MANOLITO V

 INTRODUCTION  

Cette cinquième livrai­son nous écarte de la chaîne de son­nets, déjà inter­rompue en III par un retour en arrière sur l’entrée en scène his­torique de Mano­li­to et de Diego del Gas­tor lors d’une juer­ga. Avant de les retrou­ver dans ce que l’on pour­rait appel­er la saga d’Alcalá de David George, nous fer­mons aujourd’hui la par­en­thèse chronologique en vous présen­tant le poème rédigé à l’occasion de l’enterrement de Mano­li­to, décédé à Séville le 25 octo­bre 1966.

Ces vers, selon David George, ont été écrits, une ving­taine d’années plus tard, à la demande de la famille du can­taor. Ils ont été lino­typés sous forme de cahi­er sur papi­er alcalin (archival-qual­i­ty) en 400 exem­plaires pour une dis­tri­b­u­tion qui n’a jamais vu le jour, par Wood­en Angel Press, Scra­men­to, Cal­i­fornie, en 1987. J’en détiens peut-être le seul exem­plaire jamais sor­ti de l’ombre.

Ce lamen­to, qui rompt avec le par­ti pris du son­net, appar­tient à une école d’expression poé­tique  espag­nole. Il est l’écho d’un texte de Manuel Álvarez López : Romance de la ulti­ma soleá, tiré de Romances de Andalucía, 1983, qui chante et décrit ain­si le cortège funèbre de Joaquín de la Paula (1875–1933), oncle de Mano­li­to : Por las sendas y caminos,/por las cañadas y atajos/del Castil­lo de Alcalá/avanzan cua­tro gitanos….

Les escaliers du bar­rio. Cliché Jean Migrenne.

Ses trois par­ties nous mènent du deuil matériel au deuil mystique.

David George men­tionne un véhicule auto­mo­bile (arrivant de Séville) en début de par­cours. Vu la con­fig­u­ra­tion des lieux, le cer­cueil fut aus­si porté à dos d’homme. 

La grotte de Sarah revien­dra dans les son­nets. Nous y ver­rons David George soigné et renaître. Les cita­tions bibliques ain­si que les Gitanes dites ‘filles du Liban’, traduisent l’idée que ce peu­ple est une énième tribu errante, per­due, d’un Israël idéal­isé. David George ten­tera d’établir un lien cul­turel, dans les derniers sonnets.

David George s’est-il inspiré d’Antonio Chacόn ?

 

La gran calle de Alcalá
cómo reluce
cuan­do suben y bajan
los andaluces.

 

 

 

 

 

 II LAMENTATION FOR EMMANUEL

 LAMENTO POUR MANOLITO

 Le recueil com­mence par une cita­tion (9 vers) de Fed­eri­co Gar­cía Lor­ca, tirée de Llan­to Por Igna­cio Sánchez Mejías, com­mençant ainsi :

 

No te conoce nadie. No. Pero yo te canto.
Yo can­to para luego tu per­fil y tu gracía
La madurez insigne de tu conocimiento…

 Per­son­ne ne te con­naît. Mais moi, je te chante.
Pour la postérité, je chante ton pro­fil et ta grâce.
L’insigne matu­rité de ton jugement…

David George ter­mine son intro­duc­tion ain­si : « C’était le dernier des grands chanteurs gitans dans la tra­di­tion anci­enne. » Et il intro­duit en refrain, une peten­era :

La soleá que s’a muerto.
Y ahí le lle­van a enterrá.

Y en el pan­teón no cabe
La gente que va detrà

 

 

 

Le bar­rio. Cliché Jean Migrenne.

LE VOYAGE

Un cor­bil­lard entame la montée.
Un cor­bil­lard venu de Séville.

Quel mag­nifique limaçon :
Un cara­col.1note 2 :Cara­col = escar­got : la roulotte des canas­teros, pour les Gitans. Ici, le cor­bil­lard.
Sa coquille de laque noire
Véhicule la dépouille de Manolito.

