Comment répondre à la demande qui m’est faite d’évoquer mon expérience de traduction des Novenari ? « Expérience » : voilà précisément ce qu’il convient d’entendre, et dont il faut mesurer la teneur bien plus éthique que « littéraire ».
Un premier point tout d’abord, qui n’aura que l’apparence d’un paradoxe. Je n’aime pas traduire de la poésie ; sans doute parce que je ne la comprends vraiment que si je la traduis — et que cette compréhension est exigeante, elle ne va pas sans trouble… Il est plus simple de laisser le poème au stade de la lecture, qui indéfiniment s’agrège à d’autres, ce qui fait un murmure incessant dont la continuité dispense d’interroger le détail : car il faudrait alors découvrir la vastitude de ce qui s’arrête enfin, de ce qui tient et hante de son écho presque éperdu un lieu intime que le simple cours de la vie refuse, et pour son bien, de visiter trop souvent. Traduire m’attire et m’inquiète. On ne sort pas indemne de l’opération, et cela suffit à s’en dispenser le plus possible, avant qu’insiste à nouveau une parole qui ne se confond avec aucune langue particulière : prenant forme, bien sûr, dans celle par laquelle on a soi-même accédé au langage, mais qui est telle cependant que toute réalisation dans sa propre langue sombre dans l’oubli sitôt qu’elle existe, et ne fait aucune force, aucune certitude. En un sens, ne sert à rien. Et l’on est à nouveau les mains vides. (Ou faudrait-il dire qu’on traduit parce qu’on ne parle jamais vraiment que sa langue, et que cette langue, on ne cesse de la chercher ?)
Quel repos, à l’inverse, de traduire des choses moins essentielles, que l’on veut simplement faire connaître à d’autres pour l’usage tout instrumental qu’on en eut soi-même, ou pour le seul plaisir de la lecture ! Cela ne va pas sans fécondité, qui est, mettons, d’enseignement et de conversation, par quoi un commerce se poursuit. Sans le sentiment heureux, aussi, d’une sorte de maîtrise du traducteur dans sa propre langue, comme est celle d’un violoniste, pour reprendre les mots de Proust à Madame Strauss, qui réussit à « se faire son son » : alors, même s’il s’agit d’une traduction de hasard et d’un service en effet mineur, ou plutôt parce qu’il s’agit de cela, c’est encore l’allure et le rythme propres d’une langue intérieure qui se donnent à percevoir, le lecteur y serait-il peu sensible parce que les vies diffèrent, et, avec elles, la capacité à entendre — et à désirer savoir ce que vivre veut dire.
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Ce repos, je l’ai éprouvé en traduisant d’autres poèmes de Remo Fasani que les Novénaires. Aussi bien n’est-ce pas la « poésie » qui est véritablement en cause. Car il est tout à fait indifférent de traduire la plupart des textes — sans parler de cette incessante variation que fait naître dans l’esprit toute traduction réalisée (il m’est arrivé de traduire plusieurs fois la même chose, ainsi avec Fasani, précisément : je veux dire de ne pas me souvenir que j’avais déjà traduit tel poème, et de le découvrir à nouveau, en lecteur, avec l’impression intacte de quelque chose qui demandait à prendre place dans ma langue — et plus encore dans la forme imprimée que je voulais lui donner. Inutile de dire qu’au moment où le souvenir revenait — tardivement parfois —, les résultats que j’avais sous les yeux étaient très différents l’un de l’autre. Mais à chaque fois, anankè stanai : voilà un état, qui pourrait être tout autre, on le sait à chaque instant. Et cet état fait curieusement mesurer sa complétude à l’ampleur des possibilités intactes qu’il laisse deviner.) Traduire peut rendre service, comme on dit d’ordinaire ; ou que l’on vient, ce faisant, combler un oubli, ajouter ce qui manquait au répertoire d’une langue pour que celle-ci pénètre dans on ne sait quel panthéon des grandes œuvres, où nul n’habite. (Mais jamais personne, en vérité, n’avait rien oublié, la question ne se pose pas en ces termes ; toutes les significations ne sauraient apparaître en même temps, indépendamment de la teneur des existences. L’histoire et la durée les rendent incompatibles dans l’espace d’une vie et même de plusieurs générations, et nul ne saurait