La belle revue Thauma, emmenée par Isabelle Raviolo, livre un exceptionnel double numéro, substantiel s’il en est, tournant autour de la Terre. Substantiel par les signatures qu’il rassemble, substantiel par la dimension fondamentale que revêt le thème de la Terre pour les contemporains que nous sommes. Deux numéros, pour parler de la Terre, nourricière, fécondante, cela allait de soi…
Car la Terre, la Nature, c’est l’enjeu crucial qui est le notre en ces temps de nihilisme organisé que la modernité fait subir à l’Occident et à tout le vivant.
La revue s’ouvre par trois haïki, signés par des poètes contemplatifs il y a des centaines d’années. Ils parlent d’aube, de racine et de vie. Et l’écho fulgurant auquel ils renvoient le lecteur d’aujourd’hui semble d’un intérêt capital, car la respiration de ces poètes japonais des XVIII et XIXèmes siècles s’appuyait sur l’oxygène de notre condition, et non sur le dispositif artificiel conduisant tout l’humain, tout le vivant, en état de soins intensifs.
Le saule
A oublié sa racine
Dans les jeunes herbes
Buson savait-il à quoi la Terre et ses hôtes allaient être confrontés ? Sa sagesse, sans doute, l’avait pressentie, et son poème nous parvient comme un amer discret pour qui veut bien l’entendre, c’est à dire s’astreindre à une vie en acte accordée à la profondeur de sa conscience. Mais, et c’est la question philosophique sous jacente : est-ce toujours possible ?
Alain Cugnau fait partager une méditation sur le sens symbolique de la Création et, partant, de la Terre. De ces pages intelligentes nous gardons l’idée que la Terre renvoie à la distinction entre la profondeur et la surface, entre la vie et la mort. Mais aussi sur la dimension permanente que permet l’Art et les constructions matérielles humaines, qui n’envisagent, quelles qu’elles soient, que l’humain même lorsqu’elles représentent les plus pures abstractions. Heidegger est ici convoqué sur la question de la transfiguration, et c’est déjà une manière de réponse, sur le plan métaphysique, à la question posée plus haut.
Le beau poème d’Emmanuel Moses, Ivresse, y répond aussi, mettant (c’est ainsi que nous le recevons) en perspective le télos du système capitaliste actuel avec l’essence verticale de la Terre. Trois vers se répondent : “Ton portefeuille est vide, ah, misère/Tu n’auras plus de toit” et le final du poème “Sous le vent parisien et les roses trémières”.
Comment se fait-il, c’est la question qui nous vient alors que nous évoluons dans ce précipité de conscience poétique et philosophique, finalement que tant d’humains partagent, que nous laissions les choses se passer ainsi, que nous autorisions les oligarchies financières à détruire la Terre, que nous poursuivions le rythme de nos vies avec un tel désaccord sur ce qui se décide à propos de la Terre, à propos du vivant ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous le savons. Mais pourquoi admettons-nous toujours ce diktat criminel ? Nous espérons sans doute qu’un événement surgisse, un événement issu de la Nature, une réaction de survie conduite par la Terre elle-même, qui mettra tout le monde d’accord. Ce sursaut naturel sera sans doute d’une grande violence, et radical, aussi notre action, l’action des esprits conscients pourrait-il, coordonné, congédier ces oligarchies mortifères et éviter la violence qui s’annonce. Ne sommes-nous pas, ici, dans l’illusion d’un idéal, nageant en pleine utopie ? Sans doute. Mais tout ce qui s’est fait, par la folie des hommes, s’est aussi fait par le génie des hommes. Le propre du nihilisme actuel est de faire planer en nous la certitude qu’on ne peut rien changer. L’utopie est au bout de nos doigts.
Elle se déploie pourtant dans les pages de ces deux volumes, car la Terre est montée dans la gorge des femmes et des homme ici poètes et philosophes.
Quand elle est atrophiée, quand elle est menacée, contrainte, démembrée, elle demeure en rapport constant avec le genre humain dont chaque fibre du corps est un cri de la Terre, est un chant planétaire.
Aussi trouverons-nous les mots telluriques de Seamus Heaney, traduits par Jean-Yves Masson, ceux de David Renoux, ceux de Salah Stétié, de Fabio Scotto, de Sylvie-Fabre‑G qui s’est faite accueil pour laisser passer à travers elle la prosopopée de la Terre elle-même.
