Trois lectures de Voltige ! d’Isabelle Lévesque
Trois lectures croisées de Voltiges! d'Isabelle Lévesque, trois regards d'Hervé Martin, de Marie-Hélène Prouteau et de Lucien Wasselin ouvrent de multiples pistes de lecture...
Lecture d'Hervé Martin
Auteure d’une quinzaine de livres, Isabelle Lévesque est poète. Elle écrit des textes sur la poésie contemporaine et collabore à de nombreuses revues littéraires. Elle aime à ses heures photographier les fleurs, notamment le coquelicot qu’elle affectionne particulièrement.
Voltige ! est accompagné de peintures de Colette Deblé et d’une postface de Françoise Ascal. Son titre aérien me fait songer à des mouvements d’acrobaties ou à ceux de feuilles qui tombent dans le travers du ciel à la fin de l’été. Ils sont peut-être ici sentiments équivoques éprouvés par Isabelle Lévesque, oscillants entre joie et nostalgie. Des « virevoltes » d’émotions emmêlées à cette « mélancolie des jours infinis ». Ils se confondent aux paysages. La poète les traduit dans ces poèmes qu’elle nous offre.
Les fleurs, les blés, le ciel… enluminent les poèmes quand en filigrane transparaît « autre chose ». Dans les couleurs rouges du coquelicot, bleue de la fleur presque éponyme ou blond des céréales, les poèmes rivalisent avec la nature. Ils partagent un trouble né d’une émotion sans cesse renouvelée en son sein.
Pour toi le végétal attrait d’un monde inconnu
Tel un fil d’Ariane, le coquelicot, cher à l’auteur est récurrent dans les poèmes. Il est un symbole de force et de fragilité, de fugacité et de permanence, d’amour et du sang qui brûle dans les veines.
(ta ramification), / proie le cœur / coquelicot
Un dialogue naît de cette pérégrination à travers la nature. Le « tu », le « nous » sont employés sans que le lecteur ne parvienne à en déceler les sujets. À qui s’adresse ce « Viendras-tu ? ». À un être proche ? Au poème ? À l’émotion ?
Mêle /ton nom mon ombre et lèvres/ aux pétales du ciel. / Voltige !
Le livre est le fruit d’une quête de plaisirs sensoriels éprouvés au cœur de la nature. La poète crée un lien avec elle. Elle le tisse dans l’exhalaison de senteurs, l'inouï des paysages et des couleurs.
Mais de poème en poème le lecteur perçoit la présence d’un « autre ». Et la quête se métamorphose en celle d’un temps ou d’un être perdu.
J’ai bu, longtemps cherché ta ressemblance et, / présage de coquelicot, ma robe nue tournait / le 10 juillet.
L’incarnation que supposent certains vers : « tes cris », « je revois tes yeux », « tu prends ma main », « les heures sans toi. »…nous fait penser à l’absence d’un être cher.
Tout ce que j’observe, devenu légende, abonde. Le poème détache chaque croix, signe, hirsute et sauvage (il sera). Tu. Chaque fois, tu.
Et plus loin
La syntaxe brasse les pronoms ressassés, la phrase les berces, les inverse…
L’émotion née de la nature se mêle aux sentiments intimes. Leurs ferveurs chatoient dans les couleurs et ils sont chamboulés comme un pétale ou une feuille dans le vent. Voltige ! pourrait être une allégorie d’un être face à l’imprévisible de la vie et à la confusion des émotions.
Toi nuage couronne,
Je suis la plume trempée. Nous achevons le cours du fleuve
et les ossements deviennent poussière du chemin,
ombre bordée de fleurs sauvages
…
Isabelle Lévesque circonscrit ici un territoire commun qu’elle partage avec cet hypothétique « autre », innommé et pourtant si présent.
La poussière changeante / livre et délivre l’identique frayeur / de se perdre.
Le « tu » dans son emploi est indéterminé entre le « soi » et cet « autre » auquel le livre silencieusement renvoi. Un « tu » indéterminable et cher, au cœur d’un sentiment passionné qui réunirait - à jamais et à nouveau - deux êtres.
Nous
en cette suspension,
la grâce affine le doute.
Nous
liés à chaque étape, reconnus.