Ami, écoute le nom de ceux
Qui suiv­ent le cortège, en nage,
En plein soleil, cig­a­rette aux lèvres
Et refusent de par­ler de mort :
Anto­nio Mairena.
Manolo El Poeta.
Platero, El Chispa.
Juani­to Barcelona.
Don Diego del Gastor.
Hommes noirs en grand deuil,
Señori­tos gitanos.

Deuil colt­iné en douceur,
Ils gravis­sent à l’unisson
L’aveuglante venelle.

Aii, Mano­li­to, l’air est comme mort !
Le soleil se tait.
Le ciel est vide.
On n’entend que les pas sur le sol,
Les mou­choirs qu’on agite.

 

 

Pas de cierges dans la rue
Pas de curés
Pas de guitares
Pour cette dernière et longue remontée.
Rien que les pas réguliers sur le sol.
Sour­dine de castagnettes.
Aii, Mano­li­to, comme c’est beau !
L’affliction de ces femmes aux yeux de saphir,
Voilées d’amour der­rière les vitres.
De ces vieilles de mar­bre noir.

Ces pétri­fiées sur le pas des portes.

 

 

Sans regard pour la nacelle d’argent
Qui remonte sans bruit la rue aveuglante !
L’eau vive de com­bi­en d’enfants
Va chanter ce voy­age dans les tours, les tourelles :

 

 

Le castillo d’Alcalá

A vu pass­er Manolito.
Mano­li­to María,
Roi de la Soleá.

« Qui est mort » ? demande un étranger.
« Le Pharaon » vient la réponse.
« Mano­li­to María ».

La soleá est morte aujourd’hui.
Voici qu’on le porte en terre.
Le pan­théon n’est pas à la mesure
De ceux qui marchent derrière.

Les cloches scan­dent en noir les larmes versées.
Scan­dent le com­pás de Mano­li­to.
L’ultime mar­tinete.
La danse macabre.

 

Le soleil incendie l’atmosphère.
Les larmes sont gemmes, sel et pierre,
Des Sae­tas battues sur une enclume noire

191 Rue San­ta Maria vers l’église.

« Qui est-ce ? » demande l’étranger.
Le soleil se tait.
Le ciel est vide.

Seuls tin­tent le noir et le bronze.
L’église qui frémit et le clocher.
Et l’air qui vac­ille se couvre
Des san­glots de la soleá.

Volets aux entrées, rideaux aux fenêtres.
C’est l’heure du soleil et de la sieste.
Oranges, cit­rons, safran.
C’est l’heure de dormir,
De rêver
D’olives vertes et violettes.

Mais du bas de la ville,
L’Ange de la Mort
Remonte sans bruit.

Per­son­ne ne frappe aux portes fermées.
La main de fat­ma pend molle.
La main de fat­ma noire.

Et l’air qui vac­ille se couvre
Des san­glots de la soleá.

Aii, Mano­li­to, tu aurais bien ri
De voir tes cousins porter ta dépouille.
Tout comme un pasode Semaine Sainte.
Si tristes, si solennels !
Même Papas Fritas.

La soleáest morte aujourd’hui.
Voici qu’on le porte en terre.
Le pan­théon n’est pas à la mesure
De ceux qui marchent derrière.

Le tau­reau d’or du soleil mugit
Lance un regard de feu.
« Emmanuel ! », pleure le carillon.
« Mano­li­to ! », répon­dent les Gitans.

Les hommes pleurent.
Les femmes pleurent.
La mince coque de leurs voix
Se mêle aux lis.
Leurs pleurs sem­blent flûtes d’argent.

Et l’air qui vac­ille se couvre
Des san­glots de la soleá.

 Aii, Mano­li­to quel sens tout ceci ?
Ce décès carillonné ?
Les cloches scan­dent en noir les larmes versées.
Le soleil incendie l’air.
L’astre se tait.
Le ciel est vide.
Mano­li­to ! Manolito !

