur deux ou trois exemples, souvent les mêmes : l’image « salutaire » de la Croix, comprise comme symbole de la conversion; l’image du Soleil, où l’on reconnaît une image de l’Un, et de la saisie du Divers par l’Un. Sans doute. Mais les étendards ne se laissent pas tous déchiffrer de cette manière:
D’autres encore ! et ils ne montrent rien de certain, mais ils ressemblent à un champ de sarrasin en fleurs,
Ou à l’azur plein de feuilles de poirier qu’irise la trame des cils, ou à une irruption d’abeilles, ou à la mer séduisante ! (185)
Signes incertains, donc, peu ou pas déchiffrables, si semblables aux choses mêmes qu’on doute s’ils peuvent encore être des signes. Un peu plus haut, on lit ce vers (absent de la première version) :
D’autres drapeaux sont verts comme les champs, et de l’herbe y est attachée, et des poils d’animaux, et des ossements, et des sacs de terre (184)
Le signe est ici clairement un indice, ou un agrégat d’indices : fragments arrachés à la chose même, territoire ou totem. On appelle coupure sémiotique la différence du signe et de la chose, de la carte et du territoire. Non seulement le signe se situe ici en amont de la coupure sémiotique, en deçà de l’arrachement primaire, mais ces ossements et ces « sacs de terre » fixés à la hampe du drapeau manifestent avec force le refus de cette coupure, le désir de contrer l’arrachement. L’étendard, ici, n’est pas autre chose qu’un morceau prélevé sur le territoire et que l’on emporte avec soi, jusqu’au Caucase, s’il le faut. Pas de signe moins arbitraire ; pas de signe plus chaud, plus archaïque aussi, moitié signe, moitié fétiche, saturé de mana, de puissance sourdement magique: c’est un signe bourré de force, un signe, comme aimait à dire Claudel, « chargé »[34], un signe aussi que le langage ne saura jamais épuiser, dont il ne pourra jamais venir à bout –mais grâce à quoi peut-être, « l’instinct muet »[35] donne à entendre ce qu’il veut dire.
Claudel (ce même Claudel qui plus tard ne craindra pas de proclamer : J’ai trouvé le secret; je sais parler[36]) se définit à deux reprises dans la lettre à Byvanck de 1894, comme quelqu’un « qui apprend à parler »[37]. Le recours à l’indiciel est solidaire d’une nostalgie du signe plein, d’une impatience devant les « signes d’institution »; mais solidaire aussi d’un non-savoir, d’une « inhabileté fatale » (et salutaire), d’un empêchement de la parole (qui ici, dans cette œuvre d’avant la conversion définitive, doit sans doute se comprendre aussi comme le manque de la Parole).
L’indice, écrit Peirce en effet, se soucie moins des significations que d’ « amener l’auditeur à partager l’expérience du locuteur en montrant ce dont il parle »[38]. Et il écrit encore : « L’indice n’asserte rien ; il se contente de dire : ‘‘Là !’’. Il s’empare de notre regard, et le force à se tourner [forcibly directs our eyes] vers un objet particulier, et s’arrête là »[39]. Le symbole au fond n’est qu’un rêve (« a mere dream »[40]) mais l’indice (que Peirce en anglais nomme index, et qu’il compare à un doigt qu’on pointe pour orienter le regard d’autrui[41]) est inséparable d’une dynamique et d’une force et d’une contrainte ; il procède par « compulsion aveugle ». La force bien sûr peut être solidaire d’un sens, ne serait-ce que parce qu’elle est orientée : on la figure par un vecteur, elle s’exerce dans une direction. Mais de la force, et de l’indice, on attend autre chose qu’un sens : le témoignage d’une présence.
Sentir la force, l’éprouver, c’est sentir qu’il y a là, tout près, quelque chose, ou quelqu’un qui est avec moi-même dans un certain rapport. C’est sentir, comme disait Michel de Certeau, « qu’il y a de l’autre » ; ce qui, ajoutait-il, est le « fondement de la foi »[42].
[1] Lettre de Claudel à A. Mockel, CPC, I, 140.
[2] Jean Rousset : Forme et signification, essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Corti, [1962] rééd. 1992.
[3] CPC I, 41
[4] CPC, I, 146
[5] CPC II, 273.
[6] CPC, I, 147
[7] Remy de Gourmont : « L’auteur de Tête d’Or », Le II° Livre des Masques, Mercure de France, 1898.