replier le livre sur lui-même, comme les anges de l’Apocalypse.) Si je lis la traduction d’une œuvre écrite dans une langue que je ne connais pas (et bien sûr, de ces langues, j’ignore la quasi-totalité), il me suffit d’y savourer la mienne en son usage à la fois noble et commun. La justesse ne s’établit que dans le son qu’on entend ; et celui dont on rêve possède, on le sait bien, exactement la même tonalité. Quant à savoir quel abîme sépare et unit tout ensemble la langue qu’on ignore et celle que l’on connaît, que m’importe en ce cas ? Je vois vivre pour un temps, qui suffit à ma mesure, ce qui m’était inaccessible, ce dont je n’avais même aucune idée, et qui se met à exister sous la seule forme que je puisse percevoir : mais à condition que cette forme soit, précisément, française, et comme un ajout incalculable : l’évidence, quoi qu’on fasse, que quelque chose aura existé. Une autre langue prête un nom d’occasion à une région très sombre que l’on ignorait encore. De loin en loin, c’est une autre guise d’être qui paraît, avant que les choses à comprendre et à éprouver ne retrouvent leur étiage de patience et d’oubli. En ce sens, on traduit pour rendre le présent très ancien ; pour que se fasse en lui comme un creusement, et que la respiration s’y déploie, plus profonde et plus libre que l’aujourd’hui. À moins, nulle « expérience de la traduction », et nulle fécondité de son rapport à la vie.
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Oui, une respiration, une allure, un air. C’est cela qu’il me semblait trouver chez Remo Fasani plus que chez tout autre, et que je rencontrai comme ce bien essentiel dont j’avais eu le pressentiment en traduisant le Pétrarque latin ou la prose du Calamandrei de l’Inventaire d’une maison de campagne, discrète et allusive comme un soupir (un pressentiment qui se vérifiait même, parfois, lorsque des sermons inédits d’Augustin prenaient à cette table forme française, dans le souvenir du livre XI des Confessions ou du dernier de la Cité de Dieu). Dans chaque cas, c’est bien « entre deux mondes », tra due mondi, que l’on se trouve. Situation diversement thématisée chez ces auteurs, et cependant toujours la même en son principe comme en ses effets — ce souffle étageant, libérant l’existence. Inutile de dire combien cette situation pouvait à elle seule désigner la tâche du traducteur.
Ici venaient concourir les éléments en apparence les plus disparates, comme semblent au premier regard les strates d’une vie. Il y avait eu un voyage dans le Val Bregaglia, à Soglio, à Borgonovo, à Stampa, où les traces de Rilke comptaient moins que celles de Jouve et de Giacometti, face aux « dents difformes du malheur » à quoi le poète voulait faire ressembler la chaîne du Badile, puis — il ne s’en fallait que de passer le verrou des lacs — à Sils-Maria bruissant de présences et de vent. S’ajouta la lecture d’A Sils-Maria nel mondo et d’autres recueils de Remo Fasani, dont des traductions paraîtraient par la suite. Mais il y avait surtout, issue à la fois des livres et des lieux, montagnes et vallées tout ensemble, la persistance d’une interrogation sur cette situation intermédiaire, à quoi, travaillant alors sur Pétrarque, il me semblait que l’œuvre, toute œuvre équivalait, non seulement en sa définition phénoménologique telle qu’un Husserl la proposait dans ses Ideen, mais en son essence même, si problématique et invérifiable. Les mots célèbres de Pétrarque dans ses Mémorables (velut in confinio duorum populorum constitutus ac simul ante retroque prospiciens), l’hésitation intervallaire si fréquemment répétée dans ses lettres (ancipiti in bivio sum) se conjuguaient à des rêves anciens, comme ceux que les Disticha Catonis avaient bien du mal à réduire à une sagesse pratique : Illum imitare deum, partem qui spectat utramque, « imite ce dieu qui regarde l’un et l’autre côté », souvenir et désir, passé et avenir d’un Janus devenu chrétien, tout autant que domaine de l’esprit et domaine du monde. Sous cette lumière, l’utraque fortuna de Pétrarque complétant, récrivant Sénèque, se mettait à signifier à la fois l’existence humaine en son état d’inquiétude aspirant à un peu probable