« Terre, ouvre-toi ! », dis­ent les cloches.
« Faites place à ce calice !
 Par le nom secret de ce Gitan défunt,
 Nous annonçons sa mort. »
 Aii, Mano­li­to quel sens a tout ceci ?
 Les capi­tons de mousse.
 Les cadavres de roses.
 La mesure battue
 Sur l’enclume brûlante.
Aii…
Manolito !

Lente, lente, lente, monte
La longue procession.

 

 

LES FILLES D’ÉGYPTE

 

Elles vien­nent du Liban.
Descen­dent le mont des léopards.
Fran­chissent le Senir et l’Hermon.

 

Les Filles d’Égypte lavent leur linge
Au bord de l’Euphrate et du Tigre.
Les Filles d’Égypte lavent leurs cheveux
Dans l’Indus et le Gange.

Elles vien­nent des immensités.
Vien­nent d’Égypte tels des piliers de fumée.
Vien­nent du désert et de l’antre du lion.

Leur couche est d’herbe,
Sous un fir­ma­ment d’étoiles.
Elles habitent des murs d’arbres verts.
Elles se tail­lent des chars dans le cèdre,
Les drapent de damas et de soie.
Le vent berce les fanaux de cuivre

Vent du Nord et vent du Sud les dispersent.
Vent d’Est et vent d’Ouest les sèment.

Salomon a mille vignes
Mais cha­cune a la sienne.
Un cheval blanc.
De l’argent et de l’or.

Les femmes au bord de la rivière
Tressent des paniers de jonc.
Font un berceau pour Moïse.

Et toutes les Filles d’Égypte et de Sion
Appren­nent à chanter à Salomon.
Salomon, Can­tique des Cantiques.
Salomon, roi.

 

 

Le roi est assis à sa table.
Elles sont assis­es à ses pieds.
Les Gitanes dansent.
Les Gitans bat­tent des mains.
Leurs chants le ravissent.

Bien vite, pour­tant, l’été passe et s’en va.
La neige tombe et recou­vre la terre.
Les vents d’hiver sont des vents cruels.

Vent du Nord et vent du Sud les dispersent.
Vent d’Est et vent d’Ouest les sèment.

 

Elles suiv­ent les troupeaux
Et les bre­bis nour­ris­sent leurs enfants.
Elles chantent sous la tente des bergers.

Elles chantent sous la tente des soldats,
Bat­tent le fer des lances et des glaives,
Pansent les blessures d’un chant de joie
Et pleurent les souffrances.
Le lait, le miel sont sous leur langue
Le cantecoule dans leurs veines.
Les vignes saignent.
Le vin coule.
Le vin du Liban.

 Le cantefait un verger,
Puits d’eau vive.
Océan de vie.

Le canteest gerbe de cam­phre cristallisé,
Coplaet copla,en bou­quet de myrrhe,
Chantent les vignes d’En-Gaddi.

Mais lorsque les figues vertes vien­nent au figuier
Et que mon­tent les sen­teurs de la terre,
Elles lèvent le camp.
Vent du Nord et vent du Sud les dispersent.
Vent d’Est et vent d’Ouest les sèment.

De ville en ville elles chantent dans les rues.
Elles chantent dans les rues de pays en pays.
Elles chantent sur la route qui les emmène.
Elles dor­ment sous les ponts.

Elles font leur couche d’herbe
Sous un fir­ma­ment d’étoiles.
Elles habitent des murs d’arbres verts.

 

Cliché Jean Migrenne.

DANS LA GROTTE DE SARAH

 

Les grottes font crânes dans la nuit rétrécie.
Portes béantes et orbites noires.
La pierre blanche est claire sous la lune
Au Gol­go­tha, le mont de pierre.

En Alcalá, les engoulevents nichent
Dans les osse­ments des légions romaines.
La lune éclaire un néant.
Rien ne bouge aux tours et tourelles.
Tous les rossig­nols sont morts.
La lune fait masque blanc et rond.

