Qu’est-ce là ?
Un œuf ?
Foi de frères Boot, il pue le frais
Qu’on donne cela à Gillot.
Peste Soit de l’Horoscope
Samuel BECKETT, cet inconnu célèbre, a marqué de son empreinte la seconde moitié du vingtième siècle. C’est le théâtre qui l’a révélé à un public, d’abord restreint, puis de plus en plus vaste (En Attendant Godot est la pièce la plus jouée dans le monde). Mais il faut savoir que cet auteur nous a laissé une œuvre multiforme.
Si son premier cercle est le théâtre (En Attendant Godot, Fin de Partie, La Dernière Bande, entre autres), le deuxième est le roman et la nouvelle (Murphy, Malone Meurt et l’Innommable, Suite, entre autres), le troisième est celui des essais (Dante…Vico…Joyce, Proust, Trois Dialogues sur la Peinture), le quatrième est celui du cinéma, de la télévision, de la radio (Film, Nuit et Nuages, Cascando), le cinquième, celui de la poésie (Whoroscope, Echo’s bones and other précipiteds, Poèmes suivi de Mirlitonnades).
Et c’est ce cinquième cercle qui nous intéresse ici. À l’occasion de la parution de Peste Soit de l’Horoscope, traduction de Whoroscope, par Edith Fournier paru en 2012, aux Éditions de Minuit, nous nous proposons de nous pencher sur la poésie beckettienne.
Les critiques de poésie semblent ne pas prendre en compte la poésie de Samuel BECKETT, et la critique beckettienne semble fort peu s’intéresser à l’œuvre poétique de cet auteur. Peut-être peut-on déplorer un manque de curiosité de la part des uns et des autres. La poésie, de nos jours, n’est pas la forme littéraire la plus lue. Et de surcroît, elle occupe une place moindre dans l’œuvre de Sam BECKETT. Donc, pour la connaître, et l’apprécier, il faut aller la chercher dans les profondeurs du monde beckettien.
Les trois recueils traduits en français correspondent à trois périodes bien distinctes de la vie et des préoccupations de l’auteur.
En 1930, Samuel BECKETT est étudiant à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris. Répondant à un avis de concours lancé par Richard ALDINGTON et Nancy CUNARD qui dirigent les éditions anglaises Hours Press, il écrit, le 15 juin, dans l’urgence, un poème de quatre-vingt-dix-huit vers sur le thème du temps. Dans la nuit il dépose son poème dans la boîte aux lettres de Nancy CUNARD, juste avant minuit. Il remporte le prix.
BECKETT a passé plusieurs mois à étudier l’œuvre et la vie de DESCARTES. Relisant les notes abondantes qu’il avait amassées sur le philosophe, il a résolu d’en tirer un long poème sur le temps.
Pour le jeune homme (BECKETT a 24 ans), cet exercice fut l’occasion de se servir de sa très grande culture, tout en la tournant en dérision – principe annonciateur de son œuvre future.
DESCARTES avait en horreur les horoscopes. Il a toujours tenu sa date de naissance secrète pour échapper aux prédictions des astrologues. En ajoutant un w au mot horoscope, Sam BECKETT associe le mot whore qui signifie prostituée en anglais.
La traduction du titre du recueil par Edith FOURNIER, Peste soit de l’horoscope, est juste, du point de vue du sens, mais elle n’est pas tout à fait satisfaisante car elle gomme le jeu de mot du titre anglais.
Si les canulars et les calembours qui émaillent le texte, comme le souligne Edith FOURNIER dans son introduction, rendent ce long poème quelque peu « estudiantin », il est bon de préciser que ces jeux de mots sont une véritable construction linguistique, puisqu’ils se fondent sur le passage d’une langue à une autre (ici du latin à l’anglais) et que l’auteur a usé de ce procédé tout au long de son œuvre.
Habitué à lire (et à traduire) de la poésie, notamment Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, et les Surréalistes, BECKETT nous livre ici un texte crypté, où se côtoient l’érudition, la malice et l’ésotérisme. Même si pour comprendre Whoroscope, il faudrait être un spécialiste de DESCARTES, et que ni les notes de BECKETT, ni celles de Edith FOURNIER ne lèvent complétement le voile sur le sens du texte, ce poème reste pertinent, ne serait-ce que grâce à ces zones d’ombres.
