Cette part d’enfance qu’on garde, et doit garder pour non pas supporter la vie, mais être supporteur du vivre, encourager son avancée, malgré tout… et malgré soi, souvent.
Indépendamment du bitume, des trottoirs, lampadaires, ces ombres de gens marteaux sans maître, bus ou métros ou trams bondés de silences confus nés de visages flous… ne rien voir de ça, ou plutôt, tout voir mais faire comme si, sans fuir, pas s’enfuir, juste échapper un peu, si peu, de la grisaille du quotidien, à l’anthracite des réalités, et retrouver les plaines du souffle, le sable chaud de l’horizon jouissivement désertique, les cowboys et les indiens, les je-tue-mais-même-pas-mort des jeux d’enfants.
Thierry Roquet livre ce monde onirique, et sans paradoxe viscéralement ancré dans le réel ; cette imagination qui ne dérape pas, ne prend pas son corps ludique au sérieux.
Une fantaisie, pas sûr ; une légèreté, peut-être ; mais pas de refus du réel, de refuge dans le fantasme, encore moins de délire. La folie n’existe pas, en ces vers courts, sobres, pourtant à portée longue et vaste, où l’homme laisse au poète le soin de ne pas matérialiser le manque, la frustration et l’absence — la maturité ; où le poète dit à l’homme que rien n’est perdu des années d’enfance : matriochka du vivre, on garde en soi les clés du temps.
Encore un livre sur un adulescent ? Non, sûrement pas. Il s’agit bien du recueil d’un adulte, c’est-à-dire d’un homme qui n’a pas perdu de vue l’enfant qu’il était, cet enfant qui l’accompagne dans sa vie, avec sa femme, sa fille, ses proches, son loin, ses emplois ou pas, et, surtout, avec sa… la poésie.
Extraits :
La branche au-dessus des nuages
C’est l’été
le soleil brille
haut et fort
la nature
s’épanouit en tout
sens en tout
lieu
les oiseaux cherchent la branche
au-dessus des nuages
d’où ils pourront s’élancer
vers la rivière poissonneuse
qui coule
dans le couloir du bus
191
entre deux blocs de béton
et un supermarché
Quand un couguar mort de faim se jette sur le tajine
Ma squaw a préparé un tajine
de poulet aux pruneaux
ça sent foutrement bon
ma fille a fait ses devoirs
dans sa chambre
théorème de Pythagore et
géographie de la Prusse
j’ai lu quelques pages
de faits divers
d’actualités internationales
j’ai senti le décalage
brutal
qu’il y avait entre le monde
et nous
on mesure mal notre change pensé-je
c’est un peu la même différence
qu’il y a entre un
chat domestique endormi
sous la table
et un couguar affamé prêt à
bondir
sur le tajine
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