équilibre, cette impossibilité pourtant réalisée d’un état non stable, d’une inconstance constituante, le creusement du présent habité par les autres temps (ainsi exemplairement chez l’auteur du Canzoniere, chez Baudelaire, chez Proust, et bien sûr chez Dante…), la magnificence du monde mais aussi son mouvement et sa disparition, et le suspens de l’œuvre « entre deux mondes », en effet, ce « l’un et l’autre », utrumque, toujours à formuler, à vivre autant que possible, ne fût-ce qu’au prix d’une œuvre elle-même toujours à reprendre, et seule dimension où cette double postulation puisse se figurer à défaut de s’étreindre ; ainsi, de Lactance à Pétrarque, à Fasani — avec en lui ce supplément d’un sourire intérieur venu d’Orient —, à Bonnefoy aussi bien, cette rêverie sur l’Y pythagoricien (« Une nouvelle lettre qui n’est pas essentielle pour l’écriture, mais essentielle pour la vie », écrivait Pétrarque), Hercules in bivio, ce carrefour où il faudra bien choisir, alors que toute langue, peut-être, et tout désir même apaisé, sait dire uniment les deux chemins. Il y avait un flottement, un vague essentiels, rendus plus nécessaires encore en un temps de quantification brutale, de précision technique ou clinique.
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Or cet air, cette allure ou cette liberté tenant pour ainsi dire « l’un et l’autre » dans la même main — et qui ont dans les mots écrits leur équivalent tout ensemble concret et symbolique, comme l’aura de Pétrarque, comme celle de Fasani à Sils-Maria, qui est suspens entre deux mondes ; ainsi encore des Novénaires : E io, sospeso fra due mondi (…), Ché una ed anche altra è sempre / la sorte stessa del poeta (…), Oh potessi io pure induarmi / e andare per l’una e per l’altra —, tout cela n’était pas sans parenté avec l’activité de traduction, qui me les faisait goûter tout autrement, et de façon plus décisive que n’eût été le seul souci du commentaire ou de l’écriture seconde.
J’aimais assurément, quand ils parlaient de traduction, les mots d’Horace, de Cicéron ou de Jérôme, d’une si grande généralité qu’elle confinait, en sa clarté, à l’énigme. Mais manquait en eux l’évidence d’une liberté, que je voyais admirablement dite par Pétrarque lorsqu’il évoquait l’idée qu’il se faisait de l’imitation — celle qu’il reprochait ailleurs à Macrobe de n’avoir pas conçue lorsque l’auteur des Saturnales reprenait à son compte la lettre de Sénèque sur le travail des abeilles comparé à celui de la lecture et de l’écriture :
Curandum imitatori ut quod scribit simile non idem sit, eamque similitudinem talem esse oportere, non qualis est imaginis ad eum cuius imago est, (…) sed qualis filii ad patrem. In quibus cum magna sepe diversitas sit membrorum, umbra quedam et quem pictores nostri aerem vocant, qui in vultu inque oculis maxime cernitur, similitudinem illam facit, que statim viso filio, patris in memoriam nos reducat, cum tamen si res ad mensuram redeat, omnia sint diversa ; sed est ibi nescio quid occultum quod hanc habeat vim. Sic et nobis providendum ut cum simile aliquid sit, multa sint dissimilia, et id ipsum simile lateat ne deprehendi possit nisi tacita mentis indagine, ut intelligi simile queat potiusquam dici,
« l’imitateur doit veiller à ce que, dans ses écrits, la ressemblance ne soit pas identité ; que cette ressemblance ne soit pas comme celle d’une image à celui dont elle est l’image (…), mais comme celle d’un fils à son père. Même s’il y a souvent une grande différence d’allure de l’un à l’autre, une sorte d’ombre et ce que nos peintres appellent un air, qui se distingue surtout dans le visage et les yeux, font une ressemblance impérieuse, qui nous rappelle le père dès que nous avons vu le fils. Et pourtant, à l’examen, tout est différent ; mais il y a je ne sais quoi de caché qui a ce caractère. De même pour nous : faisons en sorte, quand il existe une ressemblance, de maintenir toutes sortes de dissemblances, et de cacher cette ressemblance même afin qu’on ne puisse la découvrir que par une recherche silencieuse de l’esprit : et la ressemblance, alors, se donne à comprendre plus qu’elle ne se laisse dire » (Fam. XXIII, 19, 11–13, à Boccace).