Les pleureuses sont dans la grotte de Sarah.
Elles déchirent leurs vête­ments et gémissent :
Aii, Mano­li­to ! Manolito !
Aii, Emmanuel !

Leur cer­cle tangue dans la nuit.
Crevant les ténèbres un cierge vacille.
Elles hurlent.
Elles prophétisent.
Elles gémissent.

Les filles d’Égypte maud­is­sent et pleurent.
Elles pleurent les Gitans.
Elles maud­is­sent la mort.
Assise près du lit vide, la veuve
Pleure.

Et au-dessus des grottes
Et au-dessus du château
Trône une lune implacable.
Une lune en boule de cristal.

Tu par­les d’une nuit, Manolito !
Trois nuits et trois jours.
Nuits froides sans cante.
Nuits froides sans guitares.
Larmes comme une eau noire.
Rien ne bouge aux tours et tourelles.
La pierre blanche est claire sous la lune.
Pas un mou­ve­ment sur la rivière.
Les moulins mau­resques se taisent.
Même les cygnes sont immobiles,
Pétales blancs sur une eau noire.

 

***

 

Trois jours et trois nuits,
Et la terre attend.

Au troisième jour d’imprécations et de foudre,
De lita­nies en étoiles noires,
La pluie tombe.

Elle lave les grottes
Et gon­fle la rivière,
Fait sor­tir de terre de petites fleurs blanches.

Et les pleureuses se taisent.

Les filles d’Égypte descen­dues à la rivière,
S’y lavent les pieds,
S’y lavent les mains
Et les cheveux.

Les pleureuses cessent de pleurer.

 

***

 

Tu seras peut-être heureux d’apprendre, Manolito,
Que le deuil a été bien mené.
Que le deuil est terminé.
Qu’en pa decanse :
Puiss­es-tu repos­er en paix.

 

***

 

Le Notre-Père de Mano­li­to (extrait)

 

Mano­li­to le chante por bulerías.

 

Notre père qui es au ciel
Qui vois tout et qui entends tout
Parce que tu m’as aban­don­né dans une telle souffrance
Pourquoi ne recon­nais-tu pas que j’ai bien agi ?
Je viens con­fess­er mon père
Tous les péchés qui sont miens.

 

https://www.youtube.com/watch?v=omb6JcpbTCE

 

***

 

 

 

LaPeña Fla­men­ca La Soleá de Alcalá. Cliché Jean Migrenne.

 

Fes­ti­val Joaquín de la Paula, Peña Fla­men­ca La Soleá de Alcalá, 2017.

https://www.youtube.com/watch?v=-uxD17BtHaA

 

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Jean Migrenne

Régulière­ment pub­lié dans Siè­cle 21EuropeLe Fris­son Esthé­tique,Peut-être et (en ligne) Tem­porelRecours au poème, Jean Migrenne a récem­ment fait éditer l’essentiel de l’œuvre poé­tique de Richard Wilbur ; la tra­duc­tion française com­men­tée de la Démonolo­gie de Jacques Stu­art, Roi d’Écosse et d’Angleterre, accom­pa­g­née des Nou­velles d’Écosse rela­tant une affaire de sor­cel­lerie (1590) qui inspi­ra Shake­speare ; la pre­mière tra­duc­tion française de The Dis­cov­ery of Witch­craft, de Regi­nald Scot, 1584, édi­tion cri­tique en col­lab­o­ra­tion avec Pierre Kap­i­ta­ni­ak. Il pré­pare actuelle­ment, tou­jours en col­lab­o­ra­tion et dans la lignée des précé­dents, la tra­duc­tion et l’édition cri­tique de la trilo­gie infer­nale de Daniel Defoe (Diable/Magie/Revenants) ain­si que la tra­duc­tion de la biogra­phie de Sir Wal­ter Ralegh par William Oldys (1736). Ouvrages inédits en français.

 

 

 

Notes[+]