Rezâ Sâdeghpour : « Le bris lent des bouteilles »
Il est Iranien. Il a trente-quatre ans et il est déjà reconnu dans son pays comme un très grand poète. Rezâ Sâdeghpour – avocat dans le civil, à Ispahan – a obtenu en 2015 le « Prix du recueil de l’année » décerné lors du Festival de la poésie persane contemporaine pour son livre Le bris lent des bouteilles. Ce livre est aujourd’hui publié en France dans une édition bilingue.
Avec Rezâ Sâdeghpour il ne faut pas s’attendre à des grandes envolées lyriques ou mystiques. Non, nous sommes ici dans le minimalisme, ce qui n’empêche pas que cette poésie soit riche de sens et garde des accointances avec la poésie classique iranienne.
Rezâ Sâdeghpour,Le bris lent des bouteilles, traduit du persan et préfacé par Amin Kamranzadeh et Franck Merger, éditions Cheyne, collection D’une voix l’autre, édition bilingue, 110 pages, 22 euros.
Le jeune auteur a été marqué, comme tous les poètes de son pays, par l’écriture de Hafez (1320–1389) et aussi d’Omar Khayyam (1050–1123). Mais Sâdeghpour aborde la poésie dans une autre « posture » que ses illustres prédécesseurs. Il est sans doute plus proche des banalités de la vie quotidienne et élabore une autre architecture des poèmes avec des mots comme empilés les uns sur les autres. Plus fondamentalement, « l’ambiguïté est le maître-mot de la poésie de Rezâ Sâdeghpour, qui compare sa poésie à un lac calme et limpide où viendraient se mêler les eaux noires de rivières agitées », note ses deux préfaciers.
Les poèmes – au nombre de 46 dans ce livre – sont brefs. Une dizaine, une quinzaine de mots. Souvent pas plus que dans un haïku, un genre poétique auquel on pense volontiers quand on lit certains de ses courts textes. « Cerisiers en fleurs/moineaux joyeux/une ligne blanche/fait du ciel deux moitiés,/mes dents/hélas/cette année/noircissent ».
Il faut dire que, pour ce qui est de la concision et de l’art de saisir la banalité des jours, Sâdeghpour a de qui tenir. Avant lui, Sohrab Sepehri (1928–1980) avait, dans L’Orient de la tristesse, repris l’atmosphère si particulière du haïku japonais (« Une ride plie la face d’un étang/Une pomme roule sur la terre/Un pas s’arrête, la cigale chante »). Plus récemment, Abbas Kiarostami (1940 – 2016) avait carrément fait le choix d’écrire des haïkus persans tels qu’on les découvre notamment dans ses deux livres Avec le vent (P.O.L.) et Un loup aux aguets (La Table ronde). Lisant Le bris lent des bouteilles, comment ne pas penser à ces quelques vers du cinéaste-poète. « Une bouteille cassée/déborde/ de pluie de printemps ».
On retrouve donc chez Sâdeghpour ce détachement propre au haïku et cette sensibilité au passage des saisons : « cette année l’automne/a duré quatre mois: /les feuilles du figuier/ne tombaient pas ». Et cette attention soutenue à ce qui nous entoure : « Il interrompt sa prière/pour faire boire un oiseau/dans le creux de sa main…»
Mais contrairement aux grands maîtres japonais du genre, il y a dans ce livre une forte dose d’amertume. Si l’on devient poète à cause d’une femme que l’on a perdue (comme dirait Stendhal), alors on peut faire ici le constat de la perte et du manque. C’est ce qui signe fondamentalement ce recueil. « L’amoureux/ connaît ce sort: /une cigarette/à ses lèvres attristées/et des sanglots/tels des trémolos », écrit le poète. Ou encore ceci : « les photos au-dessus du lit/les narcisses dans le vase/les bougies/peuvent témoigner/que personne n’était là/pas même moi/à l’heure/où tu n’es pas venue ».
Yvon Le Men : « Un cri fendu en mille »
Yvon le Men publie le 3e tome de son autobiographie poétique. Après l’enfance et le terroir familial (tome 1 : Une île en terre), après la découverte du monde par la littérature et la peinture (tome 2 : Le poids d’un nuage), voici les carnets de voyage du poète breton sous le titre Un cri fendu en mille. Titre sans doute inspiré par les mots du poète ami Claude Vigée cités en exergue : « L’homme nait grâce au cri ».
