Isabelle LEVESQUE : Nous le temps l’ou­bli.

 

Curieux titre par son absence de ponc­tu­a­tion comme si Isabelle Levesque souhaitait ain­si sig­ni­fi­er que le temps et l’ou­bli étaient con­sti­tu­tifs des hommes et des femmes en général ou d’une expéri­ence exis­ten­tielle par­ti­c­ulière. Le début du livre est d’un accès dif­fi­cile, les poèmes appa­rais­sent rébar­bat­ifs : empile­ment de mots, mélange de car­ac­tères romains et italiques sur lequel butte le lecteur, titres qui sus­ci­tent l’in­ter­ro­ga­tion… Mais très rapi­de­ment, on est pris au piège d’un univers lin­guis­tique sin­guli­er… Peu à peu les choses se pré­cisent mal­gré une langue trouée par l’ab­sence d’ar­ti­cles, de sujets, des phras­es nom­i­nales ou qui ne se ter­mi­nent pas. Mal­gré le chaos appar­ent des mots : “Ta peau rumine à corps se rue, je suis là” (p 22), un  tu qui devient par­fois de plus en plus présent. Une femme écrit “Tu es vivant” (en italiques dans le texte, comme pour attir­er l’at­ten­tion, p 25). Ce recueil serait le dia­logue imag­i­naire entre deux amants ? Le rythme heurté du poème serait le reflet du souf­fle sac­cadé des corps amoureux… Étrange har­monie imi­ta­tive, étrange mais juste. Un vers comme “Je ten­tac­ule, tu mon­stres court” (p 28), on imag­ine les corps, n’est pas sans rap­pel­er Hen­ri Pichette qui écrivait (à la fin des années 40 !) ces mots : “Je te ver­tige, te hanche, te herse, te larme…”. Ailleurs, Isabelle Levesque revis­ite des expres­sions toutes faites et les adapte à son pro­pos, ain­si avec ce vers “Rien pour mar­tel en tête” qui n’est pas sans faire penser à ces mots avoir mar­tel en tête. Ailleurs encore, “plus peur” sem­ble avoir été écrit par Valérie Rouzeau dont on se sou­vient du “pas revoir”… Isabelle Levesque sem­ble se racon­ter une his­toire au fil de ses poèmes déchi­quetés par le tra­vail sur la langue com­mune. Ça rebon­dit d’un  poème l’autre, ce qui ne va pas sans une cer­taine obscu­rité dès lors qu’il s’ag­it de “com­pren­dre” le poème pris isolé­ment. Quand elle écrit ce vers “Faire des phras­es, vraies” (p 75), Isabelle Levesque recon­naît ce que son écri­t­ure a de décon­cer­tant. Mais à lire de nom­breuses fois le mot or (sous ses deux orthographes iden­tiques mais avec deux sens dif­férents) dans ses poèmes, on finit par se deman­der si elle ne cherche pas l’or du temps… Mais ce qui est à retenir (et qui donne tout son sens à ce livre, me sem­ble-t-il) c’est le vers final suiv­ant : “Nous fûmes Adam et Ève” (p 102)…

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André DOMS : Entre-temps.

 

