… la traduction, de par sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle est, dans son essence même, animée du désir d’ouvrir l’Etranger en tant qu’Etranger à son propre espace de langue.
Si ces mots d’Antoine Berman expriment le désir profond de tout traducteur, ils exposent aussi l’approche fondamentale et nécessaire du poète traducteur qui s’efforce ici de révéler quelques extraits de textes récents par l’écrivaine américaine Claudia La Rocco, aux lecteurs francophones qui ne la connaissent probablement pas. Approche fondamentale, puisque toute traduction s’inscrit sur le plan éthique qui vise à ‘reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre’. Nécessaire, puisque Claudia La Rocco se propose déjà de traduire une vision du monde fondamentalement décentrée et ludiquement péripatétique pour un public anglophone, forçant le traducteur, en ce cas poète-plus-que-traductrice, à dé-couvrir une double étrangeté étrangère.
L’œuvre de Claudia La Rocco explore l’hybridité et l’improvisation dans un processus de déplacement entre poésie, prose et représentation-interprétation.
Claudia La Rocco dans Taste, une performance et une installation spécifiques au site créée par Rashaun Mitchell et Silas Riener en collaboration avec La Rocco et Davison Scandrett.
Parmi ses livres, vous découvrirez une sélection de textes choisis, The Best Most Useless dress (La plus belle robe inutile), le recueil intitulé I am trying to do the assignment (J’essaie de faire mes devoirs) et petit cadeau, un roman publié (avec titre français) tant en version imprimée et digitale que retransfusée en ligne par le théâtre The Chocolate Factory.
En collaboration avec le virtuose et compositeur Phillip Greenlief, Claudia La Rocco incarne plus récemment animaux et girafes dans un texte expérimental, multidisciplinaire et improvisé qui engendra les albums July (juillet) et Landlocked Beach (Plage sans accès à la mer). Claudia a également édité I Don’t Poem : An Anthology of Painters (Je ne poème pas : Une anthologie de peintres) et Dancers, Buildings and People in the Streets (Danseurs, bâtiments et gens de la rue), le catalogue pour le projet PLATFORM créé par Dancespace en 2015 pour lequel elle était directrice artistique. De 2005 à 2015, Claudia La Rocco était critique littéraire pour le New York Times. Elle a aussi beaucoup écrit pour la rubrique culturelle de WNYC New York Public Radio. Ses textes ont été réimprimés dans de nombreuses anthologies, notamment dans Imagined Theatres : Writings for a theoretical stage (Théâtres imaginés : Textes pour planches théoriques) et On Value (Sur la valeur). Sa dernière publication en date Quartet est publié aux presses Ugly Duckling. Son deuxième roman, The Ongoing Sea est en cours de préparation.
L’écriture de Claudia La Rocco trace la progression d’une exploration discursive qui remet constamment en question les notions de genre, discipline, langage, interprétation. Les référents ‘réalistes’ se muent souvent en métalangages et parfois en représentations d’images mentales qui mettent en relief le méconnu-reconnu, ou en représentations de processus mentaux qui explorent le langage du corps et aboutissent au questionnement de l’inconnaissable, tel un delta de rivière cheminant vers la mer dans une pluie d’été. Mais j’aurais tort de m’arrêter sur cette proto-métaphore propre au littoral, car il n’y a pas de métaphore centrale dans l’écriture de La Rocco. Toute métaphore se voit aussitôt désaxée par l’axe métonymique, ce qui donne l’impression d’une écriture toujours à l’écoute, toujours en mouvement. A l’instar d’Henri Michaux, La Rocco ‘[s’]éparpille à chaque pas, mais ne [s’]engloutit jamais dans sa salive’.
La tâche du traducteur est ici de dévoiler un style à la recherche de différents plans du réel et de l’imaginaire d’une autrice toujours à l’écoute en s’efforçant de ne pas dé-voiler la complexité du littoral linguistique qui se veut ancré dans le corps. Traduire signifie donc rendre une recherche d’expression artistique ou du moins, reproduire le projet de sondage constant d’une expressivité stylistique au risque d’aller à l’encontre des tendances habituelles de la langue française.
