Un don des mots dans les mots, est traduire : entretien avec Marilyne Bertoncini

Qui d'autre pour évoquer la traduction que toi, Marilyne ? Est-ce que quelqu'un qui traduit de la poésie doit être poète, et qu'est-ce qu'être poète ? Je ne sais pas, répondre à ces questions reviendrait à dogmatiser la poésie, et c'est impossible. Elle ne se laisse réduire à rien. C'est parce que tu le sais que personne d'autre que toi ne devait répondre à mes questions. C'est aussi parce que les mots tu en ressens la puissance, les faiblesses, avant même de les recevoir dans le poème. Traduire c'est ceci, avant de tenter de prêter sa sensibilité au poème venu de quelqu'un d'autre, c'est ressentir, sentir, accueillir, et redonner, avec juste ce qui est nécessaire de présence, et d'effacement. Et puis je souhaite en profiter pour te remercier pour ces poètes italiens dont tu traduis les textes que tu permets à tant de gens de découvrir, et dont tu fais des lectures régulièrement.

Marilyne, tu as traduit et tu traduis des poètes, italiens mais aussi anglophones. Comment qualifierais-tu cette activité ?
Peut-être devrais-je te raconter comment on en vient à faire des traductions, ou plus précisément, car chaque trajectoire est singulière, comment j'y suis venue : je n'ai pas suivi de formation théorique à l'université pour obtenir un diplôme de traducteur – en fait, c'est mon activité poétique qui m'y a portée, et plus précisément une rencontre. Alors que j'enseignais à Menton, Barry Wallenstein était  en résidence d'écriture au monastère de Saorge. Ce poète new-yorkais est aussi performeur, et en écoutant le CD sur lequel j'ai découvert Tony's blues ((publié aux éditions PVST, avec des gravures d'Hélène Bautista)), j'ai eu la certitude que le personnage évoqué dans les poèmes aurait intéressé mes élèves – mais il fallait traduire des textes inédits en français. C'est là qu'on pourrait dire née ma « vocation » de traductrice, ensuite poursuivie grâce à Jacques Rancourt, alors directeur du festival et de la revue La Traductière, qui m'a permis de rencontrer d'autres poètes – américains, anglais, australiens... d'autres univers poétiques ; Une fois mise en marche la « machine », c'est une passion qui se développe, et qui m'a amenée à lire des textes théoriques, comparer des traductions, réfléchir sur ma pratique. Rien n'est jamais fixé, il s'agit d'un artisanat, pas d'un travail mécanique, il faut toujours s'adapter aux textes, aux auteurs et à leurs exigences – étudier aussi le champ culturel et linguistique dans lequel a été produit un texte... Il n'y a pas une méthode, ou un outil défini – c'est une série de « bricolages », d'essais, d'hypothèses, d'ajustements..
En relisant ceci, je me dis aussi que l'autre possible origine de ma passion pour la traduction vient du bilinguisme dans lequel je baigne depuis des années, et qui fait de ma vie un perpétuel passage d'une langue à l'autre (parfois même sans que je m'en aperçoive, quand j'énonce à haute voix une pensée commencée dans une langue, pour un interlocuteur d'une autre...) Et ce goût du jeu des langues remonte à bien loin : comme le parcours d'un Petit Poucet retournant sur ses pas, je retrouve le livre de poèmes en anglais que m'avait offert ( une vieille voisine avant de partir pour une opération fatale : je l'ai perdu au fil des déménagements, mais ses pages jaunies, les « tongue twisters » de la fin, un poème comme « a rose is a rose, is a rose... » de Gertrud Stein, n'ont jamais quitté ma mémoire : j'étais encore à l'école primaire, et j'avais une folle hâte de commencer l'anglais en 6ème pour comprendre ce que je lisais à ma façon, enivrée des sonorités que j'imaginais. Mais j'ai aussi en héritage le bilinguisme interdit en famille, et une grand-mère flamande qui avait perdu l'usage de sa langue – considérée comme plébéienne, et donc à proscrire pour les enfants -  jusqu'aux mois qui ont précédé sa mort, où les mots affluaient de nouveau... Je pense que ma fascination pour les langues naît de ces rencontres, et la traduction n'est jamais qu'une extension, une passerelle, vers ceux qui m'ont initiée, par leur passion ou leur rejet.
Est-ce que traduire de la poésie est plus difficile que traduire de la prose, et pourquoi ?
C'est la remarque qu'on fait en général quand tu annonces que tu traduis de la poésie.... Et cela me semble un faux débat :  il faudrait sans doute définir de quel type de prose on parle. Il est sans doute plus facile de traduire un texte technique, une notice, une fois qu'on a une solide connaissance du domaine dont on parle, ou qu'on dispose d'un bon dictionnaire...  Je n'ai jamais traduit de roman, limitant ma traduction de la prose à des nouvelles, les miennes bien souvent. Et les difficultés pour une traduction littéraire n'étaient pas moindres, quoique différentes (un peu comme celles qu'affronte un coureur de marathon par rapport à un coureur de haies).