Comme la plupart des textes beckettiens, Whoroscope est une invitation à entrer dans le dédale infini de la connaissance, ce puits sans fond qui est consubstantiel à l’identité humaine. Pour celui qui veut bien s’y plonger, ce texte révèle les trésors des siècles passés. Il convoque en son écriture, outre la connaissance de l’œuvre cartésienne, des références aux cultures grecques et latines.
Aujourd’hui, il peut sembler étrange que Samuel BECKETT ait eu recours à tant de références culturelles, lui qui est connu pour sa sobriété et son goût du minimalisme. Mais il faut, à notre avis, considérer ce foisonnement comme le point de départ de l’oeuvre beckettienne. On peut aussi y déceler l’influence de JOYCE, pour qui il était indispensable « d’aller au fond des choses ».
C’est parce que son premier poème a cette dimension presque baroque que Sam BECKETT a pu entreprendre ce formidable « travail de sape » qui l’a entrainé à utiliser de moins en moins de mots pour exprimer une réflexion de plus en plus dense. Le lecteur du 21°siècle est quelque peu désarçonné par la mise au jour de l’image d’un Samuel BECKETT qui ne correspond pas à celle que l’on a pris l’habitude de considérer comme définitive, forgée par l’histoire littéraire.
Le Samuel BECKETT de Whoroscope n’est pas un poète de circonstance, quelque peu exubérant, mais un jeune intellectuel qui a été « au fond des choses » et qui va devenir cet immense écrivain en marche vers le silence.
asile sous mes pas tout au long de cette journée
leurs bacchanales assourdies tandis que la chair se délite
lâchant des vents sans peur ni privilège
courant la boulimine de sens et du non-sens
pris par les asticots pour ce qu’ils sont
Les Os d’Écho
En 1934, George REAWEY demande à Samuel BECKETT s’il ne lui donnerait pas quelques poèmes pour la collection de poésie qu’il vient de créer dans sa nouvelle maison d’édition, Olympia Press. C’est ainsi que Echo’s bones and Other Precipitates traduit sous le titre Les Os d’Écho et Autres Précipités, est publié en 1935. Il rassemble des poèmes écrits entre 1926 et 1932. Certains ont été publiés séparément dans diverses revues.
Sam BECKETT hésite longuement sur le choix des textes qui constitueront ce recueil. Il en écarte certains – dont Écho’s Bones – qu’il ne juge pas assez bons. Puis il en retravaille d’autres, encore et encore. Certains auront leur place dans Écho’s bones, d’autres resteront inédits.
Le livre devait s’appeler poems, mais BECKETT change d’avis. Il préfère Echo’s bones and Other Precipitates, par « souci de modestie » (selon James KNOWLSON, son biographe). Édith FOURNIER, sa traductrice, qui a préfacé l’ouvrage en français, insiste sur le sens allégorique du titre : Écho, nymphe des sources et des bois, poursuit Narcisse de ses assiduités. Repoussée par l’objet de son amour, Écho se cache dans les bois. Hantée par le tourment, elle maigrit, sa peau se plisse et son corps s’évanouit dans les airs. De cette belle créature, il ne subsiste que les os et la voix ; et sur la signification « chimique » du sous-titre : Sous l’effet d’un réactif, une substance est séparée de son solvant et tombe au fond de l’éprouvette. Par la précipitation, le chimiste isole la substance pure du liquide. Cette sédimentation n’est pas un déchet, mais, au contraire la matière première du liquide. Le poète serait le chimiste, qui, faisant remonter la matière, révèlerait le sens véritable du poème.
Le titre, comme le sous-titre, désigne la trace de ce qui a été.
Les poèmes qui composent ce recueil sont très autobiographiques. Le deuil, la séparation, et la solitude sont au cœur de l’écriture beckettienne. Ces thèmes recouvrent des réalités douloureuses de la vie de l’auteur : mort de sa cousine préférée, disparition brutale de son père, turbulences avec sa mère.
Ainsi, Le Vautour, poème qui ouvre le recueil, fait-il allusion à la mort du père de l’auteur. Euneg I retrace les errances du poète dans Dublin après la mort de sa cousine, et son retour dans la capitale irlandaise.
Entre 1930 et 1935, il ne parvient pas à se fixer. Obligé de quitter Paris pour enseigner à Trinity College, il démissionne en 1931, dégouté de l’enseignement. Il fait de fréquents allers et retours entre Dublin et Paris. En 1933/34, il habite Londres où il entreprend une psychanalyse, séjourne en Allemagne.
À ce nomadisme géographique, correspond, pour Samuel BECKETT, un nomadisme intellectuel.