Ceci débouche sur un nœud-problème de toute traduction, mais qui m’est cher : le temps. Etant avant-tout poète et non traductrice, c’est l’intuition qui guide mon approche du texte poétique, et souvent d’importantes décisions se prennent lors de ma réponse viscérale au poème, et aussi à son rythme. Mais confrontée avec l’envergure d’un roman poétique, comme c’est le cas dans l’extrait de The Ongoing Sea (La mer en cours), j’éprouve la difficulté de choisir le temps de la narration dans la langue d’arrivée. Dans ce cas, et afin de rendre le ton personnel de la conscience exploratrice et la continuité entre le passé et le présent, le prétérit du récit américain se traduit par celui du passé composé plutôt que par le passé simple employé uniquement pour ancrer le récit. Ceci offre un bref contraste avec le premier extrait, ‘A Map for Snow White’ qui se veut linguistiquement défini(tif) en offrant une parodie-critique des contes de fées.
Claudia La Rocco on Writing Through Dance, The Institute for Curatorial Practice in Performance (ICPP) is the first institute of its kind, a center for the academic study of the presentation and contextualization of contemporary performance. ICPP encourages curators, field professionals, and artists from all backgrounds to apply.
Deuxième difficulté : le temps, toujours et malheureusement. Le temps grammatical (tense) et le temps ‘extra linguistique’ (time) mesuré par la narratrice au moment de la narration ne correspondent pas toujours, puisque la narration est accompagnée de commentaires et de retours réflexifs. Comme il n’y a concordance univoque ni entre l’emploi des temps, ni entre la façon d’établir la chronologie des processus par rapport au moment de la narration, dans les deux langues en question, et comme la narratrice prend parfois des libertés linguistiques propres à la langue parlée, la traduction du prétérit devrait osciller entre le passé composé, l’imparfait, le passé simple et le plus-que-parfait dans le texte français. De plus, si les formes du prétérit renvoient à des époques différentes marquées par des repères temporels, dans certains cas, le prétérit s’applique à des processus qui peuvent être envisagés soit comme états, soit comme processus. La traduction présente là aussi des formes temporelles différentes. Il se fait que l’extrait ci-dessous est court, certes, mais pour amorcer une traduction d’un texte de cette envergure, il s’agit néanmoins de réfléchir à ces choses.
Quant aux problèmes stylistiques, ils portent essentiellement sur les relations prépositionnelles complexes, qu’elles soient coordonnées ou apposées, ainsi que sur certains cas de subordination. La notion de relations prépositionnelles complexes suppose l’enchaînement d’un nombre variable des relations suivantes : spatio-temporelles d’origine, producteur-produit, possesseur-possession (génitif ou non), cause-effet, localisation spatiale et descriptions détaillées (configuration, dimension, couleurs incertaines etc.). Résoudre le problème posé par ces relations prépositionnelles complexes, comme celui posé par certains cas de subordination (l’introduction de propositions interrogatives indirectes, par exemple), signifie étoffer pour éviter l’inélégante succession de ‘de’ ou de conjonctions de subordinations semblables. Puisque l’étoffement doit être minimal, il est aussi contraignant, et porte ma signature, comme par exemple la phrase ‘Olivia caressa la surface de la table polie par le temps de ses mains’.
Les difficultés touchant au plan lexical sont localisées et relèvent d’une sorte d’évasion linguistique qui fait recours au biologique dans le roman en cours commencé à l’aube d’une pandémie et la question se pose de savoir si la trajectoire discursive tendra à concevoir un autre être que l’humain né des caprices d’une révolution créatrice. Bref, il semble dès lors inutile de faire un inventaire de défis rencontrés en cours de traduction, d’autant que le langage de Claudia La Rocco, étant inventif, appelle l’invention. Si certaines nuances s’estompent parfois d’autres, au contraire, se rehaussent de couleur par jeu ludique—les petites trouvailles qui font de la traduction un acte créateur.