Barry Wallenstein, Tony's blues, éditions PVST, 2019.

Les difficultés se situent, pour la traduction littéraire et poétique, au niveau du style de l'écrivain, qu'il faut respecter malgré une syntaxe différente.
Le lexique aussi pose de multiples problèmes : on traduit facilement des termes techniques qui ont des équivalents précis, plus difficilement certains concepts (et là, on pourrait aborder toute la difficulté de la traduction des textes de philosophie, qui font encore discuter sur les textes de Freud dont nous disposons, sur la pertinence de la traduction de certains termes de Heidegger etc), et je dirai que le plus difficile à traduire est le mot de la langue commune qui désigne des activités familières ou des objets les plus communs. J'ai renoncé par exemple à traduire le titre du llvre de Barry Wallenstein, Tony's blues, parce que le choix du terme français pour bleu impliquait d'occulter tous les autres : « blues », c'est le blues musical, le cafard, la couleur. Et ses nuances (qui apparaissent notamment dans la fumée du joint de Tony) – sans compter le bleu qui évoque le froid (si présent dans le recueil) – ou le porno, défini blue en Amérique...
Des images sont intraduisibles, de même que des jeux de mots - j'ai récemment participé à une rencontre internationale à l'occasion de la journée internationale de la langue maternelle. Katia-Sofia Hakim citait le mot « camembert », qui n'a effectivement aucun possible équivalent – <mais même en France, en demandant un café, j'obtiens des boissons différentes si je suis dans le sud (où cela a le goût d'un petit espresso italien) ou dans le nord où on le sert dans de plus grandes tasses avec le goût amer de la chicorée. Les actualités sur le Web ont popularisé (c'était avant l'étrange moment où nous vivons avec la maladie des covides) le mouvement FREE HUGS. Et je me suis posé la question du mot « câlin » - qui a toute la douceur de ses sonorités en français, et qui recouvre un vaste champ de contacts, étreintes, caresses... les dictionnaires anglais le traduisent par « hug » qui est plutôt une accolade, ou par « snugle, cuddle », qui représente l'étreinte de type protectrice, maternelle – mais les nuances du « câlin » me semblent bien plus fines, qui va de l'accolade amicale à l'intimité de la relation amoureuse...
La poésie, davantage que la prose, use de figures de style, sans compter le rythme, et la forme que peut avoir une poésie rimée, il n'est pas évident de garder des jeux d'écho ou d'assonances. C'est l'une des plus grandes difficultés que j'ai rencontrées en traduisant l'oeuvre de la poète israélienne Gili Haimovich, par exemple, qui fonde une partie de sa poétique sur une dérive/rêverie lexicale, un jeu d'analogies sonores et visuelles dont une grande partie se perd, et qu'il faut tenter de récupérer autrement, ou en un autre point.
Dans mes traductions, je me suis aussi heurtée au fait que la langue sur laquelle je travaillais n'était pas la langue d'origine du texte – j'ai ainsi traduit des auteurs serbes, indiens, de langue arabe... à partir de l'anglais. Cela demande beaucoup d'échanges avec l'auteur, pour coller au plus près de l'idée initiale. C'est notamment en traduisant les poèmes de Shurid Shahidullah, auteur bengali rencontré grâce à Jacques Rancourt, que je me suis aperçue de l'importance extrême de la diction du poète pour saisir aussi ce que je devais faire en tant que traductrice : les poèmes de Shurid lus par lui en bengali donnent une idée du rythme initial, que je ne sentais pas dans l'anglais, mais que je pouvais tenter de retrouver dans la traduction. Ce n'est toutefois pas évident – et on traduit sans aucun doute plus facilement un poète dont on est proche, par l'univers mental, imaginal, le rapport au monde. Mais l'écueil de cette proximité, notée par tous les traducteurs, est le risque de ramener à sa propre rythmique, son propre univers poétique celui du poète qu'on traduit. Traduire, c'est un travail artisanal ET une activité d'équilibriste, de funambule : il faut rester sur le fil du possible, tirer vers soi et vers sa langue le plus possible, sans basculer, en maintenant l'équilibre avec la charge personnelle, « exotique » du texte.

Une traduction du poème d'Antonia Pozzi sur le blog de Marilyne Bertoncini, minotaura.unblog.fr

Barry Wallenstein dit un poème pour Maya, lecture par l'auteur suivie de la lecture par Marilyne Bertoncini de la traduction. musique d'accompagnement : Panpipes from the Andes.

