Un Américain à Séville (1)

Le tout premier épisode du feuilleton paru en octobre 2018, Un américain à Séville,  proposé régulièrement par notre regretté collaborateur et ami Jean Migrenne qui nous a quittés en 2020, et qui a continué à écrire malgré sa maladie. Nous saluons son courage, sa présence, et le remercions encore pour ces merveilles qu'il a permis à tant de gens de découvrir.

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Transportez-vous avec nous dans la province de Séville - dans le barrio d’Alcalá de Guadaíra, en 1964. Imaginez le monde coloré des gitans… Ecoutez monter vers vous le son du flamenco : guitares, chants des hommes, claquements de talon de danseuses… Vous êtes dans le monde de « Manolito », tel que le décrivit David George, poète et écrivain américain qui vécut plusieurs années parmi eux et s'en inspira dans son œuvre. C'est cette époque et cette histoire qu'explore Jean Migrenne, pour nous la faire partager sur Recours au Poème.

MANOLITO EL DE MARÍA,
cantaor (1904-1966).

 L’un des cinq azulejos du monument élevé par la municipalité à la gloire des grands de la Soleá d’Alcalá, Plaza des Derribo, Alcalá de Guadaίra, Province de Séville. Auteurs: Julio Álvarez et Miguel Cano 1990. Cliché Jean Migrenne.

DAVID GEORGE 
poète (1930-2003)

Photo d’identité de l’auteur à l’époque.

Ces histoires de Gitans et de grottes

Qui s’agglutinent autour de la citadelle d’Alcalá

Ne sont qu’anecdotes. Elles n’ont aucune

Ambition ethnographique. Je ne fais que gratter

 

En surface. Je n’ai jamais eu l’intention

De rédiger un document scientifique rempli

De dates, de faits et de chiffres. Mieux vaut

Laisser tous ces comptes aux historiographes.

 

Je retourne aux sources. Je veux évoquer

L’atmosphère, la poésie, les faits bruts

De décoffrage, l’époque où les grottes

 

Abritaient les meilleurs, les plus grands,

Les derniers des vrais et des anciens.

C’est un hommage à Manolito, le chanteur.

(David George)

Sont reproduits ci-dessous les cinq premiers des quatorze sonnets qui figurent en version originale et en traduction espagnole dans The Flamenco Project, de Steve Kahn. Ces sonnets ont été composés ou finalisés quelque vingt-cinq années après les évènements que nous relaterons. Ils inaugurent une séquence qui en compte plus de deux cents. Nous vous en présenterons une sélection significative, centrée plus directement sur Manolito et le monde flamenco, sur plusieurs numéros. Y compris les textes écrits en commémoration immédiate de la mort de Manolito.

L’importance du personnage sera soulignée par l’apport de textes contemporains complémentaires. ((Ouvrez le coffre aux trésors (pdf joint), et vous trouverez : une bibliographie, un who is who illustré de documents sonores (liens avec possibilités collatérales infinies d’ouverture sur l’univers flamenco), la version originale des sonnets sur Dalí.))

Nous sommes en effet dans le barrio d’Alcalá de Guadaíra en 1964. La grotte de Manolito est aujourd’hui murée, comme bien d’autres, pour des raisons de sécurité. Une autre partie du barrio, moins misérable, subsiste sur le versant de la forteresse mauresque donnant sur le rio.

« Diego » est le légendaire et génial guitariste autodidacte et philosophe de Morón : Diego del Gastor. Ici, il sert d’interlocuteur au narrateur. C’est lui le sujet de The Flamenco Guitar (pages 61-80).

Nous présenterons les lieux et circonstances au fur et à mesure des livraisons.

 

 

MANOLITO, CHANTEUR GITAN

 

Il est seul, sur le pas de sa grotte,

Manolito, le Roi de la soleá,

Manolito el de María.

Manolito, le chanteur d’Alcalá,

 

Se fait tirer le portrait. Pas un rire.

