Théâtre/poésie….Quel PENSER pour un jugement de goût ?!

Par |2025-03-06T06:50:42+01:00 6 mars 2025|Catégories : Focus, Philippe Tancelin|

Depuis le 20è siè­cle,  con­séc­u­tive­ment à la rup­ture brechti­enne opérée avec l’héritage aris­totéli­cien, le théâtre,  s’in­ter­pelle lui-même dans son rôle, sur sa pro­pre scène à pro­pos du rap­port de l’Homme à la parole, à la langue qu’il profère. Le théâtre con­fronte  ain­si l’idée d’Homme, avec la représen­ta­tion qu’il s’en fait et l’offre à la com­mu­nauté des témoins-spectateurs.

A l’heure de l’hy­bri­da­tion des gen­res, non moins que du mêle plus ou moins heureux des arts dans une post­moder­nité du théâtre, il peut être impor­tant de con­sid­ér­er les ter­mes de la rela­tion-vio­lence (au sens éty­mologique) entre le théâtre de représen­ta­tion et l’ir­représentable rébel­lion de la poésie.

Les ques­tions que nous voudri­ons évo­quer ici sur­gis­sent prin­ci­pale­ment de notre expéri­ence de créa­tion poé­tique, en tant que poète-chercheur,  tra­vail­lant par­ti­c­ulière­ment sur l’o­ral­ité poé­tique. Nous envis­ageons la rela­tion théâtre/poésie du point de vue de la théâ­tral­ité du poé­tique plus que de toute théâ­tral­i­sa­tion du poème.

ONE POEM / Philippe Tancelin : Ceux-là* de la lumière dans l’obscur des temps… Un clip de Reha Yünlüel.

Le « ET » en question

Lorsqu’on assem­ble les deux ter­mes théâtre et poésie,  n’ou­vre-t-on pas aus­sitôt la scène d’un drame, le drame du « ET » car n’est-ce pas dans cet inter­valle des deux ter­mes  et avant toute con­fronta­tion entre eux et leur lien, que se joue  la poésie comme scène de boule­verse­ment, et ce qu’elle écrit du drame de l’Homme en sa parole de libération.

Qu’en­tend-on de qui parle?

Que voit-on  de qui se met en regard depuis sa parole?

Qu’est-ce qui est mis en ques­tion rel­a­tive­ment au voir et à l’en­ten­dre? Nous pour­rions com­mencer par citer cette anec­dote qui frôle l’al­lé­gorie et qui nous fut rap­portée  à la fin des années 1970 par le poète dra­maturge Kateb Yacine1 lui-même.

Tan­dis qu’il se rendait avec ses comé­di­ens dans un « bled » pour y représen­ter sa pièce « Mohamed prends ta valise », Kateb Yacine nous racon­te com­ment la représen­ta­tion à peine com­mencée sur la place du vil­lage,  le pub­lic se tourne dos aux acteurs. Ceux-ci dés­ap­pointés,  n’osent s’interrompre et pour­suiv­ent le spec­ta­cle jusqu’à son terme. Quelques instants après la fin,  le pub­lic se retourne  face aux acteurs,  les applau­dit chaleureusement.

Alors inter­rogé par Kateb sur un tel com­porte­ment,  le pub­lic répond : « Nous nous sommes retournés car avec la poésie de la pièce,  on ne pou­vait pas voir et enten­dre à la fois ».

Cette sai­sis­sante anec­dote, sus­cite une ques­tion: Quand on par­le dans la langue du poème, qu’ad­vient-il de la parole de la scène ?

Maeter­linck en son temps et dans son théâtre,  invi­tait déjà à la prise en con­sid­éra­tion de cet “ailleurs” qu’ou­vre le poème dans l’i­ci-même de la représen­ta­tion théâ­trale ain­si que de ce que voile le vis­i­ble (cf. pièce « les aveu­gles ».) Il insis­tait  sur la “présence” comme con­vo­ca­tion urgente devant l’ir­représentable. Nous citerons à ce pro­pos la poète Geneviève Clan­cy2Il y a ces alertes brusques qui sus­pendent le pas, détour­nent la tête comme si nous étions suiv­is par un sens informulé/ Est-ce la présence.…Il y a cette sur­prise éclair de voir der­rière les choses.…quand le regard quitte les reflets et se lève pour calme­ment les tra­vers­er, il décou­vre cette terre allongée en nous où l’on cesse d’a­vancer pour s’avancer.…la présence…passeur tra­ver­sant les formes pour délivr­er les pro­fondeurs qu’elles reti­en­nent”( Chemin du regard. )

Depuis ce drame du « ET » de théâtre et poésie, sont inter­pel­lés les con­cepts d’e­space et de temps, leur rap­port asservis­sant ou de libéra­tion de la scène « postmoderne ».