Oui, la ressemblance, « l’air » étaient décisifs, et, ma foi, l’éloignement que le texte célèbre de Walter Benjamin sur la traduction manifestait à l’égard du premier concept me paraissait bien étrange. Et plus que le mot qui venait à Paul Ricœur pour évoquer ce qu’est une traduction, « une équivalence sans identité », j’appréciais l’intuition de Pétrarque d’une « ressemblance sans identité », un air en effet, d’emblée capable d’espace et de temps, de lieu en lieu, de paysage en paysage, de génération en génération. Quelque chose que l’on retrouvait à mots couverts dans le traité pourtant très strict de Leonardo Bruni, De interpretatione recta, lorsqu’il avait cette fulgurance d’associer dans la tâche du traducteur l’orationis effigies (quel merveilleux concept !) à la verborum proprietas. Mais cette « effigie », ce portrait d’une manière de dire, ne se laisse pas plus aisément décrire que l’air dont parlait Pétrarque. Impérieusement présents, en effet, mais impérieusement libres.
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Les Novénaires ont cette souveraine liberté ; et celle-ci les rend parents, avant même qu’il soit question de les tourner en une autre langue, de la traduction soumise à ressemblance et trouvant en sa soumission l’air où respirer une forme de filiation. Il serait trop long de dire ici ce que cette notion de ressemblance doit à son aînée théologique, telle qu’Augustin par exemple la décrit dans son commentaire de la Genèse. Nous y trouverions, du reste, la même évidence impérieuse et non circonscrite : par quoi j’entends cette ressemblance à un Dieu qu’il est impossible de définir, d’où suit que l’homme porte en lui-même ce signe de l’indéfinissable qu’en son ordre la variété des langues ne cesse d’affirmer : aussi indéfinissable, donc, que celui à qui il ressemble en cela même. — Mais restons sur ce plan de la liberté que j’évoquais (il n’est pas si éloigné du premier) : quelle chose étrange — mais bien connue… — que de la voir sourdre de l’extrême contrainte, celle de 99 poèmes de 9 vers de 9 syllabes, qui cependant emprunte l’allure d’une sorte de journal, où nous sommes indéfiniment au cœur, dans le nombre et hors du nombre, de même que le journal est dans le temps et cependant, dans sa temporalité même, « immobile e colore dell’eterno », comme le dit le poème « Alle date » des Dediche ; de même aussi que l’énoncé d’une forme, en sa description technique, ne saurait prévoir les figures d’absence et de présence qu’elle ne cesse de porter en elle, tels ces nuages et ces brumes où le monde, chez Fasani, se fait et se défait. Rien ici qui se resserre : la brièveté des textes fait au contraire entendre comme une mélopée de l’un à l’autre, un chant indéfini à quoi il est difficile de ne pas associer une allure de la vie, non sans implications éthiques. Et, entre l’un et l’autre, comme des aires où le regard peut se reposer ; une sorte de sfumato qui en vérité est de l’ordre de la plus grande précision, comme il l’est en peinture. Il n’y a pas, chez Remo Fasani, de nugae canorae, pour reprendre le mot d’Horace ; mais quelque chose au contraire de très adhérent au monde, où l’on respire la plénitude de la réalité — cela même dont l’oubli par le présent fait parfois verser le poème, très légitimement, dans la dimension critique de la dénonciation. Et cependant c’est la perception du monde la plus précise et la plus adhérente qui invente l’œuvre comme déhiscence, comme discrétion, afin qu’il y ait en ce monde un ordre libre et inassimilable à tout autre. Et cela crée cette perception si précieuse, ce flottement qui prend le lecteur, comme une apesanteur, un effacement de la dualité de l’intérieur et de l’extérieur, ou l’on ne sait quelle magie ressemblant à ce que l’on éprouvait, enfant, sur les montagnes d’une fête foraine, ici et ailleurs tout à la fois.
