Un entretien avec Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut correspondent très régulièrement depuis de longues années. Cette correspondance prend parfois la forme d'un dialogue poétique. Après La Grande année (L'Herbe qui tremble, 2017), La Troisième voix, qui paraît le 1er juin chez le même éditeur, rassemble des poèmes plus longs, qui font de cet échange singulier et profond un ensemble tout à fait exceptionnel. Les textes sont accompagnés par trois peintures de Fabrice Rebeyrolle.

Isabelle et Pierre, vous aimez écrire à deux voix : « nous n’avons qu’une envie, faire œuvre ensemble » (Pierre, postface de La troisième voix). C’était déjà le cas de La grande année,  paru chez le même éditeur en 2018. De ce nouveau livre, Isabelle, tu précises ceci : « Mais nous avons senti la nécessité d’écrire des textes plus longs, qui accompagneraient nos lettres – seconde voix d’une correspondance assidue » (postface). Hormis cette longueur des poèmes et le fait qu’ils ne sont plus ici accompagnés de photographies,  quelles autres différences voyez-vous entre le projet de La troisième voix et celui de La grande année ?
 Isabelle Lévesque : Écrire à deux, c’est porter ensemble. Accepter, souhaiter être détourné de soi (un peu), de sa propre voie, pour explorer un chemin qui change sans cesse en écoutant une autre voix, familière et différente de la sienne propre. C’est un risque salvateur. Il faut beaucoup de confiance pour cela et ne pas craindre un jugement puisqu’il s’agit à la fois de rester soi et de se laisser modeler par chaque poème reçu qui désoriente et appelle une réponse. 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La grande année, L'Herbe qui tremble, 2018, 124 pages, 25 € 67.

Dans La grande année, a priori, je ne devais intervenir que pour les photographies, elles suscitaient les poèmes de Pierre. A la fin, il a été question que j’écrive quelques poèmes et, la passion du coquelicot m’emportant, ils ont tous été écrits en regardant les captures de ces fleurs. Cette partie, indépendante, Thierry Chauveau, notre éditeur, a accepté de la publier intégralement mais elle est distincte des saisons de Pierre. Pour La troisième voix, nous avons souhaité établir une correspondance par le poème, chacun suscitant le poème de l’autre. C’est au moment de constituer le livre que nous avons voulu y adjoindre des extraits de carnets que nous avions l’habitude d’écrire, cela permettait aussi de reproduire des manuscrits. Nous aimons tous les deux écrire à la main les poèmes, nous le faisons pour certains livres d’artiste et nous l’avons beaucoup fait pour de simples petits carnets glanés auprès des Moulins à papier. Pour la plus grande partie du livre, avec ses poèmes longs, il s’agit vraiment d’une correspondance écrite au fil du temps. Parfois une lettre accompagnait le poème, parfois rien du tout.
Pierre Dhainaut : Faire œuvre n’a été possible que parce qu’il existait entre Isabelle et moi une correspondance. Ce nom de « correspondance », je devrais le mettre au pluriel. Le passage des lettres aux poèmes s’est fait peu à peu, naturellement. La grande année, à vrai dire, n’est pas un livre à deux voix. À ses lettres Isabelle avait l’habitude, elle l’a gardée, de joindre une ou plusieurs photographies des lieux de ses promenades, le matin, autour des Andelys. Au verso elle ajoutait quelques mots qui précisaient une sensation, qui surtout suggéraient une perspective, des légendes. Pourquoi ne m’aurait-elle pas invité à écrire les poèmes que m’inspiraient ses images ? Nous avons tenu une sorte de journal au fil du temps. Nous n’avons pas eu à choisir le thème des saisons, il nous convenait.
Que faisions-nous pourtant sinon reprendre la démarche du livre d’artiste ? J’avais plusieurs fois travaillé avec des photographes, il me fallait plus en l’occurrence puisqu’Isabelle est pour moi d’abord poète, c’est en tant que telle que je l’avais rencontrée. À ma demande, elle a dans la dernière partie associé ses photos et ses poèmes. Cependant nous désirions une collaboration plus active. Quand le manuscrit fut remis à l’éditeur (été 2017), nous avons commencé à écrire pour de bon ensemble. Le procédé mis au point par Isabelle fut le suivant : elle m’envoyait un texte où figuraient des lacunes à l’intérieur desquelles je pouvais intervenir. Une dizaine de poèmes a été composée de la sorte, mais ce procédé m’a semblé trop rigide. Tout fut interrompu par une opération que j’ai dû subir, nous n’avons repris l’activité commune que très tard l’année suivante. Telle a été la préhistoire de La troisième voix. Ne subsiste dans le livre avec « C’est toi » que « Conte » parce que nous n’avons pas quitté le temps fabuleux de l’enfance, nous en reparlerons forcément dans cet entretien. Nous devions changer de méthode, innover, pour que nous partions vraiment à l’aventure.

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La Troisième voix, 2023, 138 pages, 18 €.