La poésie n’a d’e­space que celui de l’in­téri­or­ité qu’elle crée et elle n’a de  temps que  celui de sa parole. On  peut con­stater que cette parole inter­roge les lieux où elle se tient. La poésie fait ain­si enten­dre que toute assig­na­tion à un lieu est sans doute  l’en­jeu de sa perte compte tenu du nomadisme qu’elle implique depuis l’échange des pro­fondeurs de médi­ta­tion de cha­cun avec lui-même et avec l’autre.

Un des foy­ers du drame entre  la scène de l’Ou­vert  du  poème au sens de Rain­er Maria Rilke et  la scène du théâtre,  ne tiendrait-il pas en ce qu’on s’attend à l’une tan­dis que l’autre est inat­ten­due. Ne décou­vre-t-on pas alors, la puis­sance  de la parole poé­tique au lieu même où on ne l’at­tend pas ? Elle inter­roge la lib­erté de notre accueil de l’in-ouï autant que de l’in-vu (ce qui n’est pas enten­du, n’est pas vu et ne relève pas de l’invisible ou de l’indicible)

CAPHARNAÜM — POÈME THÉÂTRAL, Valéri­an Guil­laume — Cie DÉSIRADES, © Illus Fra­neck, TNg de Lyon, https://www.tng-lyon.fr/evenement/capharnaumpoeme-theatral/

La scène-poème

Si l’e­space poé­tique comme nous venons de le sug­gér­er est celui de l’in­téri­or­ité,  il s’ou­vre depuis une  écoute qui se tend et  devient une scène active que l’on pour­rait appel­er la scène-poème: quand l’é­coute du verbe poé­tique déchire l’écran d’ob­scu­rité de la représen­ta­tion et per­met d’en­trevoir, d’en­tre-enten­dre la voix nue des espoirs pos­si­bles, les espoirs qui ne souf­frent aucune représen­ta­tion mais sont autant d’incantes.

La scène-poème profère une pen­sée de résis­tance qui per­met à chacun.e de se con­vo­quer à la fidél­ité ou non  qu’il entre­tient avec lui-même dans l’e­space de son intéri­or­ité profonde.

C’est selon nous la voix de la présence, celle du témoin lorsqu’il inter­roge la clarté de l’eau aveuglant ses fonds, ce même témoin appelant dans l’his­toire,  au partage entre sens et silence.

On pense à la voix de Manouch­i­an3 le résis­tant étranger,  expul­sé de l’e­space d’audi­bil­ité (le ter­ror­iste de l’af­fiche rouge) qui au moment d’être fusil­lé  crie à  l’a­mante, par la voix d’Aragon, “Ne pleure pas,  toi qui vas demeur­er dans la beauté des choses” mal­gré les temps d’hor­reur, de détresse. On pour­rait dire aujour­d’hui, ces temps de mis­ère obscure pour lesquels la lucid­ité du poète demeure « cette blessure la plus rap­prochée du soleil » (R. Char).

Au long de ce drame du ET  entre théâtre et poésie.  Que con­voque le théâtre?  Qu’invoque tou­jours le poème?

La scène du théâtre tente de réalis­er l’ “avec” : l’assemblée des Hommes dans leur « vie en com­mun », selon l’expression brechtienne.

La scène-poème invite l’ ”en” (intéri­or­ité) de chacun.e grâce à qui tous.tes peu­vent se met­tre en résonance?

La scène-poème  est  ain­si le  signe d’une alchimie entre la réal­ité pris­on­nière de la représen­ta­tion et l’imaginaire de libéra­tion dans son  exi­gence urgente de beauté à laque­lle l’Homme s’accueille aux fron­tières du réel.

La scène-poème deviendrait alors cette ouver­ture sur l’ « IMAGINAL »…. au sens où Hen­ri Corbin4 l’en­tend c’est ‑à-dire ce lieu d’ac­cueil d’une spir­i­tu­al­ité sous forme d’in­tan­gi­bles mais de pure présence, là où sont déposés les paysages, les faces de ce que nous exi­geons de beauté pour éprou­ver le monde dans sa robe stellaire.

