Un Américain à Séville 4
Cette quatrième livraison nous fait pénétrer dans un univers fictif qui relève peut-être même de l’affabulation pure et simple, mais qui s’appuie toujours sur Alcalá.
LA TAPADA, THE MOORISH MILL
LE MOULIN MAURESQUE LA TAPADA
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Au pied de la sente qui grimpe la falaise
Et mène au barrio troglodyte, à proximité
De l’église, j’ai bien cru voir des inscriptions
Sur une pierre qui dépassait du sol.
Le curé : « Moi aussi, je l’ai vue, et je me suis même dit
Que j’allais la dégager. — Ça remonte à quand ?
— Je n’en sais rien, mais j’ai trouvé une date précise
Sur une pierre angulaire : dix siècles.
— Où se trouve cette pierre ? »
Il désigne l’entrée de l’église. « Et par là-bas,
Les grands bâtiments avec des cours intérieures, la Mairie,
Vous trouverez du réemploi provenant de temples
Dans les murs des jardins et des chapelles. Je connais une maison
Où il y a des statues romaines dans le patio. »
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Lorsqu’on m’attribue un moulin mauresque
Pour faire mon studio de peintre, je me dis
Que c’est idéal. Je suis heureux d’avoir
Remporté ce prix à Alcalá parce que
J’ai un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans,
Largement de quoi terminer quelques tableaux.
Ce moulin s’appelle La Tapada. C’est comme un jeu
De mots dans le coin. Tapa, c’est un couvercle,
Et mon moulin n’a pas de couverture. Il me faut
Une semaine pour en monter une, une autre
Pour dégager le sous-sol pour les poules.
C’est alors que je rencontre le curé descendu
Voir de ses propres yeux ce qui se passe :
Son église domine mon moulin.
Le moulin de la Tapada existe bien, mais l’histoire locale
infirme totalement les dires de David George. C’est l’un de ses plus
importants châteaux en Espagne. Si Alcalá est connue, entre autres
et à cause de ses moulins, comme le Barbizon andalou, David George,
qui fut peintre et exposa une fois à Séville, a détruit la plupart de ses
tableaux, jugeant qu’ils ne valaient rien.
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Laissons-là le moulin. Ce qui importe, ce sont la forteresse
Qui domine le moulin et les grottes des gitans.
J’ai traité du moulin dans d’autres pages :
La Mort de Dolores Molinos. J’ai décrit
Les juergas au clair de lune, les cygnes blancs
(Pétales blancs sur l’eau noire), le bassin,
Les paons dans les jardins, le bar de La Veuve
Où l’on boit sur des meules de pierre, où les murs
Sont tendus de toile à sac, et ses juergas.
Dolorès c’est la danseuse qui a trouvé la mort
En venant à Alcalá. John Fulton
La connaissait bien. Il a peint le décor.
Beaucoup de Gitans sont venus à l’enterrement
Et on a porté le deuil dans leurs grottes.
Aucune trace de cette danseuse, mais le lieu réfère à l’ancienne
Venta Platilla, guinguette gitane mal famée dit-on, aujourd’hui
rasée. Par contre, John Fulton est bien réel. Son atelier se visite
dans le barrioSanta Cruz à Séville.
SHEARING THE SHEEP
TONDRE LES MOUTONS
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Pour l’aider à garder ses papiers à jour
Un ami éleveur de moutons laisse
Manolito venir en tondre quelques-uns.
Une fois l’an. Le paysan y gagne
De l’entendre chanter. Les journaliers un banquet
De bienvenue et un jour de congé.
Après une tonte symbolique, Manolito
Grimpe sur une estrade branlante et se déchaîne.
Tout le monde aime ça. Moi y compris,
Debout avec mon assiette à côté d’une chèvre
Qui tourne sur la broche. Le vin est superbe.
La fermière vient m’apporter un sac.
« Pour les enfants des grottes. »
À la voir sourire, je la prends pour une Gitane.
FLAMENCO AND THE BULLS
FLAMENCO ET TAUREAUX
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« Qu’est-ce que les taureaux ont de si flamenco ? »
J’interroge John, rien que pour le titiller
Et tirer de lui une réponse éloquente : il s’exprime si bien
Que je prends des notes dans ma tête ou sur papier.
« Tu le sais foutre bien, pourquoi me casser les pieds ?
—Il est difficile de tomber sur la bonne réponse.
—Bonne réponse, mon cul ! » Il est de mauvaise humeur.
Ce matin-là, au sorteo, il a tiré une bête dangereuse,
Un taureau qui a mauvaise réputation.
Diego dit : « Un matador ne sait jamais
Ce qui va se passer dans l’après-midi.
Pas plus qu’un chanteur quand il se retrouve
De but en blanc dans une sale situation.
Il faut savoir improviser, agir sur le coup. »
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« Ce n’est pas du tout pareil, Diego,
La corrida c’est une question de vie et de mort.
—Et pas le cante jondo ? D’où tu sors ?
Souviens-toi de la juerga avec Juan Talega
Quand le duende était si fort qu’il a été terrassé
Et qu’il a fini dans le coma ? » Inquiétant.
