Trois poètes et leurs territoires : 3 — Serge Prioul et l’appel de l’ailleurs
Comment as-tu rencontré ce Pays d’au-delà des monts (que mon clavier insiste à écrire « au-delà des mots » !) qu’est-ce qui t’y attire – depuis combien de temps est-il source de création pour toi ?
Depuis cette date, presque chaque année, grâce à un camping-car, attirés et retenus par une certaine notion de liberté qu'il nous proposait, nous avons sillonné ce pays, à la découverte des lieux, des gens, et des coutumes.
Fils de tailleur de pierre Breton, pratiquant quelque peu moi-même, ces montagnes et ces villages de granit m'émerveillaient au possible.
En 2011, dans le village de Negrões, presqu'île au bord d'un grand Lac (je tiens à la majuscule) nous avons acheté une vieille maison qu'il faut toujours restaurer. Pied à terre pour continuer à battre les chemins du Trás-os-Montes, ce pays d'au-delà-des monts.
Sous la chandelle - puisque l'électricité n'était pas encore de l'aventure - c'est dans cette maison que pendant l'hiver 2013 j'ai écrit mon premier recueil Carnets du Barroso, une histoire simple autour de nos rencontres dans cette région isolée des montagnes du nord.
Ma femme, comme sur notre chemin, est omniprésente dans mes poèmes. Elle dort là, tout près, tandis que j'écris, et n'est-ce pas l'essentiel pour tenir calmement la plume en regardant la lampe !
Ecrire encore sur les routes de France. Devant la Loire, devant la mer, la montagne, dans la lumière d'une terrasse de café aussi.
Regarder. Voilà bien ce qu'il faut. Les mots sont quelque part entre les choses et soi.
3 extraits des Carnets du Barroso, et des inédits
photos de l'auteur
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Cet œil noir et mouvant de la chandelle
Où on ne peut plus lire
Plus écrire
Trop près dans l’ombre d’elle-même
J’ai failli écrire chapelle
Chapelle chandelle
Lieux d’ombre et de lumière
Tirer un trait comme finit le poème
Cette illusion de croire qu’on passe à autre chose
Intérieur extérieur
La chandelle
Le Lac
Soirs et matins
Les villages du Barroso
Une jeune femme entrevue hier dimanche
Qui gardait ses chèvres
Ces trois hommes
Commis de ferme
Comment dit-on dans le Trás os Montes
Pas sortis d’un Moyen-Âge
Dans l’euphorie alcoolique du dimanche
Celui-là lorgnait la femme qui passait
L’autre aux rastas parlait à un chien libre qui lui répondait
Dans les nuages de décembre
A Peirezes sur les pavés du village puis la route qui continue vers Montalegre
Nous allons marcher jusqu’à Vilarinho de Negrões
Dit la jolie femme de Morgade que nous connaissons
Elle travaille à la douane
Le dimanche elle se promène
Dans la montagne ou sur les bords du Lac
Sa vie est dans notre poème
Et lui passe
Comme l’ombre d’un grand aigle
Sur la Serra de Larouco
Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014
Ne jamais rien faire comme les autres en art
en morale faire comme tout le monde
Dit Jules Renard avec son cynisme habituel
Mais l’écrire Monsieur Jules c’est déjà ne plus être tout le monde
Jules Renard aligné sur la morale
Tant que sa femme brûlera son journal
Je prends une photo de ma table de travail
Qu’éclaire donc cette chandelle
Un livre ouvert
Deux carnets un de notes un de poèmes
Et puis les bols du petit déjeuner
Le lait le miel du Barroso
Rien de plus sur mon envie d'écriture
Que cette femme qui dort
Si présente dans tout ce que je lis
Comme la Marinette de Jules
Si toujours là dans tout ce que je vis
Nous vivons deux
Nous poursuivons cette vie
Vie d’aventure
Et le mot est au singulier
L’aventure d’une table d’écriture
Et d’un vieil amour
Dans le Trás os Montes
Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo – 2014
Deuxième jour de l’an
Est-ce que se lever aux aurores voudrait aussi dire qu’on est neuf
Allumer les chandelles de la chambre
Les murs ont été montés avec les granits des champs
Et presque tous les champs sont devenus le Lac
Le Lac est-il devenu notre Lac
On ne s’approprie rien
Mais les choses nous viennent
Pourvu qu’on les aime
Nous aimons le Lac
Les granits
Les murs des maisons
Les sources nous traversent
Un ruisseau rapide longe la maison
Tout d’un coup
Surtout l’été
Il s’arrête de couler
Les villageois de Negrões retiennent l’eau dans la montagne
Nous ne savons pas trop où
C’est le monde de la montagne
Les mystères de pauvres du Trás os Montes
Heureux déjà que nous accueillent à boire
L’eau des fontaines
Les loups du Barroso
Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014
Comme si c'était un jeu
de retrouver des pas laissés
sur le sable mouillé
en revenant sur soi
à partir du poids
très léger de la vie*
Être là
En être là
Les traces d'hier pour aujourd'hui
Traces à mener
A demain mener
Moveros est un village frontalier
Le dernier de l'Espagne avant le Beau Pays
Les gens dehors nous regardent passer
Un soir de juin un gros camping-car
Dessinés les chevaux galopant du voyage
Il faut bien cela pour commencer
Celui de cette année
Pour qui sommes-nous
D'un soir les chevaux sauvages ?
Ici on vend des poteries colorées
Des personnages peints
Des animaux de toute sorte
Des vaches de race rigolote
Portant des amphores des temps anciens
Imaginaire au pas
Où était le bonheur
A peine encore dans la trace d'un soir
Pour nous harnachés
Les petits ânes
Retrouvés
* Tout cela - François de Cornière
Vila Chã da Ribiera - 23 juin 2022 (inédit)
Hier soir Izilda râlait
Après les chiens de José Abilio
Qui toute la nuit ont hurlé
José argumentait qu'ils n'avaient pas commencé
Juste répondu
A celui du village qui traînait dans la nuit
Et qu'il n'y pouvait rien
Puis elle continuait
- à cela l'aidait un peu le vin du Douro -
Après ces fichus coqs de Darida
Qui à cinq heures ont pris le relais
En forme oui et en cœur
Treize insistait-elle treize
Et Darida dans l'été et la retenue d'un sourire
Rectifiait
Onze
onze coqs
j'ai seulement onze coqs
Vila Chã da Ribiera - 26 juillet 2022 (inédit)
Des Portugais se sont arrêtés tout à l'heure
Etonnés de me voir là
Tailler le granit
Massette et ciseau en main
Comme autrefois
J'ai dit j'étais maçon et tailleur de pierre
ajouté plus bas
poète
Ils ont parlé du calme du village
Et du silence matinal
J'entends moi le chant des coqs
Le carillon régulier des vaches
Les cris clairs des arrosages de six heures
Et surtout le soir
ai-je ajouté
la voix du grand Lac
En regardant vers l'église
Les gens ont continué sans tout comprendre
De cette histoire de cloches et de Lac qui parle
Les outils posés
La pierre scellée
Les mains caressant le sable arraché lavées au ruisseau
Des mots entendus
C'était l'heure
Sont venus
22 juillet 2014 - 25 avril 2020 (inédit)
Retour à Negrões
Le Lac est partout
La chandelle est bleue
La poule de l'enfant trempe son granit dans l’eau
J’avais oublié que la maison avait cette odeur
C’est celle de notre hiver
L’odeur des Carnets du Barroso
Je viens de poser le manuscrit sur la table
C’est un retour
Il y a cette joie dans les retours
Comme celle
pas plus
de l’aube
C’est vrai
Maintenant
Nous avions laissé là
Du bonheur
Retrouver les riens dans les corbeilles de terre
Ranger les fruits comme la rondeur du plaisir
Ah l’odeur encore
Des mouches d’été aussi visitent
Entrez la porte est toute ouverte
Et l’air du Lac
Le bleu du Lac
Entre qui veut
Je veux tout
Negrões - 2 juillet 2013 (inédit)