La scène du théâtre-poème

La scène-poème peut-elle être con­tenue sur la scène de la représen­ta­tion théâtrale?

Si elle est y est con­vo­quée ou invitée, en tant que scène de l’Ou­vert, que boule­verse-telle du con­tin­u­um de l’ex­is­tence, du cours des représentations ?

La scène ‑poème est  scène d’u­topie, non pas au sens d’un « topos » inac­ces­si­ble mais auquel on n’a pas encore accédé et qui offre à la voix,  la porte du souf­fle. Elle ouvre par  élans fon­da­teurs  notre être sur ses pro­fondeurs.  Ce sont des élans qui  chaque fois qu’on cherche à les représen­ter,  per­dent leur nature de fondation.

Cette ouver­ture de la con­science aux autrement pos­si­bles, à tous les ailleurs d’un monde que le théâtre cherche, n’est-elle pas le fruit de la scène-poème ?

 …Comme un cri avant la chute,  quand est pressen­ti le sen­tier invis­i­ble de la source en son revenir…

La scène-poème émancipe le regard du témoin. Elle le libère de son arresta­tion par le représen­té, et l’in­vite à aller regarder de l’autre côté,  “dans l’au-delà du con­tour des choses comme le fait le nou­veau-né autant que le mourant, afin  de décel­er ce qui monte de der­rière les fig­ures”, (G. Clan­cy :“le chemin du regard”)

Rap­pelons-nous la ques­tion de René Char dans « Au-dessus du vent », ” La réal­ité sans l’én­ergie dis­lo­quante de la poésie, qu’est-ce ? »

On a trop sou­vent cou­tume de penser que l’essentiel de la poésie se tient pareille­ment à la sax­ifrage, comme une force d’é­clats, de mise en lézarde de son sup­port qui se dévelop­perait en archipel et se pro­jet­terait dans l’avenir.

Mais de quel sup­port s’ag­it-il sinon celui qu’on appelle com­muné­ment l’im­age poé­tique ? Cette force d’é­clat, de mise en dis­per­sion dont par­le Char, ne s’ap­plique-t-elle pas à la dis­so­lu­tion même de toutes formes de représen­ta­tion dont l’im­age théâ­trale ferait encore partie?

Il faut envis­ager que la scène-poème vient là pour arracher l’imag­i­naire aux images.

Un tel arrache­ment, ne s’ef­fectue pas sans dif­fi­culté bien au con­traire, car il doit tenir compte de la résis­tance sans relâche con­tre la ten­ta­tion de la pic­tural­ité, c’est à dire de l’im­age avec ce que celle-ci d’emblée représente, racon­te, ne veut pas rompre de la quié­tude narrative.

En ces jours d’invasion de l’IA,  des tem­pêtes d’images médi­a­tiques toutes aus­si homogénéisantes les unes que les autres, quelle fausse assur­ance veut-on entretenir con­tre la poésie, en l’in­stru­men­tal­isant selon une syn­taxe d’im­ages qui déna­turent pro­fondé­ment son essence, la réduisent à une embellie.

Quelle scène du théâtre comme scène de penser poé­tique­ment ce monde peut-être envisagée ?

Nous ne chercherons pas à répon­dre à cette ques­tion mais plus mod­este­ment nous référerons à  des expéri­ences entre­pris­es dans le siè­cle précé­dent (Artaud,  T. Kan­tor5,  C.Bene6) qui relèvent de « La décon­struc­tion du théâtre »,  à savoir le rejet de la volon­té de vérité, le refus de la représen­ta­tion, la mise en exer­gue des inten­sités, des poten­tial­ités pour un théâtre des devenirs…

Révolte con­tre la poésie, une lec­ture d’Ar­naud Car­bon­nier du texte d’An­tonin Artaud illus­tré par Claire Malary . Livre d’artiste pub­lié en jan­vi­er 2022 dans la Col­lec­tion “Vu par” (édi­tion Aux Cail­loux des Chemins)

Décon­stru­ire pour à nou­veau créer. 

Au départ,  pour Artaud,  Kan­tor et Bene, toute inter­pré­ta­tion est une trahi­son et néces­site donc une vari­a­tion avec tout ce qu’elle fait explos­er de fidél­ité au texte et par voie de con­séquence le texte lui-même.