Les Gitans sont graves. Ils sont au courant :

On prend Manolito en photo.

Un photographe célèbre lui tire le portrait.

 

Même les enfants se taisent. Les gamins, les gamines

Qui gloussent à la vue d’un appareil et se sauvent,

Les voici frappés de stupeur, alignés en silence,

 

Tout à fait conscients de ce qui se passe.

Manolito ne pose jamais. Il occupe,

Totalement décontracté, le centre de la scène.

 

***

 

Cet homme qui promène un regard de roi

Sur royaumes et principautés, en voit-il

Davantage que d’autres parce qu’il est roi,

Ou bien est-il roi parce qu’il voit

 

Ce que leurs yeux ne voient pas ? Regardez-le, debout,

Bras croisés, fier dans sa peau. Voyez ces badauds

Qui le saluent de la tête, comme si, rien qu’à sa façon

De se tenir, ils reconnaissent en lui celui

 

Qui en sait plus qu’eux, qui se donne pour mission

De sauver, de sacraliser leur patrimoine :

Le Livre du Cante, le cante jondo,

 

Expression orale de leur race

Aujourd’hui incarnée, chapitre et verset, par celui

Qui est seul, debout au centre de la scène.

 

***

 

Photographié des centaines de fois Manolito,

Des milliers, peut-être, au fil des ans

Par des professionnels, des touristes, des journalistes

Aficionados du cante flamenco

 

Qui se pressent au pied de la scène,

Mitraillé par les flashes et les obturateurs

Dans une salle silencieuse, alors que,

Debout, il chante, essaye d’oublier

 

Sa notoriété. Mais peu de ces gens ont su

Saisir l’homme, le chanteur derrière le chant,

Le cantaor, Roi de la soleá.

La femme danse. Le chant de Manolito est pour elle.

Parce que Manolito chante, elle fait que ses mains

Flottent dans l’air, pétales sur eau noire.

 

***

 

Il dit qu’il vit dans un trou, comme un lézard,

Sans lumière la nuit, sans autre éclairage

Que la flamme de lampes romaines, le clair de lune

Froid sur les murailles mauresques, sur les grottes

 

Taillées dans le roc, creusées dans des remparts romains

Sorte d’immortels, éternels monuments

Au temps et à la rivière qui coule tout en bas.

Même invité, quel visiteur serait prêt

 

À se rompre le cou sur le chemin muletier,

Ce sentier sinueux qui gravit la falaise abrupte

En surplomb de la rivière tout en bas ?

 

Il n’y a aucune autre voie d’accès à ce qui

Avec le temps, est devenu tas de pierres fortifié,

Suffisamment à l’écart pour que les Gitans y vivent en paix.

 

***

 

C’est un monde à part, ce barrio

Accroché à la vie au bord d’une corniche étroite

Qui longe les grottes, au sol battu

Par ânes, chiens, enfants nus et gamins

 

Qui sautent comme des cabris sur les murs du château,

Rejouent les anciennes batailles dont ils croient

Qu’elles ont réellement eu lieu sur ces parapets.

« Aux Chrétiens et aux Maures », c’est leur nom, et chaque jour

 

Ils changent de camp et s’affrontent à coups d’épées

Et de lances de roseau, de badines et de cannes de saule.

Les jours de pluie, rassemblés dans les grottes

 

Ils écoutent le Livre du Cante, les chants

Que Manolito a appris dans sa jeunesse,

Qui leur apprennent ce qu’ils sont et qui ils sont.

 

 

David George a aussi chanté l’Espagne via son interprétation des plus célèbres tableaux contemporains ou non. En voici un échantillon (qui a inspiré certains des sonnets qui seront présentés) :

Le torero hallucinogène 1968-70 ,
Huile 
sur toile, 300x400, de Salvador Dali

 

LE MATADOR DE DALÍ.

D’après Le Torero hallucinogène

 

Le tableau part d’un enfant en costume marin,

Trompette à la main, cerceau dans le dos.

