Tristan Felix, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles

« Que sait-on du mystère animal à travers la terre ? »

Il est facile de parler pour parler. Mais laisser se balbutier la vie, dans sa naïveté et selon ses méandres, laisser dire le moins disert, c’est à la fois délicat, passionnant, singulier et … d’une urgence absolue quand on y pense. Comment faire en sorte qu’un chien, la foudre, un chêne, sept canetons, une abeille, puissent prendre la parole ?

Comme on prendrait la Bastille, ou la mer ? Eh bien, il se trouve que cette parole, d’avoir été prise dans et par le végétal ou l’animal, n’en ressort pas indemne. Et c’est tant mieux. Il est vrai que ce livre n’est pas d’un abord facile, mais une fois qu’on en a apprivoisé l’écriture, on en redemande. Comment,  après avoir lu ce livre, après avoir bégayé, voyagé immobile à la vitesse de la lumière, dans un autre univers, pourrait-on sans honte revenir au bavardage, à « l’inférieur clapotis quelconque » qui bruite si uniment, si platement nos vies d’individus parlants ? Quelque chose nous happe, pourvu qu’on se laisse faire, dès le début de la lecture de cet ouvrage, sans qu’on sache bien quoi. Ce n’est pas seulement un style, c’est une façon d’être, étonnante, attentive, singulière, nécessaire. Une attention au petit, une parole pour ce qui n’en a pas. Nous passons en d’autres dimensions que celles fréquentées à hauteur d’homme.

Ainsi, dans la nouvelle « Transport d’ange » :

Une abeille.

Oui, une abeille toute menue, fraîchement issue de sa ruche et sans doute d’un trop court sommeil d’hiver. 

Alain Nouvel, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles, de Tristan Felix éditions Æthalidès, avril 2022, 122 pages, 17 €.

Or, nous voici, ici, parmi des hommes et des femmes ordinaires, mais pour qui la vie de ces insectes importe : « Il découpe dans un vieux carton de salades enfoui sous son fatras arrière la surface d’une langue de bœuf. Puis il s’en sert comme d’un tapis volant sur lequel il essaie de faire atterrir l’abeille. » (…) « Une feuille de hêtre au bout d’une main tendue glisse sous le corps de l’insecte pour le haler jusqu’à la rive. »

D’une abeille à l’autre d’une rive à l’autre, deux abeilles dans une mémoire. Deux sauvetages de vivants éphémères. Sollicitudes.

C’est que les personnages de ces nouvelles ne sont pas seulement humains, ou plutôt, leur humanité dépasse l’homme. « Au bord du laminoir écarlate, que sait-on de la stupeur animale ? » (…) Ainsi, la nouvelle intitulée « Le gland » raconte-t-elle comment un chien foudroyé donne naissance à un chêne et comment l’un et l’autre cohabitent dans un même espace durant la vie de l’un, la mort de l’autre, la mort des deux.

« Il y a des figures sur la terre qu’il faut rencontrer à la fin de l’été, au bout du jour quand la lumière de la mer a enfin largué ses cinq paquets de vérité : l’éternité, la liberté, la solitude, Dieu et les épaves. » Peut-être cette injonction résume-t-elle à elle seule l’un des desseins profonds de ce recueil ?

Peu à peu, au fur et à mesure de la lecture des nouvelles, nous pénétrons l’infiniment petit, l’infiniment énigmatique, les arcanes silencieux et pourtant familiers de la vie et nous voici, avec les dernières nouvelles : « FIN DE LA TERRE » sur les rivages de Bretagne et de Normandie, non loin de l’océan et de sa sensorialité. Infiniment petit et infiniment grand, indissociables.

Mais ce qui fait la grande originalité de ce texte c’est la façon dont nos représentations y sont décentrées : des temporalités sans rapport avec les durées humaines, des espaces oniriques, étranges, énigmatiques, selon des mesures autres. Un bouc prend la parole pour se plaindre d’une étrange malédiction. La narratrice lui répond, par devers elle, et se parlant à elle-même : « Tu aurais pu être une chèvre, une de ces anciennes qui empêchent de tomber au bas de la falaise mais, derrière les ajoncs, une autre pente t’attire qui se détache du territoire. »

Et on se laisse déstabiliser avec bonheur. Plus de séparations entre les diverses formes de vie et de pensée. Forcément solitaires, mais solidaires.

