Thésée, Calvaire
Là, dans cette pièce du Musée d’Art Contemporain de Krimsiaky, que je venais de découvrir, le temps semblait n’avoir plus grande importance. Une heure peut-être… Mais l’heure a-t-elle une durée pour qui ne la regarde pas ? J’étais figé. En face de moi, sur un mur immaculé, une œuvre de Viktor Karitonov.
Je m’étais approché et distinguais nettement, au lieu de traces de peinture, sur une plaque épaisse de bois, des fils minuscules tissés ou collés, des fibres de bois, des copeaux de métal, des pièces de tissus divers, des fragments de pierres, de perles, des poussières, des graviers, des coulures de peinture, des traces de craie, des plaques molles de goudron… puis une foule de détails logés dans les matériaux, rognés, découpés, vernis, décorés, modelés, déchiquetés, poncés. Puis encore, soumise à de multiples redécoupages recollages, une fragmentation semblable aux assemblages de mosaïques, disposés sur une surface rectangulaire. Chaque carreau de cette étrange mosaïque représentait une surface peinte, une scène secrète, un personnage, une reproduction de scène du quotidien, une œuvre à elle seule, avec sa personnalité, sa particularité, qu’on aurait aimé isoler pour une meilleure compréhension.
Ainsi le regard se déplaçait dans le tableau en suivant des lignes bizarres conduites par des associations subtiles de plages de couleurs. Dans mon idée, cette œuvre reflétait avant tout, l’espace intérieur d’un être chaviré, partagé dans ses désirs, enivré par ses lectures, sa culture, car chaque scène pouvait faire référence à un événement connu, une anecdote, une scène d’un film, une citation d’écrivain, un tableau de peintre, une sculpture, un drame personnel, une scène d’enfance. Sans doute l’auteur du tableau avait-t-il voulu reprendre ici l’idée d’une mémoire, dans toute sa complexité. C’est du moins ce qui me vint à l’esprit lorsque je m’appropriais en synthèse, l’espace de cette toile, espace solitaire, isolé sur l’espace alentour, une toile de 126 cm de haut sur 84 cm de large, disposée seule au centre de ce mur blanc.
Je me retournais. En vis à vis, sur le mur parallèle, quatorze bas-reliefs alignés sur une longue étagère. Sortes de boîtes sculptées, dorées comme de petits tabernacles, contenant les différents matériaux utilisés pour les découpages du tableau, étiquetés, avec en cartel, les indications des lieux de récupération, les dates et la nature de chacun d’eux... Des résidus de poubelles, de rejets humanisés soumis aux regards, telles les malformations humaines conservées dans du formol, enfermées et mises en spectacle dans des flacons numérotés, dans les Cabinets de curiosités d’autrefois. Curieuse collection de restes rendus opaques à la lumière par une vitre bleutée, mais visibles, présents, et présentés comme une hypothèse d’immortalité devant le spectateur. C’était, à ne pas s’y tromper, la sainte nourriture de l’œuvre consacrée.
Après avoir passé en revue ces quatorze scènes qui symbolisaient la route de l’effort, je me retournais à nouveau vers le tableau. Le désordre intérieur qui m’avait semblé envahir le tableau et qui n’avait pas suffi à captiver mon attention lorsque je m’étais trouvé à proximité, était, avec le recul, à ma grande surprise, compensé par un ordre méticuleux des lignes et des figures, donnant à l’ensemble une apparence organisée dont le réalisme se superposait à celui de l’intériorité. Le tout représentait une station du Chemin de Croix, la station où le Christ accepte l’aide de Simon de Cyrène avec, très reconnaissables, l’empreinte du chemin, le calvaire, les personnages, le visage du Christ. Comment avais-je pu rester si longtemps devant cette œuvre sans remarquer l’intégralité de la scène ? Cette pièce aurait pu tout aussi bien se placer dans le paysage intérieur d’une cathédrale si ce n’était son interprétation déroutante, chaotique, voire païenne. Cependant, le chemin était devenu, ici, route miraculeuse. Une lumière, une douceur émanait de chaque visage, de chaque pierre, de chaque aspérité du chemin. Et voilà donc le sens insoutenable qui surgissait de l’œuvre dans sa globalité, masquant la complexité de sa réalisation, l’idée originale de la représentation, le concept particulier, la qualité d’exécution, ou même l’invraisemblance de la médiocrité des matériaux utilisés, oui, ce qui surgissait était un sentiment profond propre à désarmer toute justification, toute comparaison, toute association d’idée avec l’idée même du calvaire. Il ressortait de cette somme de matériaux de misère, comme une juste destinée de la souffrance humaine et des sombres détritus de l’âme, une lumière non décrite, une impression de paix, une illusion de vie, une mort radieuse appelant la prière.
Des questions fusaient dans ma tête, auxquelles je n’aurai sans doute jamais de réponses. Ce tableau faisait-il parti d’un ensemble dont les autres éléments auraient été exposés dans d’autres lieux ? Les lieux choisis pour la récupération des matériaux faisaient-ils partie d’une collection récoltée sur une route particulière ? Ce calvaire était-il lui-même une citation d’une œuvre inconnue de moi bien qu’il me fasse penser déjà à des œuvres connues.
Mais tout à coup, une question très matérielle se présenta à mon esprit : était-il à vendre et si oui, quel en était son prix ?
Et c’est là, précisément, à cet instant, que je m’éveillais et que, dans le demi-sommeil qui précédait l’éveil, je vis s’écrire sur le mur blanc, en lettres d’or, effaçant toute trace du tableau : « Quel est le prix de la beauté de notre calvaire ? »