D’énormes mouches fondent sur lui pour le dévorer ;

Ribambelle d’ombres en chasse d’ombres qu’il affronte,

 

Campé sur ses jambes jointes, en matador

Chez qui déjà perce la trempe de l’homme.

Un taureau gratte l’arène non loin de lui,

Taureau de sa taille, taureau qu’un enfant

 

Rêve de travailler à la cape s’il est enfant d’Espagne.

Jusque-là, le peintre a fait ce que tout peintre fait

De ce qu’il connaît : taureau, mouches, sable,

 

Odeur de sang, peut-être ; et l’enfant

Ancré là, attend de devenir homme,

Espagnol, peintre, matador.

 

***

 

Pas une, mais trois Vénus identiques, dressées

Sous les mouches, projettent leur ombre dans l’arène.

Même taille que l’enfant : sont-elles

Les premières visions venues à l’artiste ?

 

La vie est un cycle : taureau, sang, sable,

Jusqu’aux mouches qui se précipitent sur une carcasse

Et font habit de lumière qui étincelle au soleil.

L’enfant à la trompette et au cerceau reste seul,

 

La Vénus de sa vision s’efface dans son esprit,

Alors que l’homme, lui, s’assimile à la Vénus

En image double. Il fait maintenant

 

Partie d’elle comme elle fait partie de lui.

Il l’emmène avec lui, dans son habit de lumière,

Lorsqu’il débouche sur des gradins déserts.

 

***

 

Pas identiques, ces gradins déserts : certains

Ont un diadème de statues plantées sur les arcades.

Des grecques, des romaines, d’autres encore sont

Maculées de sable et de sang. Dans ces arènes,

 

Vénus a toujours été image double,

Apparition qui se mêle au soleil

Sur un habit de lumière. Elle revendique son dû :

Sang, sable, homme, taureau qui agonise.

 

Même l’avalanche de mouches sur la victime immolée.

¡Viva la Macarena! S’écrie la foule en liesse,

Lorsqu’elle passe sur les épaules des costaleros,

 

Et que mille cierges brillent sur son trône.

Son visage inspire l’homme seul, debout

Face au taureau, à cinq heures du soir.

 

***

 

Combien de taureaux devra occire ce torero

Avant que la Sainte Vierge ne lève la main

Pour mettre fin au massacre de l’homme et du taureau

Sur l’arène ibérique ? Même en rêve,

 

Il tue, il tue encore : la muleta grouille

De mouches à force de s’être frottée au taureau,

Le bras qui tient l’épée mollit, le corps se raidit à force

De se rapprocher toujours plus pour l’estocade, la fin

 

Qui ne vient jamais. Il lui faut du réel.

Sa conscience crie. À cinq heures,

À las cinco de la tarde, il fera une fois encore

 

Son entrée solennelle dans ce soleil

Qui aime la vue du sang, qui aime briller

À cinq heures sur les morts et ceux qui vont mourir.

 

***

 

Parce qu’il faut que le taureau soit de la bataille,

L’artiste l’a incorporé à l’homme, cornes à vif

Rognées par la tyrannie, meurtries, émoussées

À force de percuter les palissades. Le taureau

 

Y va, pas moins intrépide que l’homme

Avec qui il a en commun d’attendre debout,

Pieds joints, sur ses appuis, l’assaut

Qui les unit, homme et animal, l’estocade

 

Au cœur ou au poumon, ou bien la corne

Qui embroche l’autre en plein thorax.

Mais que serait la vie sans le baiser d’Aphrodite

 

Ou sans le baiser de la Mort ? Le taureau est mort.

Terrassée, la bête en lui s’affaisse,

Vient mordre une flaque d’eau et de sang.

 

 

Traductions publiées et originaux (textes, photographies, documents) reproduits avec l’aimable autorisation des ayants droit.

Bibliographie 

Le Gitan à la guitare verte, note du traducteur