Le duende c’est un taureau mythologique,
Mais on ne le voit pas. Un voile lourd
Nous est tombé dessus, un fantôme couvert de cendres.
À ce moment-là, j’avais forcé sur la bouteille
Ou je n’étais pas dans le coup. Pedro
Se roulait par terre, s’arrachait les cheveux.
C’est là que je suis sorti, j’avais besoin de respirer.
J’avais les larmes aux yeux ; il y avait de la mort partout.
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Quand le cante jondo va vraiment profond,
J’ai du mal à reprendre mon sérieux
Pour tomber sous le charme. Je crois que c’est
Dante Alighieri qui a dit qu’il est impossible
D’aller aux enfers si on a le sens de l’humour.
C’est la philosophie de Manolito.
« Il vaut mieux faire le saltimbanque comme moi,
Que traîner une auréole pendant la Semaine Sainte. »
Mais il ne fait pas ce qu’il préconise
Quand il se met à chanter et nous emporte
Plus profond que Jonas dans sa baleine. Sa soleá
Explore des abîmes inconnus. Diego pleure.
Le puits de sa guitare se remplit :
« Comme une source qui résonne en noir. »
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Il ajoute en caló : « Ducas negras,
Ces sons, ce sang, noirs dans ta moelle
Qui ne reposent jamais en paix. Ils montent
Et redescendent quand Manolito chante la soleá,
Quand Juan Talega chante sa seguiriya. »
Je n’ai jamais pu m’habituer à cette profonde
Immersion dans la transe du duende, puits
Sans fond de l’émotion où les étoiles noires
N’éclairent rien, le Grand Nada,
Comme l’appelle Manolito. Il nous réveille
En claquant des mains comme s’il tirait au pistolet.
Le rythme de la bulería, le jaleo appuie
Sur la détente de la guitare, y met le feu.
Lola Flores se lève, danse pour nous.
THE BULLFIGHTER’S VIRGIN
LA VIERGE DU MATADOR
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J’ai vu un torero et un cantaor
Assis côte à côte dans un bar flamenco
Sans rien dire, absorbés dans leur bière
Et négligeant les tapas. J’ai eu envie
De demander : « Pourquoi faire cette tête ? »
Mais ce n’était pas mes oignons. Je les avais rencontrés
Dans leur gloire, dans l’arène et en juerga.
En arrivant, Manolito me voit sortir
Mon étui en argent : « Remballe ça. Il y a un mort.
Ce n’est pas le moment pour un cigare. »
Il y a toujours un mort, me suis-je dit. La mort
Est-elle un risque du métier ? J’ai vu trop
De mort en Espagne, cette terre que la Mort
A choisie pour y bâtir son château.
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La mort est devenue un genre artistique.
Pendant la Semaine Sainte, on la sort de l’église,
Squelette assis sur le monde, globe énorme.
Ça se passe le Vendredi Saint, tous les ans.
On la porte dans les ruelles étroites et tortueuses
Où l’on glisse sur les bavures de cierge. Une fanfare funèbre
Suit le char. Pourquoi pleurer la mort ?
Marchant derrière et crucifix à la main
Les pleureuses suivent le paso et montent
Les marches de la Cathédrale de Séville.
Je l’ai vue sortir à minuit, sous un clair de lune
Qui nimbe l’os, le squelette, le crâne
D’une lumière surnaturelle. On dirait qu’elle vit
Quand ça cliquette et penche dans la descente.
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Ô quel plaisir l’existence peut-elle donner ?
Savoir que l’on meurt ne fait que prouver que l’on vit.
Ma grand-mère n’était pas espagnole, mais elle chantait
Des trucs comme ça. Même pas catholique, non plus.
Ça me résonnait dans la tête ce printemps-là :
Un genre de tas d’os, un squelette.
Pendant cette semaine de mort et de résurrection,
Quatre-vingt-dix-neuf vierges sont promenées dans Séville.
Sorties de leurs églises, à travers la cathédrale et retour.
La vierge des matadors, la Macarena, pleure
Des larmes de diamant. Les toreros avancent solennellement
Derrière la fanfare. Il y a des chanteurs gitans
Sur les balcons, sur son parcours, qui lui décochent
Des flèches de chant pour atténuer sa souffrance.
Photo © Wikipedia statue de Lola Flores à Jerez.
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« ¡ Viva la Macarena ! » La foule applaudit
Quand elle passe sur les épaules des costilleros.
Mille cierges éclairent son trône.
Son visage inspire le solitaire debout face
Au taureau à cinq heures du soir.
La vie est un cycle : le taureau, le sang, le sable,
Et même les mouches qui se déversent sur la dépouille.
Le costume de lumière qui scintille au soleil
Définit le moment, le matador, l’homme
Prêt à mourir pour l’honneur, à risquer sa vie.
Mais qu’est-ce que la vie sans le baiser d’Aphrodite,
Même le baiser de la Mort ? Le taureau est mort.
La bête en lui a été terrassée, sa tête repose
Dans une mare d’eau et de sang.
Dali, Le Matador