Un Américain à Séville (3)

Dans cette troisième partie, nous marquons une pause après le sonnet 20, après présentation de l’âne de Manolito et passage par la fête flamenca improvisée et à usage interne : la juerga. Pour ce faire nous ferons un grand saut en arrière dans le temps et reviendrons en deuxième partie au poème éponyme écrit par David George au moment de sa découverte des gitans d’Alcalá une petite quarantaine d’années avant l’écriture des sonnets((Publié, avec photographies,  dans  The Flamenco Guitar, 1969, pages 86-93.)).

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Le moment crucial (High Noon) passé, Manolito une fois intronisé, David George aborde le sujet par le biais de l’humour. En témoigne le fait qu’il s’attache au nom de l’âne derrière lequel se profile toute l’histoire de l’Andalousie, ou presque : outre l’allusion évidente à la réputation de séducteur de Manolito comme à celle du célèbre nobliau Sévillan et aux attributs sexuels de l’animal, faudrait-il voir dans ce surnom une allusion au premier Gitan, chef de clan, officiellement répertorié en Espagne : Don Johan de Egipto Menor, auquel un sauf-conduit royal fut octroyé ?

 

«…Como nuestro amado y devoto don Juan de Egipto Menor… entiende que debe pasar por algunas partes de nuestros reinos y tierras, y queremos que sea bien tratado y acogido… bajo pena de nuestra ira e indignación… el mencionado don Juan de Egipto y los que con él irán y lo acompañarán, con todas sus cabalgaduras, ropas, bienes, oro, plata, alforjas y cualesquiera otras cosas que lleven consigo, sean dejado ir, estar y pasar por cualquier ciudad, villa, lugar y otras partes de nuestro señorío a salvo y con seguridad… y dando a aquellos pasaje seguro y siendo conducidos cuando el mencionado don Juan lo requiera a través del presente salvoconducto nuestro… Entregada en Zaragoza con nuestro sello el día doce de enero del año del nacimiento de nuestro Señor 1425. Rey Alfonso.»

Wikipedia. ® En ligne.

MANOLITO ET SON ÂNE DON JUAN

 

 

 (16)

 

Fraîche en été, tiède en hiver, sa grotte
Donne sur une corniche où l’on peut s’asseoir
Et contempler la vallée tout en bas.
Il n’y est pas souvent. Il n’y est pas toujours,

Sauf pour y dormir ou manger s’il y a
De quoi nourrir tout le monde. Dans ce cas,
Lorsque nous ramenons poisson, jambon serrano,
Miches de pain et churrospour les enfants,

Assis à sa table, nous parlons
D’où il est allé, des Gitans de Jaén,
De cette fameuse juerga, à Séville.

Sur papier, de tels propos tombent à plat.
Mais il faut entendre Manolito
Raconter ça, broder à sa façon.

 

(17)

 

Quand la fenêtre est ouverte, Juanito
Passe la tête et vient braire. Il sait toujours
Quand Manolito est là, je ne sais pas comment.
Peut-être qu’il en entend parler dans les grottes

Serrées sous la forteresse et tout du long
De la grimpette. Les dernières nouvelles
Y courent comme feu de paille et tout le monde
Peut y éclairer sa lanterne,

Venir s’asseoir et chanter : « Le Roi est revenu,
Manolito, le Roi de la Soleá. Vive le Roi ! »
Mais pas comme ça, bien sûr.

En anglais, ça sonne creux si l’on ne connaît
Pas la fonction du chanteur gitan, son importance
À Alcalá, berceau du flamenco.

 

(18)

 

Juanito et Manolito me font penser
À Rossinante et à Don Quichotte––
Sauf que Juanito n’est pas aussi efflanqué
Que cette haridelle que montait Quichotte.

Lui, au contraire, gras, culotté,
Effronté, sait parler aux dames.
Elles tapent du talon et remuent leur derrière
Lorsque Don Juan paraît. Ils s’entendent bien,

Juanito et Manolito. Ils n’ont pas leur pareil pour
Faire la cour à une donzelle, chanter
Et danser jusqu’au petit jour. Juanito attend

Manolito jusqu’au bout de la nuit pour le guider
Lorsqu’il remonte, titubant, accroché à la queue
De son copain qui sait où mettre les pieds.

