On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en cache pas, le revendiquant même : « Un même souffle parcourt tous mes écrits » ; « Il est un dire qui parcourt tous mes écrits » ; « D’un livre l’autre un même souffle parcourt l’alphabet des profondeurs », etc. « L’humanité rêve d’un seul Livre », vraiment ? ou est-ce un souvenir d’enfance de Thibault Biscarrat ? Le poète se souvient des leçons du cinéaste Robert Bresson (dans ses écrits : « Ne change rien, pour que tout soit différent ») : « Une même voix, un même rythme. Et pourtant rien ne demeure similaire. »
Je l’ai déjà dit, mais je le répète, tant cela importe : chaque verset de Biscarrat est rempli de réminiscences textuelles et d’emprunts plus ou moins (in)volontaires : « Mystère de l’amour qui meut le ciel et les autres étoiles » ; « Écho des lumières » ; « L’encre affleure, bleutée » ; « Nous trouverons, un jour, le lieu et la formule » ; « Les voyelles bruissent et avivent les couleurs » ; « Entends […] les sauts d’harmonie inouïs » ; « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique » ; « Qui fonde ce qui demeure ? » ; « L’aurore aux doigts de rose nous accompagne » ; « Mon aimée, te souviens-tu du massacre des prétendants ? » ; « Voici l’or du temps » ; « Les roses, sans pourquoi, s’offrent à la caresse du vent », etc1. Vous aurez (ou pas) reconnu, et dans l’ordre, des allusions à : Dante, Philippe Sollers, Rimbaud, Lautréamont, Hölderlin, Hésiode, Homère, André Breton, Angelus Silesius. Le dire de Biscarrat veut « traverser tous les siècles, tous les écrits » : « Tout écrit tend vers ce point où tous les ouvrages s’interpellent, se répondent, résonnent. Échos. Intertextes. » Voix fleur écho des lumières…
Ce qui change dans ce volume, par rapport aux derniers publiés par l’auteur, c’est la densité des pages : le poète a (temporairement ?) abandonné le verset, et condense chacun de ses textes sur une page ; cela donne plus de densité à son chant, qui, revendiqué chant courbe, devient volontiers une roue carrée, plus chaotique : « Tous les textes, tous les livres s’entremêlent, résonnent. Une métaphore surgit d’un écrit l’autre ; les mots circulent. »
Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs,Conspiration Éditions, 94 p., 9 €.
Le chaos règne, la folie rôde (« Je suis mort sur la croix, […] je fais se mouvoir les constellation ») ; et cela profite à notre poète, qui gagne au désordre : « Je suis le Livre qui jamais ne s’achève, écrit dans toutes les langues et qui s’adresse à tous les hommes. » Son écriture gagne en densité ; Biscarrat se rapproche d’une écriture all over.
L’ambition de Biscarrat est grande : tel un Mallarmé, un Guyotat ou un Blanchot, il veut écrire Le Livre : « Ce livre témoigne. Ce livre est un fragment de tous les livres : ceux que j’ai lus, ceux que j’ai écrits, le Livre à venir. » Qui l’en blâmerait ?
Nous n’avons qu’une seule réserve quant à sa poésie, et bien qu’il s’en défende (« L’être questionne son rapport au réel, au sacré, au langage » ; « Que tout te soit fragment du Livre, réel érigé ») : elle ne se confronte en rien au Réel ; c’est-à-dire qu’elle pourrait tout à fait être écrite au temps de David, sans que rien ne choque ; d’ailleurs, la première partie de ce volume, « La nuit souveraine », est presque un remake, une reprise du Cantique des cantiques, soit un chant d’amour à l’aimée : « Je ferai de notre amour un livre vivant, fragment du Livre éternel et indivis. » Ou bien, plus directement : « Mon aimée, te souviens-tu du Cantique des cantiques, du roi Salomon et de la Sulamite ? » Comme la peinture abstraite ne se confronte en rien à la figuration, la poésie de Thibault ne se confronte qu’au sacré et au langage (ou Verbe) ; nous aimerions maintenant que Biscarrat se confronte à la cochonnerie politique de la Volonté de technique… ou au supermarket… « J’aspire à un nouveau chant, fragment du Livre qui parcourt tous les mythes, tous les écrits » : chiche ?…
Note
- J’ai volontairement ignoré toutes allusions à la Bible, tant elles abondent.
Présentation de l’auteur
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