La représen­ta­tion est con­sid­érée comme un occu­pant,  un colon de l’imag­i­naire,  un ter­ri­toire d’en­fer­me­ment auquel est opposé un théâtre de la non représen­ta­tion en tant que scène ouverte à l’Ir­représentable de ce qui est vécu, sen­ti ; ce que d’aucuns ont pu nom­mer le dépasse­ment du théâtre par un agir de sa des­ti­tu­tion, de son iden­tité même,  fondée sur l’af­fir­ma­tion de la représentation.

Con­tre une pen­sée de la scène close en sa forme même, ces recherch­es théâ­trales sus­ci­tent une scène ouverte par une pen­sée en mou­ve­ment, c’est-à-dire tra­ver­sée des mul­ti­ples pas­sages, méta­mor­phoses, trans­for­ma­tions, vari­a­tions per­ma­nentes qui font éclater les con­cepts de temps et d’e­space au prof­it d’ un hors temps de tous les temps,  un hors lieu de tous les lieux, espace-temps des inter­valles, pen­sée intervallaire…

Ceci con­duira à un boule­verse­ment de la  notion même du théâtre comme faiseur d’im­ages et leur sub­stituer des efface­ments suc­ces­sifs jusqu’à la trans­parence comme on peut le relever autant chez C. Bene que chez T.Kantor,  lequel met­tra en jeu les struc­tures de la mémoire en tant que mag­a­sins d’ac­ces­soires et de frag­ments de clichés éparpil­lés, au prof­it d’une puis­sance de la fab­u­la­tion pro­pre à l’artiste qui opte pour sa vérité con­tre la vérité.

Cette fab­u­la­tion per­met de mul­ti­pli­er les masques et de devenir sans cesse un « Autre » sans quête d’une iden­tité fixe ; d’où cette impor­tance de la super­po­si­tion pour une trans­parence,  vers une présence pure dans et par les mou­ve­ments inces­sants de change­ments au sein même de la répétition.

Ce qui est intéres­sant dans la poïé­tique des œuvres de ces artistes, c’est qu’elle invite simul­tané­ment à plusieurs créa­tions selon le mou­ve­ment d’une scène nou­velle de pen­sée à laque­lle les œuvres par­ticipent non plus séparé­ment mais mêlées et superposées.

Eu égard à la recherche théâ­trale de C. Bene, l’im­por­tant n’est plus de don­ner une réflex­ion mais de don­ner à voir que quelque chose est réfléchi, ce qui inter­pelle non pas la réflex­ion mais son objet, et fait sur­gir toutes ses potentialités.

C.Bene, s’at­taque au pou­voir de représen­ta­tion des textes dans l’his­toire de la lit­téra­ture dra­ma­tique, textes qu’il ampute sans cesse pour se situer dans l’é­cart entre le frag­ment qu’il extirpe et la total­ité. Ain­si il n’y a plus de lien entre le drame et l’his­toire comme il n’y en a plus dans le drame entre les actions et l’histoire. Tout est empêché de se lier pour qu’existe  le seul lieu d’une scène qui elle-même se des­titue comme temps et lieu de l’autorité.

Plus qu’une crise du théâtre de la représen­ta­tion, c’est une destruc­tion de la Trinité aris­totéli­ci­enne et la mul­ti­pli­ca­tion à l’in­fi­ni des points de vue qui devien­dront des points de voir, des visions inces­santes, ces in-vus, in-dits que nous évo­quions  plus haut à pro­pos de la poésie.

De cet irreprésentable sur­gi dans l’in­ter­valle entre la scène à accom­plir et une scène accom­plie, de cette scène en devenir où tous les gen­res ont été pul­vérisés,  qu’en est-il encore de l’usage  his­torique du con­cept  théâtre ?

On peut à for­tiori se le deman­der quand C.Bene lui-même aban­donne le terme d’ac­teur au prof­it de « machine acto­ri­ale » et d’am­pu­ta­tion inces­sante d’elle-même ou de tout ce qui la rendrait majeure,  afin qu’émer­gent des mineurs virtuels comme dif­férence con­tre l’invariant des pou­voirs quels qu’ils soient. Ces mineurs sont ceux du labyrinthe intérieur de l’être en son devenir.