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J’employais le terme d’éthique (et le carrefour, l’Y, en furent toujours la figuration, à la croisée des chemins), car il est sûr que des choix formels, qui sont essentiellement des choix de mesure, en tous les sens du terme, emportent avec eux une substance morale décisive : comme est le choix de contempler plutôt que de saisir, d’accueillir plutôt que de crier, de s’effacer plutôt que de s’imposer, afin que la liberté soit sauve. Rien de rare ni de forcené qui risque de crever le tissu des jours. L’essentiel nous est toujours commun. Ce qui implique aussi des choix de langue. Se (…) c’è una lingua in cui si deve far poesia, questa è la lingua di tutti, non quella dei pochi ; la lingua della comunità, non quella della tribù, écrit Fasani pour s’opposer à la mode des dialectes, mais, tout autant, au repli sur soi comme à tout esprit de possession. Les Novénaires rappellent ce souci dans l’un des poèmes, le trentième. Au demeurant, l’excès dans la langue se révèlerait vite défaut dans l’ordre même qu’il poursuit, manquant au combat, au travail véritables : Quelli che, dici, hanno lottato / furiosamente con la lingua. / E io dico : Ma senza grazia. / Non è, la loro, la tremenda / lotta d’un angelo e d’un uomo. Remo Fasani s’est toujours opposé au « sperimentalismo delle ultime avanguardie, che è tale anzitutto per la violenza fatta al mezzo espressivo : in letteratura, alla lingua ; nelle arti, alle forme, ai colori, ai suoni. Ciò significa rispecchiare la violenza di cui trabocca il nostro tempo. Niente di male finché si vuole denunciarla : il peccato è più grave, quando si finisce per incrementarla. E che ciò sia accaduto, quasi ogni romanzo del nostro tempo lo dimostra. Si è entrati in un circolo vizioso, da cui si esce solo se alla violenza si antepone, o si sa anteporre, l’armonia. L’alimento di cui oggi il mondo ha più fame », c’est-à-dire, aussi bien, de poésie, si la poésie, tenant « l’un et l’autre », accomplit ainsi le sens du mot harmonie en son étymologie même, cette union, cet appariement.
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Et voilà qui est aussi leçon de traduction. C’est peut-être cela qui m’attire le plus, cette allure générale de l’existence ; bien plus en tout cas que toute espèce de considération technique sur une manière de traduire — et laquelle au juste, si elle procède de tant d’autres plans ? Si je songe, traduisant, au privilège accordé à l’octosyllabe, qui se coule si aisément dans l’oreille française, mais aussi à des vers plus longs parfois, pairs encore, ou plus courts, souvent, et se débrouillant plus ou moins bien avec la variété d’accent de l’original au sein d’une même mesure, parce que la brièveté est rythme en soi, pourvu que l’évidence de la phrase garde sa simplicité, et parce que quelque chose en effet — cela soit dit sans assurance, sans preuve — donne à la naturalité de l’allure comme un mètre sans nombre, la traduction reste sans démonstration, de même que la négociation entre traducteur et auteur est faite de plus de secrets que de certitudes. Mais tout cela importe peu : ces éléments ne comptent pas vraiment. Ainsi de ce qui demeure technique, métier ou habitude. En revanche, ce qui revêt la plus haute importance, c’est ce qui relève de l’ordre éthique, qui prend ici la forme de la responsabilité : non seulement parce que toute ressemblance suppose réponse et engagement, par quoi se signale le fait de vivre à son tour, et de vivre dans la conscience de ce qui précède comme de la fin poursuivie, mais parce qu’un lecteur est responsable de ce qu’il lit, comme un auteur de ce qu’il écrit et un traducteur de ce qu’il traduit ; et que dans cette manière d’être présent au monde et à autrui paraît la dignité ou l’indignité de ce qu’ils donnent à ce qui les entoure : l’harmonie qu’ils lui procurent, ou