On sait d’Yvon Le Men qu’il est un « étonnant voyageur ». Pas seulement parce qu’il anime, chaque année à Saint-Malo, des rencontres poétiques au salon du livre du même nom. Pas seulement parce qu’il convie des poètes du monde entier au Carré magique dans sa bonne ville de Lannion. Non, il est surtout cet étonnant voyageur parce qu’il a toujours eu l’humeur vagabonde. Auteur d’un Tour du monde en 80 poèmes (Flammarion), livre où il rassemblait, pays par pays, ses auteurs favoris, il est lui-même allé à la rencontre du monde, bourlinguant de la Chine au Brésil en passant par l’Afrique et l’Europe. Pas pour nous décrire des paysages ou évoquer la nature mais pour parler, d’abord et avant tout, des rencontres qu’il a faites.
Yvon Le Men, Un cri fendu en mille (Les continents sont des radeaux perdus, 3) , éditions Bruno Doucey, 157 pages, 16 euros.
« Le métier de poète/n’est-il pas de vérifier le sens des mots ? », note Yvon Le Men qui part sans préjugés, avec un esprit d’ouverture teinté de compassion quand le drame et la folie des hommes viennent broyer des vies à Gaza, à Haïti, en Bosnie, au Liban et dans tant d’autres pays. « Il faut du silence/autour des morts/pour entendre leur vie ».
Citoyen du monde, il n’évacue pas pour autant les différences. « Toutes elles sont noires/je suis tout blanc/sauf une trop blanche parmi les noires », constate-t-il dans une école de Port-au prince. Parlant plus loin de son ami haïtien Bonel Auguste, il écrit : « Il ne vivrait pas dans mon pays/je ne vivrais pas dans le sien//trop silencieux pour lui/trop de trop pour moi//même si nous sommes frères/fils du même père/sur la même terre//malgré l’océan/le ciel/la moitié d’un globe/qui nous sépare ».
Tout le Men est là dans ce type d’affirmation. Dans le fond et dans la forme. Cette manière à lui de faire surgir les mots entre les blancs. De leur donner du poids, en poète qu’il est et dont il revendique le statut. « Dans l’avion, mon voisin m’avoue son métier. Policier en chef. Poète, je réponds. Il se rend à un congrès international contre le terrorisme et je vais rendre hommage à un ami dont les vers sont encore sur les lèvres des habitants de Sarajevo. Il y a trois ans, Izet Sarajilic mourait. De chagrin, mais en chantant, malgré les récents massacres ».
Marc Baron : « Ô ma vie »
Marc Baron écrit pour les enfants et pour les « grands enfants » que nous pouvons devenir en lisant des poèmes. Ô ma vie, son dernier recueil, est destiné à tout le monde. L’auteur nous parle – à mots feutrés – de sa vie. Et donc aussi de la nôtre.
Comment ne pas être saisi par les premiers vers de ce recueil : « Ô ma vie/tu m’en fais voir/de toutes les couleurs//La mort de mon père/et l’oiseau dans la boue ». Exercice de dédoublement. Le poète s’adresse à sa vie comme à quelqu’un à la fois d’extérieur et d’intime. Il lui parle comme à un compagnon de fortune et d’infortune. « Ô ma vie/tu m’en fais voir/de toutes les couleurs (…) moi le daltonien dont on se moque/lorsque je cueille une pomme verte ».
Marc Baron, Ô ma vie, avec des dessins de Frédéric Coyère, éditions La rumeur libre, 47 pages, 14 euros.
Marc Baron ne durcit jamais le trait mais il sait nous dire qu’il a « des bleus partout » et qu’il fuit « la bêtise humaine ». Aussi appelle-t-il volontiers au sursaut. « Ô ma vie révolte-toi toujours/n’accepte plus bonimenteurs/ni compromis ». Mais comment faire face quand la vie vous bouscule ainsi, quand le sang coule « pour une broutille ou pour la guerre » ? Le poète part sur sa « voie verte » et « tire allègrement un wagon de poèmes ». Pour s’aérer l’esprit et carrément pour survivre, il fait aussi beaucoup de « pompes ». Soulevant des haltères, il peut soulever sa « rage ». Et en musclant ses « deltoïdes », il muscle son cerveau.
Marc Baron ne nous propose pas pour autant un traité de bien-être ou de résilience. Ses poèmes ne fredonnent pas les airs à la mode. Ils creusent le sens de nos existences au-delà des traités de sagesse que l’on voit fleurir dans les devantures. « Ô ma vie, ma bien vivante/et mon étoile morte quand je m’éteins/pour un oui ou pour un non ». Son livre est un hymne à cette vie qu’il chérit au fond. Mais sans illusion ni concession. « Pas d’amour qui ne fasse mal// Pas de moisson sans guérison ». Le poète lit Rimbaud ou se met au piano, accueille le jour comme il le faisait enfant quand le soleil du matin inondait son lit.
Marc Baron a créé le salon du livre jeunesse de Fougères. Il n’a pas quitté sa jeunesse, son enfance. Et fait d’ailleurs cet aveu : « Ô ma vie/je ne fais pas mon âge ».
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