…
Les mots manquent dans la suffocation du chagrin. Et l’écriture, parfois discontinue dans certains vers, est privée de petits mots charnières qui font lien. Mots seuls se succédant pour illustrer le souffle coupé court devant une inadmissible réalité que seul peut-être le coquelicot cautérise.
Le coquelicot recoud au ciel
les brides de mots : corne féconde,
poids d’écorce égratignée
pour que l’ambre un jour signifie.
…
La poésie est un recours. La beauté inouïe de la nature, semblable, s’y accorde. Toutes deux, unies, suturent les blessures de la vie. Je ne peux pas occulter la lectrice passionnée par Thierry Metz, pour voir ici le bras tendu des mots vers un ailleurs inaccessible. À l’instar du poète maçon, Isabelle Lévesque tente de retrouver cet « autre » par la force du refus, celles des mots et de la poésie.
Vivre écrire – sans tourment,
pure perte
pétales nus loin des blés.
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Avec ce titre surprenant Voltige !, le nouveau recueil d’Isabelle Lévesque - accompagné d'une belle postface de Françoise Ascal - se place sous le double signe de l’injonction aérienne et de l’impératif. Que dire de cet impératif qui résonne à de multiples reprises dans ces vers : « Aime le vent », « Consens le printemps crie », « Ne te retourne pas, jamais, retiens tes mains, la feuille écartée te montre », « Malmène mes yeux froids », « Naisse encore le jour : reviens » ? Souvent placé à l’entame d’une strophe, vœu pressant, apostrophe, ordre, sommation, il évoque la tonicité d’une voix singulière. Celle d’une femme qui dit l’amour en poésie. Un peu comme Marie de France, cette autre femme poète, chantre de la fin’amor courtoise dont l’ombre se glisse dans le recueil avec l’évocation du Lai du chèvrefeuille.
Dire le désir féminin à l’impératif, dans sa nudité incarnée, voilà qui renouvelle le thème du chant d’amour, l’adverbe « passionnément » répété dans ces vers y pointant exaltation, « fièvre » du mouvement. La poète entre ainsi en parfaite connivence avec les lavis de l’artiste Colette Deblé. Des corps féminins libres, légers, victorieux, qui donnent l’impression d’entrer dans une danse.
Envol et chorégraphie de corps à l’unisson, le principe cinétique emporte irrésistiblement les vers d’Isabelle Lévesque marqués par l’alacrité joyeuse :
La boucle des rêves s’achève,
manège, haltes brèves contre ton corps.
Danse le coquelicot !
La danse à deux, « la danse fauve », avec sa charge sensuelle, suscite le foyer de la jubilation. Tout est dans la suggestion plus que dans la nomination : « Pas un mot. Amour déjà. Pas un mot ». Nombreuses sont les images qui viennent suggérer ce qu’elle nomme « l’idylle » : « l’arche », « le cercle clos », « l’anneau des fleurs », « la boucle des rêves », « l’arc des mots ». Joie évoquée de façon oblique, qui marie des domaines de réalité différentes, concret, abstrait. Dans ces associations nouvelles, Isabelle Lévesque rend palpables les accents du cœur :
Tu étends le cercle au seul assaut.
Des dates font retour dans les vers, dévoilant subrepticement des moments d’intense harmonie, une sorte d’art de la joie. Mais, aussitôt évoquée, celle-ci est brusquement minée par une tension, la conscience de la fragilité des choses :
Plus fragile, rien plus fragile
que carillon des peurs.
Ou traversée par l’interrogation répétée, l’incertitude, le doute, la menace qui contredisent l’allant de l’impératif, comme si le bonheur était chose ténue, intermittente, irrémédiablement tournée vers sa fin :
Tout tremble. As-tu si peur ?
Le mot « trop » qui revient à plusieurs reprises évoque un risque, celui d’un trop-plein, d’une inflation qui vont à l’encontre de l’esprit même de la danse, celui de légèreté. « Trop titube ». Une dissonance, un trouble perceptibles chez la poète et qui disent l’empathie avec les silhouettes de Thétis et de l’Allégorie sur la paix d’Amiens que Colette Deblé dessine dans leur envol mais le bras étrangement fragmenté.