Et bien d’autres noms — nous ne les citerons pas tous — Pierre Dhainaut, qui nous offre un poème de génie, faisant respirer jusqu’à nous cette idée qu’à travers la Terre et nos pas sur son sol nous pouvons entrer dans le Poème, car Terre et Poème sont consanguins. Ou Mario Luzi. Ou la voix d’Angèle Paoli en son superbe poème que nous citerions en son intégralité si ne nous tenait le désir d’allumer chez le lecteur de cette petite note l’envie d’acquérir ce double numéro.
D’autres noms : Gabrielle Althen, Gilles Baudry, François Amanecer, Dominique Sorrente, Hervé Planquois, Isabelle Lévesque, Bernard Grasset, Franck Venaille, Françoise Siri etc.… Une distribution somptueuse pour une affiche fondamentale.
***
Pour bien saisir la portée de ce double numéro consacré à la Terre, il faut se reporter à la démarche profonde d’Isabelle Raviolo, maître d’œuvre de la revue. Dans le deuxième volume, elle livre une ample méditation, corpus philosophique sur lequel s’agrègent les poèmes et les poètes qu’elle a conviés comme compagnons.
Son texte, axe de cette double livraison, intitulé La réversibilité du visible, met en rapport le film de Wim Wenders Les ailes du désir, racontant la prise de chair de l’ange Damiel tombé amoureux d’une terrienne, et la philosophie de Merleau-Ponty retrouvant le concept de « nature » après la prédominance de celui de « notion de monde ». « C’est bien ce concept de nature qui nous semble proche de l’élément « terre » qui constitue ce numéro de Thauma. » écrit-elle, avant d’ajouter « Fidèle à sa phénoménologie du sous-sol, Maurice Merleau-Ponty, trouvera aussi dans la « Nature » le fond originaire (Urgrund) de notre existence. » Après quoi Isabelle Raviolo induira logiquement les rapports de ce nouveau mode de la pensée initié par Merleau-Ponty avec la parole d’abord, ensuite avec la singularité du christianisme pour le philosophe qu’elle citera : « Les paraboles ne sont pas une manière imagée de présenter des idées pures, mais le seul langage capable de porter les relations de la vie religieuse, paradoxales comme celles du monde sensible. Les paroles et les gestes sacramentels ne sont pas les simples signes de quelque pensée. Comme les choses sensibles, ils portent eux-mêmes leur sens, inséparables de la formule matérielle. Ils n’évoquent pas l’idée de Dieu, ils véhiculent la présence et l’action de Dieu. Enfin l’âme est si peu séparable du corps qu’elle emportera dans l’éternité un double rayonnant de son corps temporel. »
Isabelle Raviolo poursuit sa réflexion sur l’inachèvement du divin : « Loin de tout éblouissement, le divin merleau-pontien se donne plutôt dans le plus radical inachèvement. La perception attend ainsi du philosophe et du cinéaste-poète qu’ils poursuivent dans le monde ce qui leur manque de sens, et accompagnent par leur « chair » leur communauté d’appartenance », et citant toujours Merleau-Ponty : « puisque la perception n’est jamais finie (…) pourquoi l’expression du monde serait-elle assujettie à la prose des sens et du concept ? Il faut qu’elle soit poésie, c’est-à-dire qu’elle réveille et convoque en entier notre pur pouvoir d’exprimer, au-delà des choses déjà dites ou déjà vues. »
La philosophe et poète nomme alors la prière comme appartenant au désœuvrement, c’est-à-dire à ce qui se soustrait au travail et au labeur, rapprochant l’expérience liturgique ou esthétique comme contestation de la logique de production.
La démarche d’Isabelle Raviolo est remarquable, par l’ampleur de sa pensée philosophique s’attaquant au problème crucial qui est celui du genre humain actuel, son rapport à la nature, et les clefs, les liens conceptuels qu’elle nous offre sont d’un secours fécond. Le prolongement poétique qu’elle parvient à faire, en transmutant sa pensée philosophique en poèmes, est un signe du temps. Elle rétablit le lien entre le poème et la Cité, comme prenant à revers Platon en sa République. Elle assume ainsi le retournement d’une dérivation, qui faisait du poète l’exclu de la Cité, que la philosophie grecque prenait au sérieux en travaillant à la justification légale des images apportées par le poète tout en le maintenant à l’écart de la Cité ; dérivation accentuée et devenue rupture absolue par le diktat de la société de consommation incarnant la finalité de l’existence humaine actuelle.
Ce dernier numéro de la revue Thauma relève de l’indispensable.
Revues Thauma
28, rue Beaubourg
75003 Paris
ysacoromines@yahoo.fr
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