Thibault Biscarrat est assez incroyable : il poursuit, de livre en livre, et ce depuis au moins Le Dernier Lieu (Abordo, 2016), son œuvre poétique comme s’il ne se passait rien dans le monde extérieur : ni guerre, ni violence, ni épidémies…
Son œuvre, à partir de ce livre déjà nommé, n’est qu’un vaste chant d’amour qui prend à témoin la Nature (« Je suis la strophe qui, au matin, fait chanter les frondaisons ») et le cosmos (« La lune déploie ses éclats dans le silence du ciel » —> « Le Verbe advient et la Terre tournoie »). (Et c’’est l’amour qui meut le soleil et autres étoiles…) Il aurait pu naître au temps du Cantique des Cantiques, ou du Deutéronome, que son écriture n’en serait pas pour autant changée. Biscarrat est notre David actuel : il chante pour chanter ! comme l’enfant dans l’Aiôn que vit Héraclite autrefois.
Suivons donc le titre de ses recueils : Le Livre de mémoire, L’homme des grands départs, Une Couronne d’Orage, Chant continu. Qu’est-ce qu’un « chant continu » ? Eh bien, un chant qui n’a pas de fin, bien sûr : « La parole s’incarne sur le chemin, infiniment. » Ou bien : « La musique s’incarne à chaque instant. » Ou encore : « Je rêve d’un livre plus vaste que le monde. » Etc., etc. Le chant infini (in-fini) est la forme des livres de Thibault Biscarrat.
Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescence, Éd. ars/poetica, 90 p., 18 €.
La Bible est partout présente, en filigrane du textuel : le Verbe n’est plus que buée, vie, argile, boue, brasier, ou feu. Thibault Biscarrat va même jusqu’à se déclarer « fils du feu », « l’initié aux mystères ». Est-il « fou » ? égocentrique ? Tout écrivain l’est…
Dans son œuvre en général, et dans ce recueil en particulier, presque tout est écho de textes antérieurs (poétiques ou bibliques) ; et pourtant il n’y a aucun guillemet, ni d’italiques : tout est intériorisé, avalé, puis recraché : c’est alors que l’auteur – le poète – devient « tatoué de versets, de légendes ». Le corps du poète n’est plus qu’un palimpseste. Parfois, il s’agit de simples détournements de vers hyper connus : « J’ai vécu au plus près de l’orage, la beauté assise sur mes genoux. » (Rimbaud, bien sûr). D’autre fois, c’est plus obscur : l’auteur est féru de textes kabbalistiques et de la Torah (« Les voyelles animent les consonnes »). Certainement un souvenir d’Isidore Ducasse : « Je n’ai d’autre grâce que celle de vivre au plus près de l’âme, à chaque instant. » Un esprit impartial trouve cela parfait. On se souvient de Jean-Luc Godard citant le cinéaste Robert Bresson dans ses Histoire(s) du cinéma : « Ne change rien, pour que tout soit différent. » Mise en action de ce théorème dans le texte : « Nous forgeons ce chant nouveau ; nous chantons ce chant très ancien. » Et c’est alors que « tout vient se regrouper, fusionner dans [sa] langue », que « la bibliothèque bruit autour de [lui] », que « tous les livres [lui] sont faveur ». « En écho les textes, les palimpsestes [lui] parviennent » : « La lumière soulève son voile. »
Même si dehors tout est atroce (les bruits de bottes fascistes (presque) partout), le monde intérieur de Biscarrat n’est qu’enchantement : « Les vallées, les symphonies : tout luit, resplendit, s’offre à l’ouvert. » Ô saisons, ô chateaux ! Pourtant, parfois, un monde non édénique point, celui de l’Arbre de la connaissance : « Un homme renversé, à tête d’oiseau, le sexe droit tendu vers les entrailles. » Et c’est alors la chute… hors d’Éden.
On sait que la grande poésie chinoise ne vécut que d’emprunts, d’allusions, de détournements plus ou moins cachés, etc. ; à peine en eût-on fini avec cette façon de faire, la poésie chinoise avait disparu !… « La fin approche ; tout est à venir » (dernière page du livre).
Présentation de l’auteur
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