Dans ce recueil de poèmes en prose, André Doms (il est né en 1932) décrit la vie alors que le grand âge l’a rat­trapé. Mais nulle accep­ta­tion plus ou moins com­plaisante, nul retour vers le passé ; au con­traire, à chaque poème éclate le goût de vivre pleine­ment tout en s’in­ter­ro­geant. Le poète est au meilleur de son écri­t­ure : ce livre est très con­stru­it, 9 par­ties qui regroupent cha­cune 11 ou 9 poèmes et qui sont séparées par la repro­duc­tion de gouach­es de Roger Bertemes  (si l’on ne compte pas le poème lim­i­naire et celui de la fin…). Les mots rares abon­dent (éty­mon, scapu­laire, sphinge, asymp­tote, aphasie, aréni­cole, stolon, héli­o­ga­bale, anophèle…). André Doms apporte la preuve non seule­ment qu’il écrit mais qu’il croque la vie à pleines dents : “Seul vaut le risque du cœur qui s’emballe, rugit, fib­rille à la joie d’être plus que sa peur”. Ce risque prend divers­es formes : la lucid­ité, l’amour, la descrip­tion acide du monde con­tem­po­rain et l’en­gage­ment … La lucid­ité, on la trou­ve dans ces bribes : “Où en suis-je de ce temps qui s’en­nu­age, n’a­vance qu’en moi ? Et la par­en­thèse y est chimère” ou “Mais j’ai peur du cail­lot qui bloque l’artère, des clés qui boucle­nt la phrase : ils amor­tis­sent”…  L’amour : André Doms dédie son recueil à Hélène, celle qui con­jugue [son] verbe ébloui,  il l’in­ter­pelle dans ses poèmes : “Que vivrons-nous, mon amour…”. Il se révolte con­tre ce que le monde est devenu, il ne manque de mots très durs pour stig­ma­tis­er le présent (non qu’il soit passéiste mais cette société lui répugne) et il ajoute “Me sait-on la dent dure dans le pain quo­ti­di­en, le vin qu’on trafique et la langue qui ment ?”  C’est que le monde se définit par ses démons et ses gros sous !  Ne reste alors que l’amour, pour les hommes de bonne volon­té. Et le désir amoureux. Mais là où Doms est le plus sur­prenant, c’est dans son engage­ment (et tant pis pour ce mot démonétisé) : il ne manque pas de dédi­er un poème à Mah­moud Dar­wich, faisant ain­si preuve d’une belle indépen­dance d’e­sprit ; il écrit ces mots révéla­teurs : “Quant à l’homme, en temps com­pact, j’abrège : passé de juif à géno­cidaire…”.

En dépit de son aspect par­fois cré­pus­cu­laire, Entre-temps est un livre éton­nam­ment jeune, résol­u­ment mod­erne : André Doms a con­servé intactes ses fac­ultés d’émer­veille­ment et d’indignation.

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Pierre DHAINAUT : Voix entre voix.

 

Ce titre est apparem­ment sibyllin, voix se ter­mi­nant par la let­tre x, on ne dis­tingue pas le sin­guli­er du pluriel. Peut-être la voix du début est-elle celle du nou­veau-né alors que les voix de la fin du titre seraient celles des adultes ? Peut-être. D’ailleurs, au long de ce recueil, Pierre Dhain­aut fait allu­sion, ou plutôt dit claire­ment : “mais la voix manque” dans Prélim­i­naires (p 12), alors que plus loin (p 29) il par­le de “ces voix surtout qui lui sont vite chaleureuses”. Ain­si le titre s’éclairerait-il…

Comme sou­vent depuis plusieurs livres, Pierre Dhain­aut fait suiv­re ses poèmes de notes très libres dans lesquelles il réflé­chit à ses poèmes et aux cir­con­stances qui les ont fait naître. Ici les pre­miers sont regroupés dans Échogra­phies (I) alors que les notes sont inti­t­ulées Échogra­phies (II). Dans ces dernières, Pierre Dhain­aut s’in­ter­roge sur cette nais­sance d’un enfant dif­férent en même temps que sur l’écri­t­ure poé­tique. Il explique qu’il ne faut “rien exiger des poèmes avant de les écrire, [mais] exiger de nous d’être assez généreux afin qu’ils advi­en­nent” (p 30). Il a ce mot heureux : “Une annon­ci­a­tion, le poème, il dirait de quel dieu, ce ne serait plus un poème” ; tout est alors dit, il n’y a pas de déf­i­ni­tion pré­conçue du poème, de sens don­né d’a­vance. C’est ain­si une déf­i­ni­tion de la poésie qui se con­stru­it peu à peu : “Rebelles, les mots, ils met­tent en bran­le un mou­ve­ment qui ne coïn­cide jamais avec ce que nous avons la pré­ten­tion de dire, ne les refu­sons pas, accep­tons qu’ils nous sur­pren­nent, accep­tons de leur obéir…” (p 33). Leçon de mod­estie et de lib­erté. D’où l’at­ten­tion portée à l’é­coute : des mots du poème, de ce que “dit” le nou­veau-né… “Inlass­able­ment les poèmes recherchent une voix per­due” (p 39).

Cepen­dant ces notes ne sont pas placées en fin de vol­ume mais entre les deux suites de poèmes qui con­stituent les sec­tions 1 et 3 du recueil ; don­nant ain­si un sens par­ti­c­uli­er à la pré­po­si­tion entre et au titre. Ce qui amène le lecteur à s’in­ter­roger sur la voix comme sur les voix… Si les poèmes dans la pre­mière sec­tion restent cen­trés sur cette nais­sance, s’ils dis­ent pudique­ment la dif­férence, ceux de la troisième et dernière sec­tion, inti­t­ulée juste­ment “L’ap­proche autrement dite” con­stituent une suite de quin­tils qui expri­ment le monde (et sin­gulière­ment la nature) : le poète, après l’épreuve, retrou­ve le calme et l’al­liance : “si calme / le bat­te­ment du cœur, / tu es d’ac­cord”.