Il n’est pas dif­fi­cile de relever les grandes réso­nances entre cer­taines démarch­es de poésie con­tem­po­raine et ces précé­dents théâ­traux qui comme en poésie,  met­tent en place des méth­odes d’empêchement, d’ob­sta­cles, d’ob­struc­tion, de hand­i­caps à l’ac­com­plisse­ment du dire et de l’ac­tion en tant que forme aboutie de la pen­sée (G. Luca7,  par­mi d’autres).

Un théâtre radical ?

C’est à  tra­vers les créa­tions d’un théâtre dit de la « non représen­ta­tion », que la scène théâ­trale  nous sem­ble pou­voir être directe­ment inter­pel­lée par le plan poé­tique depuis l’état poé­tique du langage.

Pourquoi?

Parce que la poésie ne dit pas ce que nous ne voyons pas, mais que quelque chose n’est pas vu, que quelque chose n’est pas enten­du, n’est pas inven­té dans ce que nous percevons du monde à tra­vers les représen­ta­tions y com­pris imag­i­naires que nous nous en faisons.

 La matière du  poème ne racon­te aucune his­toire. Elle ne représente que son pro­pre mou­ve­ment, le mou­ve­ment de sa pen­sée. Elle rassem­ble des élé­ments rad­i­cale­ment étrangers en une seule inten­sité con­tin­ue. En cela,  elle résiste farouche­ment con­tre toutes les mémoires pâles du sou­venir,  de la com­mé­mora­tion qui ten­tent de piéger le devenir dans des valeurs nor­ma­tives, celle du désas­tre, de la catastrophe…depuis des images qui s’en­lisent dans le regard inhab­ité du miroir.

Or comme l’écrit René Char, ” Nous errons auprès de margelles dont on a sous­trait les puits”. 

L’art du théâtre tend à représen­ter la pen­sée au sein du réel. La pen­sée quant à elle,  ne représente pas le réel, elle s’y représente elle-même par crises suc­ces­sives où la notion même de crise de la représen­ta­tion est régulière­ment mise en avant tan­tôt pour annon­cer une mort prochaine du théâtre, tan­tôt sa renais­sance imminente.

Depuis ses orig­ines antiques jusqu’à aujour­d’hui, le théâtre occi­den­tal a fait l’ob­jet d’une suc­ces­sion de provo­ca­tions de pen­sée sur ce qu’il devrait être, pour­rait être, fut et sera.

Une nou­velle pen­sée-théâtre émerge sans doute. Elle se rap­proche de ce que nous évo­quions plus haut d’un état poé­tique du lan­gage. En effet elle pro­pose dans nom­breux cas sinon la déser­tion, du moins le retrait de la parole en invo­quant la néces­sité d’une expres­sion autonome de la scène de la pen­sée, c’est-à-dire un lan­gage scénique sus­cep­ti­ble de faire émerg­er une pen­sée où le spec­ta­teur ne se posi­tionne plus par rap­port à un don­né là  du sens, mais devient faiseur de sens par lequel l’œu­vre est créatrice.

C’est ce faire sens pro­pre à la poésie  qui sem­ble per­me­t­tre aujour­d’hui d’abor­der nou­velle­ment la rela­tion poésie-théâtre- selon cette  scène-poème qui est un faire signe d’un autrement voir.

La poésie-le théâtre d’un éclair.

Mais quel est donc cet  autrement ? Com­ment le trou­ver par­mi ces images toutes faites qu’on nous livre du monde, comme s’il n’y avait quelles, comme si le monde n’avait pas d’autre vis­age que ces images chocs ou non chocs, oniriques ou tech­nologiques, virtuelles ?

 La poésie nous dit qu’on ne peut qu’entrevoir les pro­fondeurs du monde, voir entre… Mais pour voir entre, faut-il encore ouvrir,  faire écart entre les choses les unes les autres, inve­stir leur intervalle.

C’est un éclair dans la nuit, tout s’il­lu­mine soudaine­ment le temps d’en­trevoir, puis la nuit se referme sur ce qu’on a entre­vu. Mais on a entre­vu, comme entre les lèvres d’une plaie, entre les bor­ds d’une fissure.

Le poète Hölder­lin écrit dans les hymnes : « La poésie fait signe d’un éclair des dieux,  un éclair qui se voile aus­sitôt dans les mots par lesquels il apparaît”.