 

 

 

 

(19)

 

Juanito ne m’apprécie pas tant que cela.
Les rares fois où je fais la sieste
Sur une banquette sous la fenêtre ouverte,
Juanito me colle ses naseaux en pleine figure,

Brait, me houspille. Ses hi-han me tirent de là.
Il sait que je ne peux pas le bourrer de coups de poing.
Il me prend pour un mou et se moque de moi,
Tape du sabot et ricane quand je passe.

« Comment peux-tu le supporter ? » Je pose la question
Sachant pertinemment que j’insulte son copain.
Manolito répond : « Exactement comme je te supporte.

Il ne chante pas si bien que ça, mais il fait ce qu’il peut. »
Je sais qu’il fait allusion à la soirée où tout le monde
Est parti quand j’ai voulu chanter.

 

(20)

 

Pour mon bonheur, un jeune curé de la paroisse
A quelques notions d’archéologie.
—Les grottes sont antérieures à la forteresse.
Cela remonte à la préhistoire, aux Ibères.

Il y en a sous les murailles qui sont peut-être
Phéniciennes. —Comment le savez-vous ? 
—Par les bijoux phéniciens, comme on en trouve à Rota
Sous les casernements de la base navale,

À cause des mines d’argent de Tartessos. Le curé
S’y connaît en flamenco et en taureaux.
Il se démène pour aider les Gitans :

—Mais l’argent manque. Ils n’existent pas.
Je pense qu’un jour on va liquider tout ça
Et transférer les Gitans dans des viviendas.

 

 

JUERGA

 

 

The juerga begins with the hand and the heart.
The gypsies of cave and caseta.
Two hands, four hands, palmaspitos.
The intricate beat of the bulería.

Cañasgreen along the river
Bend in a sudden wind.
Under the bridge, the 
canasteros
Sing about love and luceros.
Under the bridge the canasteros
Dance for each other.

 The juerga begins with a sudden breath,
A sudden movement, a cry.
A silence slashed by six knives
And the shouts of the gypsy flamencos.

Five fingers and six strings
Weave a gown for a gypsy wedding.
Five fingers and six strings
Weave a shroud for death.

 The juergabegins with a plucking of strings.
A swan is released with a rushing of wings.
Thejuergabegins with an anguished Aii…
The juergabegins with the singer.

 Under the bridge, the canasteros
Bend like bamboo in the wind.
A gypsy girl glides into the song.
In her hands are lilies and swans.
In her hands are ten black candles
For the altar of Kâli.

 The juergabegins in the core of the blood.
A figure in black knifes the air.
The gritty shouts of the gypsies grow louder.
The juergahas begun.

 

 

Cristina Hoyos, feria de Seville 1967 ? Cliché David George, dans The Flamenco Guitar.

 

 

LA JUERGA

 

La juergase lance des mains et du cœur
Des gitans troglodytes et de la caseta,
De deux mains, de quatre, des palmas, des pitos,
Du rythme complexe de la bulería.

Sur les berges, les hautes cannes vertes
Ploient sous le coup de vent.
Sous le pont, les 
canasteros
Chantent amour et luceros.
Sous le pont, les canasteros
Entrent dans leur danse.

 La juergase lance d’un souffle brusque,
D’un mouvement soudain, d’un cri,
D’un silence que lardent six lames
Et les coups de voix des Gitans flamencos.

Cinq doigts et six cordes
Tissent la robe d’un mariage gitan.
Cinq doigts et six cordes
Tissent le linceul d’un enterrement.

La juergase lance d’un pincement de cordes.
Un cygne se lance dans un froissement d’ailes.
La juergase lance sur un poignant Aii
La juergase lance quand le chanteur est prêt.

Sous le pont, les canasteros
Ploient comme roseaux dans le vent.
Une jeune Gitane se glisse dans le chant.
Dans ses mains sont des lys, des cygnes.
Dans ses mains sont dix cierges blancs
Pour l’autel de Kâli.

La juerga se lance du fond du sang.
Une silhouette noire lacère la nuit.
Gutturaux, les Gitans montent en puissance.
C’est la juergaqui commence.