La présence des fleurs fait partie de l’imagerie personnelle d’Isabelle Lévesque. Les fleurs sauvages et aussi la nature tout entière, arbres, herbes, fruits, à laquelle l’unit une relation immédiate, essentielle. Les fleurs qui ont vocation à passer trouvent une équivalence lumineuse dans les mouvements de la danse qui vise l’éphémère, la dissipation, la transformation des gestes. L’idylle se fait « ronde », indissociable du déroulé changeant des saisons. Tels ces vers :
Carrefour
pétales esseulés foisonnent
et corps,
ton corps nu, multiple
Ou encore cette image du coquelicot-brasier mêlant couleur et ardeur :
Or vint à manquer l’été […] il fallut
inventer la source les baisers
– coquelicot, le brasier.
L’or est présent, à plusieurs reprises, dans ces vers, couleur et lumière se faisant incarnation d’une ardeur, d’une jouissance.
L’hommage est manifeste à ces fleurs qui ne sont pas là pour faire ornement mais disent « une fièvre florale » qui va jusqu’à susciter la métamorphose : « Je suis/coquelicot ». On touche là à l’essence même de la danse. Dans cette vision, les attributs entre les choses, les éléments et les êtres s’échangent et modifient ainsi notre perception ordinaire, la poète faisant naître cette magnifique image des « pétales du ciel ».
De toutes les fleurs, le coquelicot est blason d’amour « C’est coquelicot la vie » et plus loin « C’est coquelicot mon cœur ». Dans ce « coquelicot » quasi adjectivé, l’émotion des choses se communique à celle qui en est le témoin.
En lisant ces vers aériens, comment ne pas penser à ce qu’écrit Paul Valéry, ce poète qui a écrit sur la danse de si belles pages : « Dire des vers c’est entrer dans une danse verbale » ?
Lecture de Lucien Wasselin
Isabelle Lévesque donne à lire avec "Voltige !" un recueil placé sous le signe d'Apollinaire dont trois vers, tirés de Sanglots, sont placés en épigraphe. Mais ce qui frappe d'emblée, c'est ce dialogue entre un JE (qui écrit ces poèmes) et un TU qui n'est jamais identifié mais qui semblerait être le double ou l'ombre d'Isabelle Lévesque… À moins que ce ne soit un autre à qui elle s'adresserait ?
Je ne peux m'empêcher de dresser un parallèle entre les fleurs qui émaillent ses poèmes et les grains de pollen de Novalis. Grains de pollen qui constituent un élément de fertilisation des plantes. Voilà qui ouvrirait des perspectives inouï_es ; Françoise Ascal, dans sa postface, note : "C'est à travers la fragilité du monde végétal et le cycle des morts et renaissances qu'Isabelle Lévesque explore les questions essentielles de notre vie" (p 84). Il faut encore souligner la présence des coquelicots dans ces pièces de vers à maintes reprises. On pense alors à ces photographies de fleurs humbles, des fleurs des champs, qu'elle prend : "… C'est / coquelicot la vie - toujours" (p 22). Cela ne va pas sans une certaine obscurité, sans un certain mystère (celui de la vie ?) que renforce une écriture elliptique, qui n'arrête pas de se reprendre, d'explorer le monde. Finalement, Isabelle Lévesque dit haut et fort son amour de la nature : "Le ciel renaît : juillet fragile, l'or entre nos lèvres" (p 29). Tout y passe : le vent, les fleurs, le pré, les insectes…
Ce recueil est illustré de reproductions de peintures de Colette Deblé : celle de la page 33, dédiée à la plasticienne finlandaise Elina Brotherus, semble répondre parfaitement aux vers suivants d'Isabelle Lévesque que l'on peut lire à page précédente : "L'âme ne se méprend pas, creusant la terre, / elle imagine une autre vie. Lustre pâle, / fantôme, ligne secourue, forme ronde, mains." Le dripping qui macule l'œuvre (mais aussi toutes les peintures) rappelle les grains de pollen chers à Novalis. Cette façon qu'a Colette Deblé de revisiter la peinture mondiale correspond bien à la démarche (originale, faut-il le préciser?) d'Isabelle Lévesque d'écrire ses vers… Mais Isabelle Lévesque révèle aussi, tout en laissant planer une part de mystère, ce qui relève de son intimité : que s'est-il passé ce 10 juillet dont elle parle ? Certes le lecteur, peut émettre des hypothèses, au risque de se tromper, mais demeure toujours le non-dit et c'est ce qui fait le charme de Voltige !
Qui rappelle que l'amour n'est pas une simple partie de plaisir !