« l’image /est bucol­ique et pour­tant bien réelle »1 p. 28

On ne trou­vera pas de nature, d’agriculture idéal­isées dans ce recueil, dont l’auteur (arboricul­teur de pro­fes­sion) écrit ses poèmes comme il éclaircit ses arbres, dis­cer­nant la beauté là où elle se tient retranchée, la dégageant mais ne l’inventant pas. Ce n’est pas poésie d’exaltation, sur­jouant l’émotion orig­inelle et l’amplifiant, mais plutôt recherche de la tran­scrip­tion juste de choses perçues dans leur poten­tiel expressif.

Thier­ry Le Pen­nec, Un tour au verg­er, La Part Com­mune, 2018, 90 pages, 13 €.

Un Tour au verg­er nous fait habiter divers­es strates tem­porelles. Cer­tains poèmes veu­lent révéler l’essence du moment présent : la cueil­lette des pommes se fait tan­dis que « D’heure en heure dans l’air immo­bile, et la rosée, pen­dent les branch­es », et « Ça se ter­mine par les plus rouges là-haut, juste en dessous du soleil » (p. 84). Cet ancrage dans l’instant et le ter­ri­toire ne craint pas une forme d’autocontradiction à l’ironie légère : le même poème évoque l’exportation des fruits vers la région parisi­enne et s’intitule étrang(èr)ement « Prod­uct of ». L’ambivalence des choses de la vie appa­raît aus­si dans le traite­ment du cou­ple : entre éro­tisme et espiè­g­lerie, des rup­tures de ton tran­scrivent ce mélange de pro­fondeur et de légèreté, d’idéal et de prag­ma­tisme quo­ti­di­en qu’est la rela­tion amoureuse.

D’autres poèmes sont la recon­struc­tion d’un sou­venir. Le poème « Sub­strat » (p. 69) dit que, comme il existe un sub­strat organique favorisant le développe­ment des plan­ta­tions, il y eut des obser­va­tions d’enfance d’où sont nés les gestes de l’arboriculteur et avec eux une forme d’identité. Ce qui fut enten­du autre­fois, dit dans son entourage, « c’est moi / incar­na­tion des présentes années / qui le dis à mon tour » (p. 9) L’aventure agri­cole se déroule dans « l’immense his­toire en arrière en avant de soi » (p. 75), ses aléas sont un mou­ve­ment dans le mou­ve­ment, un courant dans un courant plus large. Ces poèmes ramè­nent le lecteur aux tem­po­ral­ités authen­tiques, qui ne se vivent que dans le monde rur­al ; le « xylo­phone » du tas de bois qu’on amasse pour dans deux ans (p. 58) joue la musique d’un temps apprivoisé, tout autre que le temps subi, pos­sédé, rentabil­isé, le temps cor­rompu dont nom­bre d’entre nous sont aujourd’hui les esclaves. Les travaux néces­saires de la cam­pagne ont la valeur dou­ble et para­doxale des con­traintes qui libèrent.

Le jeu des langues com­porte aus­si une dimen­sion tem­porelle : le bre­ton sur­vivant s’articule au français, le lan­gage passé des petits enfants alterne avec la parole élaborée du poète.

Le thème récur­rent de la fil­i­a­tion, de la trans­mis­sion, est en amont car­ac­térisé par autre chose que les liens du sang (la « lignée » famil­iale de ceux qui tra­vail­laient le métal s’est éteinte avec « le frère cise­leur », p. 10), en aval porté par les fig­ures des enfants du poète, très sou­vent évo­qués, notam­ment dans leur petite enfance aujourd’hui loin­taine. Les enfants, à leur manière naïve, assis­tent leur père dans ses travaux, et ce faisant obser­vent à la fois la même chose et autre chose que leur père, con­sti­tu­ant sans le savoir leur pro­pre « substrat » :

 

je le vois ma grande petite fille
reste à côté de moi cepen­dant que je plante
un car­ré de choux-à-lap­ins dans le bas
du jardin comme à chaque printemps
                       elle assiste et commente
de sa langue mille fois tournée les actes
essen­tiels la bêche les vers de terre l’aide
qu’elle me donne. (« Jour feuille », p. 21)

 

On note le relai émou­vant des regards du père et de la petite qu’il tient dans ses bras, tournés vers les oisil­lons du nid vers lequel il l’a portée (« Abraxas », p. 53).

De beaux effets de sens nais­sent de la rela­tion du poème à son titre :

 

« viendrais-tu faire un tour sur l’étang ? »
                          dit-elle alors que j’étais
                                         sur la rive délassant
mes chaus­sures d’une cueille nous montons
à bord du can­ot pneu­ma­tique elle prend
les rames c’est un rêve « que la mer vienne
                                          à moi » gire son visage
sur fond de feuilles et de reflets nous sommes
au cen­tre de l’immense monde sien. (p. 79)

 

« l’immense monde sien », presque un oxy­more, dit l’infini de l’intériorité, et le titre, « Zodi­ac », super­pose au tableau dressé par le poème l’image étoilée des représen­ta­tions astrologiques (élar­gisse­ment cos­mique), tout en amenant la référence au can­ot à moteur qui par­court les côtes océaniques aimées du per­son­nage féminin (élar­gisse­ment géo­graphique). Ain­si, à la nav­i­ga­tion dans le temps se super­pose l’extension des lieux réels aux espaces désirés et imag­i­naires. Qu’on n’y voie pas une trahi­son de la nature réelle, mais plutôt l’expression de la con­science des échelles de temps et d’espace qui ne saurait jamais faib­lir chez qui tra­vaille sous la direc­tion de la nature.

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Maëlle Levacher

Après une thèse de doc­tor­at en Let­tres mod­ernes, con­sacrée à l’His­toire naturelle de Buf­fon (pub­liée aux Clas­siques Gar­nier), Maëlle Lev­ach­er enseigne neuf ans à Lille les matières lit­téraires et les sci­ences humaines, dans divers étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur. [… lire la suite sur le site de la Mai­son des écrivains]

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