La somme du dedans et du dehors égale zéro : Tristan Félix donne le branle au rêve
Tristan Félix, une voix obsédante, venue du fond de l’âge, une voix ravageuse et musclée, musicale, embarque le monde dans un dé à coudre. Au tout début, rien, l’univers tient dans un dé à coudre. Et Tristan Felix se tient là, au bord, à la périphérie de rien, au centre décalé de la poétique.
Poète et pas seulement. C’est à dire tout. Tout est poète et Tristan Felix décline à sa manière la façon d’être tout. Son ouvrage, Aphonismes, paru chez l’éditeur (artisanal) Venus d’ailleurs, nous indique, à la fin de la fin, sur cette quatrième de couverture qui est proprement une bouteille d’encre jetée à la mer, que l’aphorisme, velu comme un turc, pérore à la tribune / l’aphonisme branle du chef au bras d’un faune eunuque il chante.
Sa façon d’être tout. Foin des péroraisons, de la rhétorique, de cet art des dominants qu’est l’aphorisme qui se prétend porteur de vérités profondes. Il n’y a pas de vérités profondes, telle est la réponse. Tristan Felix, poète, clown déjanté, photographe, conteuse en langues obscures et imaginaires (combien de langues ne sont pas nées qui auraient dû naître, belles et porteuses d’un seul mot décliné à l’infini : paix), poète et donc tout, ne pérore pas.
Sa façon d’être tout. Elle branle du chef pour aider un son à sortir. L’exercice est difficile, la voix sort, éraillée, une voix de tête. L’eunuque, dont elle rappelle l’image, est cet être parfait dans un monde imparfait. Elle le chante, et agace, et porte le faux au sublime pour approcher le vrai.
Tristan Felix, Aphonismes, éditions Venus d’Ailleurs, 2017, 96 p., 10 €
Quatre-vingt-seize aphonismes ponctués d’autant de dessins, à moins qu’il ne s’agisse de dessins appuyés d’aphonismes. Le premier d’entre eux, J’habite derrière chez moi, est un paon gracieux. Ce texte pose l’ensemble : derrière l’égo doit se cacher une vérité. Mais quelle est-elle ? L’homme guerroie / la queue emplit de Dieu / il ensemence la mort / auréolé de glaire. L’important, ici, n’est pas de constater que l’homme ensemence la mort, ça, on le sait ; non, l’important, c’est la « glaire » en place de gloire. Il y a du Cioran dans Felix.
Aphonismes ne cache pas non plus son goût pour la répétition en guise de rafale mortelle avant l’heure. Le J’habite derrière chez moi est répété plus loin, comme pour redire, plus loin redire que, décidemment, notre habitat est étrange à l’étranger de nous-même que nous sommes : J’ai fait trente-six fois le tour de ma maison / sans en retrouver l’huis // derrière, mon lit porte en creux le trace / de ce que je fus. Seule la trace subsiste ; mais elle ne dit rien d’une vérité de l’être qu’on soupçonne gîter dans le corps, le cœur et l’âme. Elle se contente, comme toute trace, d’être belle à celui qui regarde, une œuvre d’art. Une vérité jamais connue, qui ne le sera jamais, jamais. Mais évoquée, oui, dans la glaire porteuse de vie (de rêve plutôt). Tristan refuse de la chercher. S’il y a une vérité, elle est dans le manque de vérité.
Pour illustrer cette démarche, Tristan Felix se pare des habits de clown. Qu’une femme se déguise en clown, non, qu’un clown porte une femme, l’enfante dans la justesse de son art (au sens de l’art du Juste), sa glaire, pour lui dire, à elle : Compte les bêtes : il n’en restera jamais assez pour les tuer toutes // mais compte sur toi, tu es de trop, voilà la clef d’Aphonismes.
Pour être plus précis encore, lisons : La pensée du monde rend aphone // tant mieux : plus personne n’entend le monde. Personne ne peut entendre un monde impossible à penser.
Cet ouvrage ouvragé de dessins dessine une ligne de fuite surréaliste réduite à néant. Poursuivi par le doute / Il s’enfuit à l’intérieur du cercle // ou la somme du dehors et du dedans // égal zéro. Pointé.
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