la désunion où ils le précipitent. Le silence de Fasani, sa discrétion, le peu de rumeur de ses textes où bruissent pourtant les régions si vastes qu’ouvre l’attention, voilà ce qu’il s’agit de traduire ; et voilà aussi pourquoi la traduction, l’« interprétation », pour reprendre le mot tout aussi juste que les Latins donnaient à la première, s’étendent à la plus large manifestation possible de cette forme de vie : traduire, c’est-à-dire aussi veiller au passage d’une œuvre, donc d’un ens imaginarium, à l’univers matériel auquel il lui faudra appartenir, et tenir ensemble l’une et l’autre de ces données ; répondre en effet, et de la langue où ne cesse de se percevoir le murmure intérieur, et de la traduction matérielle qui en sera faite : la totalité d’un livre, son papier, son format, son caractère, sa mise en page, sa facture, le monde humain qu’il convoque pour simplement exister à son tour. Je n’imagine guère la traduction sans ce devoir, sans le fait d’inventer aussi l’instrument de sa perception, dans les termes qui lui donneront sa justesse, et qui m’ont fait choisir d’éditer des livres et de les comprendre ainsi, car ainsi seulement aurai-je traduit. J’aime Proudhon, j’aime Balzac pour cette raison — oui, parce qu’ils furent aussi des imprimeurs ; ou Descartes, qui surveillait, inventait matériellement tous ses livres ; ou Pétrarque encore, évoquant la blessure que lui fit le heurt d’un gros volume de Cicéron, qu’il recopiera bientôt de sa main. Interpres, le mot latin du traducteur, est sans doute le plus juste à cet égard : car l’enjeu de la traduction, pour qui en effet traduit, et non pour le lecteur qui n’en sait finalement rien, est beaucoup plus risqué que celui du commentaire, de la critique, ou de ce qu’on appelle d’ordinaire interprétation ; et il est bon de mesurer l’ampleur de ce risque en le faisant sortir de l’abîme intérieur : en sachant imprimer, en conversant avec les conducteurs de machines, en publiant pour des amis connus ou inconnus, en mesurant la beauté des livres mais aussi la coûteuse précarité du commerce auquel ils appartiennent. L’un et l’autre. Peut-être n’y a‑t-il pas d’interpretatio sans cet engagement.
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Voilà pourquoi je ne cite pas ici ma traduction des Novenari ; non que je veuille en faire mystère, ni, en vérité, que j’en conçoive des craintes. Mais elle ne se sépare pas d’un livre à venir — je veux dire de ce peu de chose d’expérience, qui nous rappelle que nul ne peut faire l’économie des lieux et des temps. Sans cela, la traduction demeure ce qu’elle est trop souvent, je ne sais quelle occupation de lettré rebaptisé « passeur », avec bien sûr sa part de vertige qui ne va pas sans délectation, et son écho de colloques en procédures d’autorité. Non, il y a comme une convocation, fût-ce au plus humble et au plus modeste, et c’est à elle qu’on accepte ou non de répondre — libre de choisir de plus bruyants prestiges. Et puis il convient aussi de rester fidèle à un moment tout particulier que je garde bien vivant à l’esprit : celui d’une visite à Grono, il y a quelques mois, soucieux de voir celui que j’avais déjà traduit sans le connaître, et dont je m’apprêtais à publier la version française de quelques poèmes précédés des lettres que Cristina Campo lui avait écrites. Deux amis m’accompagnaient, et c’est à eux aussi que je songe ; l’un d’eux travaille lui aussi aux livres, l’autre est peintre et vient à l’instant de rentrer d’un séjour dans les lieux de Sils et de la Mesolcina, qu’il a dessinés par hommage. Je garde de cette rencontre le souvenir d’un prodigieux allégement : oui, d’une sorte de légèreté intense, d’une infinie délicatesse de parole et d’être. Je repartirais avec un texte que je n’avais jamais lu, les Novenari : et je perçus alors, dans ces pages encore muettes, tout ce qu’elles traduisaient.