 

David George, Donn Pohren et les Flamencos :
mise au point historique

 

Ce poème a été publié en 1969. Si l’on peut estimer, à juste titre, que la conception de The Flamenco Guitarest antérieure de quelques années et si l’on tient compte du fait que l’on peut dater certaines des photographies qui l’illustrent de 1964 et 1967 (feriade Séville), il n’est pas interdit de penser que David George ait eu connaissance du grand projet de la municipalité d’Alcalá qui a vu le jour en 1967. Le fait qu’il n’y fasse pas la moindre allusion et que lui-même, réciproquement, n’apparaisse nulle part dans leurs annales, confirme le côté insignifiant du personnage pour les gens d’Alcalá et, pour pendant, le mépris que David George affiche pour ce qui sort du cadre non-commercia((Il suffit de comparer la légende accompagnant la photographie dansThe Flamenco Guitaroù Cristina Hoyos alors âgée de tout juste vingt ans, est dite, p.19 : …non commercial and therefore relatively unknown, considered by many gypsy flamencos to be « the finest bailaora in Spain and therefore the world », et ce trait lapidaire, quelques trente-cinq ans plus tard : Cristina Hoyos a dansé à Séville avec El Farruco. Elle est effectivement devenue la plus grande de toutes.))de la juergaproprement dite, qui ne peut se dérouler qu’en petit comité, dans ou devant une grotte, un bar, en public choisi lors d’une feria, en privé dans une fincaou uneventa. Et pourtant les personnages que citera David George ont bel et bien participé aux Festivals flamencos d’Alcalá.

Par exemple :

Le 17 juillet 1967, Antonio Mairena((Il y fait même un discours))est en tête d’affiche. Dans la trentaine de participants, on note la présence des chanteurs Juan Talega, Fosforito, Chocolate, Bernardo de los Lobitos (cantaor d’Alcalá, non gitan), Juan Barcelona, Manolo el Poeta, ainsi que des guitaristes Diego del Gastor et Habichuela, pour ne citer que les plus grands. À l’exception de Bernardo, David George cite leurs noms dans ses poèmes ou les a photographiés, peu ou prou, dans The Flamenco Guitar.

Manolito est mort un an plus tôt.

Si Manolito est le personnage premier des poèmes de cette longue suite, il faut reconnaître que dans son livre, David George ne traite guère que de la guitare et de Diego del Gastor. Il semble que la découverte de Manolito soit due à Pohren : Son premier livre, The Art of Flamencocommence par la relation d’un voyage tout à fait picaresque à dos d’âne en pays flamenco (DONKEY BACK) et se poursuit par trois pages intitulées JUERGA((Pages 27-29. Si Pohren inclut dans ses récits un côté défonce bien arrosée, genre jam-session,commencée à Séville et terminée à Alcalá, David George s’en tient au cadre de l’évocation esthétique et sentimentale d’une fête au bord du rio Guadaíra. Pohren  mentionnera plus tard qu’une partie de ce chapitre a été réécrite en 1971.)).

Pohren raconte comment la « flamenco session » commencée à son domicile de Séville, dans le barrio Santa Cruz, continuée au Café des Siete Puetras, Alamada de Hercules, Séville, se déplace dans « un village voisin, haut-lieu du flamenco … », finit par suivre un chanteur qui propose « à un groupe d’entre nous de se séparer du groupe pour aller au calme, chez lui, à Alcalá ». Pohren poursuit : « C’est un excellent chanteur, un de la race de ceux qui, pauvres, ne se vendent pas, ne s’enrichissent pas (non-commercial, non-prosperous)et il habite une grotte creusée à flanc de colline qui donne sur le rio Guadaíra, au pied d’une vieille forteresse romaine... »((Ce ne peut être que Manolito. Et David George arrive tout juste en Espagne en 1962. )).

« En arrivant nous passons notre temps devant l’entrée de la grotte, à boire du fino… En bas, des femmes lavent leur linge dans la rivière et des enfants nus jouent, insouciants, dans les hautes herbes de la berge. Pas loin, au piquet, un âne, nous observe. Ses yeux hors d’âge sont semblables à ceux que Dieu doit poser sur les fous dans leur folie… ».