La cou­ver­ture est d’Anne Slacik, tout comme les trois pein­tures repro­duites à l’in­térieur qui débu­tent les trois sec­tions du livre. Plutôt que de sim­ple­ment remerci­er Anne Slacik, Pierre Dhain­aut pub­lie en fin de vol­ume un véri­ta­ble arti­cle qui met en lumière les cor­re­spon­dances entre ces pein­tures et ses pro­pres poèmes : “Anne a peint ce que je cherche à enten­dre à tra­vers les poèmes”.

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Horia  BADESCU : Roulette russe.

 

Horia Bade­s­cu est un poète roumain fran­coph­o­ne, ce qui explique sa présence dans le cat­a­logue de nom­breux édi­teurs français ou belges. L’Herbe qui trem­ble pub­lie aujour­d’hui ses récents poèmes sous le titre de Roulette russe. Mais il est né en 1943 et ces poèmes ont une tonal­ité par­ti­c­ulière, un curieux mélange de pes­simisme et de réflex­ion… Tout le monde (ou presque) con­naît la roulette russe, ce jeu qui cour­tise la mort, en usage chez les officiers russ­es du passé : un  revolver est chargé d’une car­touche dans le bar­il­let qui est aus­sitôt tourné afin que le joueur ignore la posi­tion du pro­jec­tile. Puis celui-ci appuie sur la détente après avoir pointé l’arme sur sa tempe ; il a une chance sur six de mourir. S’il ne meurt pas, la par­tie con­tin­ue avec un autre joueur. Ce jeu témoigne, au-delà du risque encou­ru et de son aspect psy­cho-pathologique, d’un cer­tain détache­ment affiché à l’é­gard de la mort… Les esprits forts ou cha­grins pour­ront iro­nis­er sur Horia Bade­s­cu : il a une belle car­rière pro­fes­sion­nelle der­rière lui, il a pub­lié une cinquan­taine de livres (en roumain ou directe­ment en langue française), son roman Le vol de l’oie sauvage a été traduit en français par Gérard Bayo et pub­lié chez Gal­li­mard… Mais il n’y a rien de mor­bide dans Roulette russe qui est tra­ver­sé, au con­traire, en quelque sorte, par une veine jubi­la­toire et un amour de la vie inex­tin­guible. “Ce n’est pas la sagesse / qui s’ac­croît en vieil­lis­sant / mais l’ob­sti­na­tion” écrit-il dans un beau poème. On serait alors ten­té de croire qu’il s’ag­it de l’ob­sti­na­tion de vivre… D’où cet amour de la vie… Le lecteur athée pour­ra refuser des vers comme “toi qui ressus­cit­eras un jour”, “l’ange qui va t’an­non­cer que ton âme / est bénie”, “nous, Dieu, l’é­ter­nité…” ou de sim­ples mots comme l’âme… Il pour­ra objecter la com­plex­ité de la matière, la vie sur cette planète, un acci­dent qui mérite d’être pleine­ment vécu, etc… Éter­nel débat entre celui qui croy­ait au ciel et celui qui n’y croy­ait pas ! Peut-être même se sou­vien­dra-t-il que, dans le lan­gage courant, la roulette russe désigne une déci­sion cru­ciale accom­pa­g­née de risques impor­tants. Voilà qui rel­a­tivise énor­mé­ment cette posi­tion religieuse…  Reste la mort qui arrive tôt ou tard pour clore l’ac­ci­dent, avec ce qu’elle a d’i­nac­cept­able et de scan­daleux con­tre quoi l’homme se révolte car la sagesse ne s’est pas accrue avec le temps. Restent ces con­stats quo­ti­di­ens  dont le moin­dre n’est pas rien d’autre que du silence (p 38) que tout le monde peut partager. Reste ce jour qui “est tou­jours le pre­mier”, qu’on soit athée ou croyant !

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Chris­t­ian MONGINOT : Le dit de l’hori­zon.