Dans le cadre d’un projet qui, à l’origine, visait à découvrir et à faire découvrir ‘l’Etranger en tant qu’Etranger à son propre espace de langue’ par l’expression artistique, les problèmes de traduction deviennent défis et le désir de la traductrice tend à compléter celui de l’écrivaine. Si, en suivant les traces de l’autrice pour qui le moi se désagrégeant ne fait pas peur, l’instance narrative se défie de visions acceptées, détruisant tout barrage préexistant au croisement du temps et de l’espace ; la traductrice doit se défier de solutions faciles et invite vous à passer un beau dépaysement.
∗∗∗
A Map for Snow White
She told me to follow the footprints
Warmer weather came
She asked me to follow her scent
There were streams
She called me and called me and called me
There was some sort of long silence
That’s how narrative works in fairytales
That’s how places unfind themselves
There was an owl
There was a bat
Again and again, the tall tower went dark
Green hills greenly sloping and white flowers everywhere
I realized I wouldn’t ever know where to begin
The secretary gave me the unopened letters
So small, these flowers
kept crushing them
I realized I was making the path backwards
The ways in which we ask to be remembered
∗∗∗
Une Carte pour Blanche Neige
Elle me dit de suivre les empreintes
Le temps se réchauffe
Elle me demanda de la suivre à la trace
Il y eut des ruisseaux
Elle cria mon nom, le cria et le cria
Il y eut une sorte de long silence
Ainsi se déroule la narration dans les contes de fées
Ainsi les lieux se détrouvent
Il y eut une chouette
Il y eut une chauve-souris
Encore et encore la haute tour fut plongée dans le noir
Vertes vallées verdoyant en aval et des fleurs blanches partout
J’ai compris que je ne saurais jamais où commencer
La secrétaire me donna les lettres cachetées
Si menues, ces fleurs
Que je ne cessais de les écraser
J’ai compris que je me frayais un chemin à rebours
De manière à assurer votre souvenir de ma mémoire
The 21st Century
1.
I have to make myself like a vole on the tundra
The leviathan awaits
There’s nothing we can do about any of this
Think of a barely-there membrane
Cave beast no cave
Net game no net
The leviathan is coming
The idea of him is magical
The ice is thin
The water is black
Little feet on the tundra, quivering
You make yourself a better engine
Half horse, half function
You make a death of shivering
All the world goes quiet
The leviathan is here
The idea of it is magical
The idea of it won’t quit.
2.
Knowledge of my mortality
Looms over me like a giant oyster
Pete the Lecherous Doorman is just waiting for me to make my move;
I should brain him with a sock full of pennies.
Finally, a use for pennies.
∗∗∗
Le 21eme Siècle
1.
Je dois me faire à l’image d’un campagnol de la toundra
Le léviathan attend
On ne peut rien y faire
Imaginez une membrane à peine perceptible
Bête des cavernes sans caverne
Jeu de netball sans filet
Le léviathan arrive
Le concevoir est de la magie
La glace est mince
L’eau est noire
Petites pattes de la toundra, tremblotant
Vous vous faites un meilleur moteur
Moitié cheval, moitié fonction
Vous faites d’un frisson une mort
Le monde entier fait silence
Le léviathan est là
Le concevoir est de la magie
Le concevoir ne nous quittera pas.
2.
La conscience de ma propre mortalité
Plane sur moi comme une huitre géante
Pierre le Concierge Lascif m’attend au tournant ;
Je devrais l’assommer d’un coup de chaussette pleine de sous.
Enfin, une utilité pour les sous.
Claudia La Rocco, The Best Most Useless Dress: Selected Writings of Claudia La Rocco, Badlands Unlimited (New York), 2014.
Excerpt from The Ongoing Sea (manuscript in progress)
A Map for Snow White avec Evelyn Davis (piano) et Claudia La Rocco (voix) figure dans l’album ‘animals & giraffes’ (Edgetone Records, 2017), Philippe Greenlief.