Présentation de l’auteur

Tristan Felix

Tristan Felix est née au Sénégal et demeure à Saint-Denis. Poète polyphrène et polymorphe, elle décline la poésie sur tous les fronts. Elle publie en vers comme en prose, chronique et, pendant douze ans, a codirigé avec Philippe Blondeau La Passe, une revue des langues poétiques. Elle est aussi dessinatrice, photographe, marionnettiste (Le Petit Théâtre des Pendus), conteuse en langues imaginaires et clown trash (Gove de Crustace). Elle donne des spectacles dans des théâtres, des galeries-musées, des médiathèques, salons, instituts culturels ou scolaires, festivals. Elle expose ses dessins et photographies. Elle organise des lectures-prouesses sur scène ou à la radio, des Troquets Sauvages, des ateliers de calligraphie et des conférences animées sur la manipulation, à Paris comme en province. Elle enseigne parallèlement les lettres, à sa façon, au pied de la Goutte d’Or, à Paris.

En 2008, elle fonde avec le musicien compositeur Laurent Noël L’Usine à Muses, pour la promotion des arts vifs et de la poésie, et fabrique des courts-métrages avec son complice nicAmy, cameraman. Elle cultive l’échange, l’étrange, le brut et le ciselé. Ses créatures venues d’ailleurs tentent de guérir qui s’y frotte. Son univers onirique est inquiétant et jubilatoire, entre théâtre de rue intérieure, cabinet de curiosités et cirque poétique.

© photo Isabelle Poinloup

 

Recueils

Heurs, Dumerchez, 2002.
Franchises, avec Philippe Blondeau, L’Arbre, 2005.
À l’Ombre des Animaux (poèmes et photographies), L’Arbre, 2006.
Coup Double, (poèmes et photographies), avec Ph. Blondeau, Corps Puce,  2009.
Ovaine (contelets et dessins), Hermaphrodite, 2009.
Gravure, V.Rougier éd. 2011 (pour Pile de Proverbes de C. Kaïteris)
Journal d’Ovaine, L’Atelier de l’Agneau, 2011.
Triptyque des Abysses (dessins) ; Quatuor à fils (dessins/poèmes), L’Atelier de l’Agneau, 2011.
Volée de Plumes (dessins à 2 plumes avec Gabrielle B. Peslier), L’Atelier de l’Agneau, 2013.
Trois ouvrages collectifs chez Corps Puce.
Aphonismes et Avis de Recherche, Flammarion, 2013, 2015 (collectifs).
Les Farces du Squelette (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2014.L’Ivre de Bords (textes de M. Mourier, dessins de T. Felix), Caractères, 2014.
Sorts, poèmes, Henry, 2014.
Bruts de Volière (textes et dessins, avec M. Mourier), L’Improviste, 2015.
Zinzin de Zen (textes et photographies), Corps Puce, 2016.
Pensée en herbe du XXIe siècle (aphorismes de collégiens), Corps Puce, 2016.
Observatoire des extrémités du vivant (textes et photographies), Tinbad, 2017.
Alphabête, (dessins, poèmes et collages, avec Laure Missir), Les deux Corps, 2017.
Aphonismes (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2017.
Tarots Tarés (mini livre-boite d’artiste, 18 tarots dessinés et écrits), Venus d’Ailleurs, 2018.
Ovaine, La Saga (contelets) Tinbad, 2019.
Laissés pour contes (chronique d’un quartier populaire), Tarmac, 2020.
Faut une Faille (fabrique de création), Z4 éd, 2020.
Tangor (poèmes et dessins), PhB éd, 2020.
Rêve ou crève (poèmes et photographies) Tinbad, 2022.
Les Hauts du Bouc (nouvelles), Aéthalidès, 2022.
La Forêt, une Pensée Brûlante (dessins et aphorismes d’élèves de 12 ans), PhB éd., 2022.
Testicul (parodies et dessins), Tinbad, 2023.
Grimoire des Foudres (poésie, dessins), PhB éd. 2023

Revues

La Passe, Diasporiques, Diérèse, Dissonances, Sarrazine, Traction-Brabant, Comme en Poésie, Poésie Première, Contre-allée, Décharge, Le Grognard, Empreintes, L’Igloo, L’Intranquille, Ecrits du Nord, Arcane 18, L’Ampoule, Cahiers Tinbad, Journal de mes Paysages, La Moitié du Fourbi, le FPM, TK-21, Chroniques du çà et là, Apulée, Diasporiques, LPB, EaN…

CD 

- Je, îl(e) déserte, prod. L’Usine à Muses, 2011 : 16, rue des Ursulines, 93200 Saint-Denis. Itv oniriques de six poètes (Jude Stéfan, Maurice Mourier, Samy Abdelazim, Dismas Clapier, Philippe Blondeau, Ivar Ch’Vavar). Musique originale de Laurent Noël.

- La Mort se fait la belle, avec Arsène Tryphon, des et aux éd. Venus d’ailleurs, 2021.