 

Le dit est un poème nar­ratif écrit à la pre­mière per­son­ne, des­tiné à être réc­ité et qui remonte au Moyen-Âge. Le titre présente le thème du poème. Le dit de l’hori­zon sem­ble être une exploration/découverte du monde. Par l’écri­t­ure poé­tique certes. Mais on sait depuis longtemps que la démarche poé­tique et la démarche sci­en­tifique peu­vent aboutir au même résul­tat (à con­di­tion d’être sérieux avec l’ob­jet de ses rêves, du moins avec les moyens don­nés à sa démarche)… Le but étant le même : la com­préhen­sion du réel. Le ton de Monginot se fait volon­tiers rim­bal­dien : “Le réel ! / L’étreinte ! / L’é­ter­nité retrou­vée !” (p 13). Mais inter­ro­ga­tion sur l’écri­t­ure aus­si, sur l’écri­t­ure comme moyen. D’où  ces références au “rec­tan­gle de la page”, au “puits dévoreur de mots”  (p 14). Si la tonal­ité de ces poèmes est descrip­tive, c’est qu’il s’ag­it de saisir pré­cisé­ment le réel (du monde et de l’écri­t­ure), ce qui amène le poète à se répéter comme dans ces vers : “Ici est hési­tant, / Ici est une hési­ta­tion…” (p 17). Démarche dif­fi­cile qui se traduit par le dédou­ble­ment de l’ex­pres­sion (“Des mêmes murs vien­nent / Les mêmes ques­tions, / Et des mêmes ques­tions, / Les mêmes murs…”, p 22). Dédou­ble­ment qui est la métaphore de ce tu qui rem­place le je du dit : qui est ce tu auquel s’adresse le poète, le tu écrivant ou le tu obser­vant ? Dédou­ble­ment qui se pour­suit jusqu’à la dernière page et qui donne son unité au recueil… Dans le poème Bruits, les activ­ités humaines devi­en­nent une liste, le vers dis­paraît…; à nou­veau la dual­ité du monde réap­pa­raît. L’ange est le nom qui pour­rait être don­né à l’ab­sence con­tre laque­lle se bat Chris­t­ian Monginot, l’ab­sence ou le néant ou le vide ou le non-sens dans sa lutte à trou­ver du sens à la vie. Le poème est alors la trace  de cette bataille, le poète est en per­ma­nence sur la corde raide. Poésie méta­physique donc, dif­fi­cile à suiv­re dans sa ten­ta­tive d’ap­proche du réel. Ce qu’écrit Chris­t­ian Monginot, c’est l’é­trangeté d’être au monde : “Toi, un dehors t’est don­né, un corps, un voy­age, / L’in­tim­ité de la pous­sière, une vie ; // Tu ne peux plus entr­er ni sor­tir, / Juste écrire…” (p 49). L’hori­zon annon­cé par le titre du recueil  n’ap­pa­raît que dans un poème aus­si inti­t­ulé Hori­zon mais c’est pour soulign­er l’at­tente (“Dans la pénom­bre où tu t’at­tends”)  et le poète le dit longue­ment : “Ta ligne au loin, / Ombre et lumière, / Le long de laque­lle s’en­fuit / Cette pointe de vide à quoi se résume / La mai­gre paix de n’être rien, / Des­sine  comme un  principe de nudité, / Aus­si pré­cis et strict que le pre­mier…” (pp 50–51). L’écri­t­ure est alors “Let­tre d’un désir vide jetée vers toi par l’hori­zon”  (p 78). Le poète n’est “qu’un trou de parole dans l’être” (p 89). Mais s’il n’y avait qu’un  seul poème à retenir de ce recueil, un seul poème qui résume admirable­ment la démarche de Monginot en ce qu’elle aboutit, ce serait Secret (pp 105–106).

On appréciera ou non cette poésie dont il faut remar­quer l’aspect obses­sion­nel et répéti­tif, mais elle a le mérite d’être. Car la langue est malade. Le dit de l’hori­zon est l’ex­act opposé des délires tech­nocra­tiques des experts, des écon­o­mistes bien en cour et des poli­tiques au pou­voir. Mais peut-être est-il vain de vouloir par­ler de ce livre ?

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Les livres des Édi­tions L’Herbe qui trem­ble peu­vent se trou­ver dans les bonnes librairies et on peut com­man­der directe­ment chez l’édi­teur (25 rue Pradier. 75019 PARIS) ou sur le site www.lherbequitremble.fr.

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.