1.
The dinner table was very long. Only three chairs were taken; the last remaining Weavers.
“Why are there so few of you?” Olivia asked, or perhaps only thought to ask.
“Interspecies breeding is a dangerous game,” a wizened old woman responded, smiling sweetly. Her lips parted, revealing teeth both gold and filed into points. Or perhaps she didn’t say anything. Perhaps she only smiled. Perhaps she wasn’t so old. Olivia pressed her hands down onto the smooth, worn surface of the table. She didn’t talk much after that. Her thoughts chased themselves around. Her body felt heavy.
That night she dreamed of a man running through the forest. His head was crowned with beautifully curving horns.
He is very tired
He wants to be the hero before he’s dead
Or not that he wants this
But he has the time
The girl yells and yells and yells
The man is still running
He is full of blood
The girl keeps yelling no
She woke in the middle of the night, a night free of the hum of background systems and console lights. The glass of water on the bedside table wasn’t vibrating. The air came sweet through the open window and the moon was the kind of almost full where you can’t really tell if it is or it isn’t. “The gravity of the moon,” she whispered. She sat on the edge of the soft mattress and tried to focus on the fact that she was indeed on Earth. Had she imagined returning? Had she imagined not returning? The night was full of small sounds. A fragment of a memory surfaced: her only visit to Australia, walking alone through the quiet streets of Melbourne as evening descended and the tall trees became a cacophony of shrieking birds coming home to roost. The immense feeling of being so far from home, on an island surrounded by miles and miles of ocean. The Earth as island.
∗∗∗
1.
La table de la salle à manger était très longue. Seulement trois chaises étaient occupées : les derniers Tisseurs.
‘Pourquoi si peu parmi nous ?’ demanda Olivia, ou peut-être seulement pensa-t-elle à poser la question.
‘La reproduction entre espèces est un jeu dangereux,’ répondit une vieille rabougrie avec un petit sourire suave. Ses lèvres s’entrouvrirent, laissant paraître des petites dents pointues, certaines en or. Ou peut-être ne dit-elle rien. Peut-être sourit-elle seulement Peut-être n’était-elle pas si vielle. Olivia caressa de ses mains la surface de la table polie par le temps. Elle ne dit plus grand-chose après. Ses pensées se pourchassaient dans sa tête. Elle avait le corps lourd.
Cette nuit-là elle a rêvé d’un homme qui courait à travers bois. Sa tête était couronnée de belles cornes en tire-bouchon.
Il est très fatigué.
Il veut être le héros avant de mourir
Ou ce n’est pas ce qu’il veut
Mais il a le temps
La fille crie et crie et crie
L’homme court toujours
Il est plein de sang
La fille continue à crier que non
Elle s’est réveillée au milieu de la nuit, une nuit sans le ronronnement de systèmes de fond, sans lumières de consoles. Le verre d’eau sur la table de nuit ne vibrait pas. L’air entrait tout doux par la fenêtre ouverte et la lune était du genre presque pleine quand on ne sait pas vraiment dire si elle l’est ou pas. ‘La gravité de la lune,’ a‑t-elle chuchoté. Elle s’est assise sur le bord du matelas mou et elle a essayé de se concentrer sur le fait qu’elle se trouvait bien sur la Terre. Avait-elle imaginé y retourner ? La nuit était pleine de petits bruits. Un fragment de mémoire fit surface : son seul séjour en Australie, marchant seule dans les rues paisibles de Melbourne alors que le soir tombait et que les arbres se transformaient en cacophonie d’oiseaux rejoignant leur nid, le gosier déchiré de cris. Le sentiment immense d’être si loin de chez elle, sur une île entourée de milles et de milles d’océan. La Terre comme île.
Extrait de The Ongoing Sea / La Mer en cours (inédit)
Note
1. Henri Michaux, Qui je fus. Gallimard, 1927.