[8] Artaud, Le théâtre et son double, Idées/Gallimard, 1968, p. 129
[9] Artaud, id, p. 195 sq., 130, 133
[10] Mirbeau estime que Tête d’Or est « plus qu’une œuvre d’art » (CPCI, 148). On rapprochera le jugement de Fénéon sur les Illuminations, en 1886 : «Œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toute.»
[11] Jean Rousset : Formes et signification, J. Corti, [1962] rééd. 1992, Introduction, p. xi et p. 176.
[12] M. Lioure : L’esthétique dramatique de PC, A. Colin, 1971, p. 190.
[13] Th. I, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 1249.
[14] Baudelaire : « Théophile Gautier », , in OC, Gallimard, Pléiade, II, p. 116.
[15] « Jus de la vie ! force et acquisition ! Ah ! toute force et sève ! » s’écrie Simon, Th. I, p. 181.
[16] Histoire des littératures, Gallimard, Pléiade, vol. III, 1967, p. 1274.
[17] Th. I, p. 1249 et 1250.
[18] J. Derrida : « Force et signification », L’Ecriture et la différence, Points/Seuil, 1979, p. 11.
[19] Les chiffres entre parenthèses renvoient au texte de l’édition Folio, Gallimard, 1973.
[20] On songe à Rimbaud, forcément: « moi qui me suis cru mage ou ange… »
[21] « Un poème de Saint-John Perse », O. en prose, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 620.
[22] Note de travail de 1894 ( ?). Th. I, p. 1248.
[23] Claudel dans une lettre à J.-R. Bloch, citée dans M. Lioure : op. cit. p. 47. Elicitation, du latin elicio, tirer de, faire sortir ; avec sans doute (comme souvent chez Claudel) une contamination par l’anglais to elicit :obtenir, ou même arracher (une promesse, un aveu). Absent de la plupart des dictionnaires français, le verbe éliciter figure dans le TLF avec deux citations de Claudel.
[24] V. J‑P. Vernant : « Ebauches de la volonté », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspéro, 1972, p. 45 sq.
[25] Tout cela rappelle aussi curieusement les décors de La Walkyrie de Wagner.
[26] V. Leo Steinberg : Le Retour de Rodin, [1972] trad. fr. Macula, 1991, et mon article « Le dur compagnon : Claudel et Rodin », RSH, «Claudel », automne 2005.
[27] Comme disait M. de Certeau, La Fable mystique, 1, Gallimard, « Tel », 1995, p. 174
[28] Le Cri appartient à une série, « La Frise de la Vie », qui comprend également la Voix (1893) Cendres (1894), Anxiété (1894).
[29] Morisot : Claudel et Rimbaud, Minard, 1976, p. 352. Ce rêve de vigueur primitive s’incarne, note-t-il, en particulier dans Tête d’Or.
[30] La 1° version dit seulement : « ma propre parole ».
[31] « A la rencontre du printemps ». O Pr p. 938.
[32] Rimbaud, lettre à P. Demeny, in OC, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 252
[33] P. Claudel : Au Milieu des vitraux de l’Apocalypse Gallimard 1966, p. 57.
[34] Inspiré vraisemblablement par la description des blasons dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, ou dans l’Electre d’Euripide, comme l’indique Espiau de la Maëstre. Mais la comparaison avec Eschyle (par exemple) où les blasons sont entièrement déchiffrables et déchiffrés éclaire surtout par les différences constatées.
[35]V. la lettre à Mockel de 1891, dans laquelle Claudel définit le vers ce qui sert à « représenter le rapport de l’instinct muet et du mot proféré », CPC I, p. 141.
[36] Claudel: Cinq Grandes Odes, in Oeuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 231.
[37] CPC 2, p. 271.
[38] Draft of ‘Grand Logic’, Collected Papers of C. S. Peirce, vol.. 4, éd. Hartshorne, Harvard U. P., 1931, p. 56.
[39] ‘On the algebra of logic : a contribution to the philosophy of notation », The Writings of C. S. Peirce. Vol. 5, ed by C. Kloesel et al., Bloomington: Indiana U. P., 2000, p. 163.
[40] Draft of ‘Grand Logic’, op. cit.
[41] « I call such a sign an index, a pointing finger being the type of the class », ibid.
[42] M. de Certeau : La Fable mystique, op. cit. p. 269.