On entend mieux la com­plex­ité de la rela­tion théâtre/poésie car  ce ne peut être que dans un agir rad­i­cal du théâtre que la lumière entre­vue ne serait plus voilée par ce qu’elle éclaire. On peut à ce sujet se remé­mor­er  le tra­vail théâ­tral sin­guli­er d’un met­teur en scène comme Claude Régy8 qui sut en son temps pro­pos­er à des écri­t­ures rel­e­vant de la poésie,  des dis­posi­tifs scéniques prenant en compte les inter­ro­ga­tions que nous avons ci-avant proposées.

Aucune con­clu­sion ne saurait s’avancer plus avant dans la rela­tion théâtre et poésie,  nous lui préférerons cette cita­tion extraite des « cahiers de la nuit » de G. Clan­cy : L’essentiel n’est plus à dévoil­er mais à regarder par l’émanance de la nuit au-delà de l’image sen­si­ble,  son dou­ble de lumière » (Cahiers de la nuit)

févri­er 2025

 

Notes 

1) Kateb Yacine 1929–1989,  Poète Dra­maturge Algérien
2) G.Clancy 1937–2005,  Poète Philosophe Française
3) Hen­ri Corbin 1903–1978 Philosophe Français
4) M. Manouch­i­an 1906–1944 Résis­tant antifas­ciste Fusillé
5) Tadeusz Kan­tor 1915–1990 P wein­tre met­teur en scène Polonais
6) Carme­lo Bene 1937–2002 Acteur,  réal­isa­teur,  écrivain,  met­teur en scène Italien
7) Gherasim Luca 1913–1994 poète Roumain
8) Claude Régy 1923–2019 Met­teur en scène Français

 

Entendre des mots..*

ce qui de leur intériorité
résonne en nous
nous accueille
nous enveloppe d’une danse accomplie
pour dieux tourneurs

Ne sachons vivre qu’en la croisée
des désirs souterrains
sous les formes qu’elle improvise
jusqu’aux vis­ages éclos sur un nuage

Soyons les enfants des labours de la langue
quand aspirent les print­emps à grandir dans les failles
                                                      à lancer la pierre tombée en tra­vers du rêve
                                                      à inscrire dans le ciel l’épigraphe de  la terre
pour une étoile

Accueil­lons sans trêve le voyageur
por­tant légende d’un miel antérieur à toutes plaies
lorsque la con­science inau­gu­rale surgit
con­tre le vis­age remon­trant de la fatalité
dresse cette par­ti­tion soudaine
d’une main dans la main
pour qu’adelphité advienne

Ain­si peut-être l’homme serait à l’Homme
tel qu’en lui-même
délivré d’une exis­tence où il n’est plus visible
qu’à tra­vers le sou­venir lointain
de son étoile éconduite

Nous sommes en la posture
de l’oiseau confondu
devant l’appel de sa couvée
au nid violé

Nous voulons entre les pier­res sèches
détel­er l’ombre qui les mure
débor­der la mémoire qui les met au secret
ruin­er les silences qui dor­ment le plus en elles

Des savoirs enchaînés à la peur de l’inconnu
nous bris­erons les lignes de partage
qui courent le long des in-penser la guerre

Le jeu cru­el de plusieurs fois mentir
                                                               à ses fonds d’enfance
                     de tou­jours dessin­er la porte étroite entre tous
tient vis­age de crime d’humanité

Nous serons ce cheval de traie
affec­tant son courage 
au labour de nos rêves

Nous voulons qu’il en soit de nos pas
comme une fidél­ité à ce qui les excède
plutôt qu’à leur  empreinte
au dernier clair de lune

*extrait de A con­tre-jour le jour recueil à paraître févri­er 2025

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Doc­teur d’Etat en Philoso­­phie-Esthé­­tique. Il est l’auteur de nom­breux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poé­tique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces hori­zons qui nous précè­dent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poé­tique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poé­tique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l’autre ; 
  • L’ivre tra­ver­sée de clair et d’om­bre, 2011 ;
  • Au pays de l’in­di­vis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En col­lab­o­ra­tion avec G. Clancy ;
  • Frag­­ments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L’été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l’har­mat­tan, 1996 ;
  • L’Esthé­tique de l’om­bre, 1991 ;
  • La ques­tion aux pieds nus ; 
  • En pas­sant par Jénine, 2006 (éd. l”Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherch­es, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entre­tiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

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