S’agit-il d’un travail « artisanal » ou bien alors peut-on parler de création, de re-création ? Penses-tu que le traducteur puisse être considéré comme un auteur ?
De même que l'artisan qui façonne un objet le recrée (je pense à l'art africain, et aux masques et statues aux infinies variations dans chaque typologie particulière, qui font qu'on reconnaît à la fois une ethnie, mais si on possède bien le sujet, un artiste, même inconnu, reconnaissable à la façon personnelle dont il manie sa gouge, par exemple) je pense que oui,  sans doute, le traducteur est un créateur : c'est bien évidemment une activité différente de celle qui consisterait à mettre un mot à la place d'un autre comme le fait une traduction artificielle. Les choix que tu fais, la façon dont tu modèles le texte, la démarche par rapport au matériau sont les mêmes que ceux affrontés par l’auteur initial, avec d'autres mots et des contraintes différentes, et supplémentaires puisque tu dois également faire passer de la façon la plus « transparente » possible une idée et un texte initial qui ne sont pas les tiens mais qui sont le sous-texte. Certes, l'objet que tu produis est une création au même titre que l'original, ce n'est pas un décalque, une copie, mais une sorte de faux jumeau. Tu n'as pas eu le choix du thème, mais l'objet que tu produis a une existence propre, et un devenir distincts de celui de son jumeau – et tu l'as « porté » comme on porte un enfant – tiens : peut-être une sorte de gestation pour autrui ?
Existe-t-il des réglementations qui offrent aux traducteurs un statut reconnu ?
Quand j'ai  commencé à publier les traductions que je faisais, et à m'intéresser aux traductions des autres (c'est passionnant, d'étudier la façon dont d'autres résolvent les problèmes), je me suis aperçue qu'ils avaient très peu de visibilités. Le livre Sable, par exemple, qui contient une très belle traduction par Eva-Maria Berg de mon poème, ne la mentionne que dans le colophon... Oubli de l'éditeur, négligence de l'auteur, modestie du traducteur... le sentiment général est quand même que c'est une activité subalterne. A ma question, à un revuiste par ailleurs estimable, sur le fait que les traducteurs étaient à peine mentionnés alors même qu'on ne publiait pas la version originale, je me suis vu répondre :  « mais qui on publie, les poètes ou les traducteurs ? » Eh bien, on publie l'un et l'autre, ils sont bien co-auteurs, comme tu le soulignes dans ta question précédente, et comme les considèrent les  contrats les plus justes.

Little Bestiary/Petit Bestiaire de Barry Wallenstein, lecture bilingue par Marilyne Bertoncini d'un poème extrait du recueil "Tony's blues", publié aux éditions PVST? (2020) avec des gravures d'Hélène Bautista, lors d'une soirée à Valbonne.

Comment peut-on évoquer la relation qui s’instaure entre le traducteur et l’auteur qu’il traduit ?
Comme j'ai traduit des auteurs vivants, j'ai eu la chance de pouvoir échanger avec eux – et la relation est très variée, mais essentielle. Il y a un « pacte » de traduction entre nous, qui définit un type de relation, allant du contrôle pointilleux à la plus absolue confiance. Une fois « cadrée » la relation, l'exploration du texte est une étrange « effraction » dans l'intimité d'un auteur. Traduire implique que tu lises le texte, mais que tu envisages simultanément un tas de possible sous-textes, et j'ai parfois le sentiment, avec des auteurs qui me touchent beaucoup, de « tomber à l'intérieur d'eux-mêmes » - comme un scaphandrier dans les méandres de leur inconscient... C'est peut-être une image un peu exagérée mais il y a, pour moi, un sentiment d'inquiétante étrangeté dans cette union qu'il faut établir entre deux imaginaires, le mien et celui de l'auteur parfois si différent du mien, auquel il s'abouche, univers parfois très proche, mais pourtant aussi totalement étranger, pour lequel il faudra que je trouve des équivalence qui ne l'étouffe pas. Je suis fascinée par cette sensation, ce vertige qui fait de l'auteur que tu traduis un très proche et très lointain à la fois. En fait, les poètes que je traduis par plaisir sont des auteurs que j'aime – des frères ou sœurs de plume, d'encre et d'imaginaire...  Ce sont des liens très forts, de co-création.

 

Image de une © Lydia Belostyk.

Poètes de Parme : Luca Ariano lit Giancarlo Baroni et un poème d'Enrico Furlotti, suivis de leur traduction par Marilyne Bertoncini crédit photo de miniature : Giancarlo Baroni, chaîne Youtube de Marilyne Bertoncini.

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