Le poète Beckett raconte son histoire en langues étrangères. Il traduit sa vie en langage poétique, utilisant tant et tant de filtres que la substance biographique, qui est à la source du poème, a perdu toute réalité.
En tous ces lieux, il se sent seul et inutile. Alors pour combler ce vide intérieur, il lit énormément. Tout : littérature, histoire, histoire de l’art, philosophie, et dans plusieurs langues : anglais, français, italien, latin (qu’il maîtrise parfaitement), allemand, espagnol (langues qu’il est en train d’apprendre), visite les musées, écoute de la musique. Il prend des notes minutieuses.
Certains titres de poèmes sont issus de divers idiomes :
Eneugs est tiré de la langue d’Oc, et signifie « ennui, tristesse, désespoir ». Eneugs désigne aussi du XII° au XIV° Siècle, les poèmes des troubadours. Ces poèmes énumératifs sont de longues listes de sujets de consternation.
Alba vient du latin et veut dire « aube » et, sous sa forme adjectivale, veut dire blanc. Les heures blanches de l’aube sont le moment où se séparent les amants.
Serena est en occitan, le contraire de Alba. La serena, le soir, exprime la lassitude du jour, l’appel de la nuit.
Dortmunder est une marque de bière allemande fabriquée à Dormund.
Les Os d’Echo et Autres Précipités sont un concentré de ce vécu et de toutes ses expériences intellectuelles et sensorielles. Chacune des « strates du vivant » est explorée, disséquée, et agencée en un poème, « ce tissu linguistique » qui a son existence singulière. Les mots, propres et lisses, sont gorgés de la substance du vivant. Aux antipodes du lyrisme, et profondément ancrée dans la matière, la poésie de Samuel BECKETT fait de l’être humain le prisme des forces universelles.
entre la scène et moi
la vitre
vide sauf elle
Mirlitonnades, La Mouche
Le titre, Mirlitonnades, signifie vers de mirliton ; c’est-à-dire vers de peu d’importance que l’on trouve sur les papiers entourant les mirlitons.
Poèmes suivi de Mirlitonnades réunit deux séries de courts poèmes. Une série de quinze poèmes écrits en français en 1937 et 1939, dont onze ont paru dans les premiers numéros des Temps Modernes (Cet épisode est relaté dans La Dernière Bande), les quatre autres, écrits en 1977 et 1978, ont parus dans la revue des Éditions de Minuit. Ce sont les derniers poèmes écrits en français (peut-être y en a‑t-il d’autres, écrits en anglais, à la fin de sa vie) par Sam BECKETT.
Dans ce recueil, on assiste à une raréfaction de l’image. Le poète BECKETT, qui nous avait habitué à des « instantanés », à peine voilés, de ses pérégrinations à travers l’œuvre de ses philosophes préférés, puis dans les paysages irlandais de son enfance, et ses promenades dans l’univers de la peinture allemande, nous offre ici, des embryons d’images, des mots qui ne parviennent pas à imprimer – et à exprimer – des séquences de textes immédiatement identifiables. Marqué par des deuils successifs et confronté aux affres de la vieillesse, Sam BECKETT évoque dans ces « vers de rien », ces « rimailleries » la fuite du temps, la décrépitude des corps. Plus pessimiste que ses autres écrits, Mirlitonnades offre au lecteur la fulgurante beauté de l’instant.
Images trouées. Mots à bout de souffle. Presque silence…
La poésie de Samuel BECKETT suit une lente et longue trajectoire vers le silence. À ses débuts, elle permet au jeune auteur de faire montre de sa capacité à embrasser la philosophie et à la restituer par la langue. Chaque mot devient un monde, et les mots s’agrégeant les uns aux autres, tissent un univers où l’intellect est roi.
Dans les années 1935, les expériences esthétiques, et les émotions qui en résultent, pénètrent la sphère philosophique où BECKETT s’était réfugié. C’est comme si la peinture que l’auteur affectionne tant, redonnait les couleurs de la vie aux mots du poème. L’écriture n’est plus un rempart contre la vie, mais une assimilation, voire une appropriation de celle-ci par le symbolique.
Puis vient l’ombre du silence. C’est lorsque l’homme est confronté à la disparition des êtres chers, et que ses forces déclinent, que Sam BECKETT affine son écriture en réduisant le langage aux quelques mots qui lui sont chers.
Assez. Soudain assez. Nul mouvement et soudain tout loin. Tout moindre. (Cap au Pire, Édition de Minuit, 1991)