Comme dans votre livre précédent, vous cheminez au rythme des saisons, au cours presque entier d’une année : d’août à juin. Pourtant, la chronologie n’est pas tout à fait respectée, puisque la deuxième section commence, comme la première, au mois d’août. Pourquoi cette sorte de rupture, alors que tu insistes, Pierre, sur la fidélité à la succession des poèmes échangés : « ces poèmes réunis selon l’ordre où ils ont été composés » (postface) ? Plus généralement, à quels principes obéit la composition de ce nouvel ouvrage ?
Isabelle Lévesque : Pierre tenait à indiquer la date d’écriture pour la plupart des poèmes. Je me suis rangée à ce souhait. Pour moi, la chronologie ne préside jamais à l’organisation d’un livre, c’est plutôt, toujours, un fil, différent pour chaque livre, que je suis. Il est parfois fragile et peut se rompre comme se rompent les vers par des retours à la ligne, des blancs ou le rythme qui change.
Pierre Dhainaut : Le principe de composition, respecté du début à la fin, est tout simple : l’un de nous écrivait un poème que l’autre devait poursuivre. Pas de longueur fixée à l’avance. Le nombre de vers dépendait des facultés d’interprétation et d’invention de chacun. Nous nous sommes tendu le relais durant presque une année. Une séquence développe ce que le poème initial recèle de suggestions ou de promesses, aucune séquence non plus n’a de longueur fixe. Quand nous estimions que disons le thème était exprimé, nous nous arrêtions. La pause était de courte durée. Nous étions, bien sûr, Isabelle et moi, égaux, mais c’est elle, la plus vive, qui en général intervenait d’abord. Les poèmes devaient être reproduits selon la chronologie, les dates sont indiquées. Mais dans les premières semaines l’impatience était si forte que nous avons ouvert et emprunté plusieurs directions simultanément, d’où cette confusion que tu signales. Par la suite tout est rentré dans l’ordre. Rien n’était prémédité. Nous n’aimons pas les calculs, nous aimons l’immédiat et l’imprévisible. Nous avons improvisé. La contrainte unique, absolue, veut que nous soyons attentifs ou, pour mieux dire, à l’écoute.
La troisième voix… Rarement un titre de livre aura été aussi pesé, pensé, senti, me semble-t-il, d’autant que l’épigraphe de Thierry Metz lui fait directement écho : « chemin au croisement de nos voix ». Cette troisième voix est donc aussi une voie, qui offre une direction neuve, comme y insiste Isabelle : « ni la tienne ni la mienne » ; « Lis cette page, elle s’efface / pour commencer ici dans une autre langue ». L’un et l’autre, vous évoquez un amour enfantin des lettres, des voyelles, des consonnes - à travers, par exemple, le « A » du commencement, le « r » et le « l » du mot « avril »… D’ailleurs, Pierre, tu écris : « enfants nous le sommes encore / puisque nous croyons au pouvoir des mots ». Dans quelle mesure votre dialogue se met-il au service du langage de l’enfance ? Quels liens cette troisième « langue » entretient-elle avec la simplicité sonore et le balbutiement qui préexiste au langage articulé ?
Isabelle Lévesque : C’est la langue de l’enfance qui entre dans le poème. Le passé de ma propre enfance ressurgit souvent, comme privé de sa distance temporelle, il suffit d’un jeu ou d’un rire pour cela. La neige, par exemple, sa matière d’hiver et la lumière qu’elle suscite. Voyelles et consonnes sont de même nature : éléments magiques d’une ronde que le poème incarne. Pour Pierre comme pour moi, le paysage est essentiel et intérieur. L’adverbe de lieu ici est souvent présent dans nos poèmes. Dans Le poème commencé, publié en 1969 (Mercure de France), Pierre écrivait : « [c]’est d’ici que je pars, ici que je reviens, mêlant, ne mêlant jamais à mes propres pas mes pas sans cesse. » À chacun son paysage d’enfance, la côte de la Mer du Nord, la plage de Malo près de Dunkerque où Pierre a vu la mer pour la première fois, Château Gaillard et les falaises de craie des Andelys pour moi. Ces deux paysages fondent La troisième voix. Quant à la question qui suit cette phrase : « Ici même, [saurai-je], en ce rivage du temps, faire surgir l’autre rivage ?», c’est bien l’une des questions que nous partageons en poésie : l’enfant croit au possible, celui/celle qui écrit le poème aussi. Il a des alliés, ce sont des éléments qui surgissent dans le poème, flocons, arbres par exemple. L’alphabet joue le même rôle, il faut faire quelque chose des voyelles et des consonnes. On peut les envisager comme des êtres puisqu’ils font naître les mots du poème. Or tout est découverte. Chaque nouveau poème dévoile des mots que le contexte, la syntaxe va réactiver dans une structure nouvelle. Tout se joue dans chaque poème car le retentissement est différent d’un texte à l’autre. Il ne s’agit pas de répéter ou reproduire mais de faire advenir, d’espérer faire advenir, de manière nouvelle.
Pierre Dhainaut : Nous improvisions : la référence à la musique va de soi. Je ne sais si Isabelle y a songé alors, mais souvent il m’est arrivé de nous comparer à deux musiciens qui se surprennent, se stimulent, rivalisent s’accordent, découvrent de nouveaux horizons sonores, j’allais dire inépuisablement. À deux voix, me semblait-il, c’était possible. Et aujourd’hui me vient une question : quel aurait été l’instrument d’Isabelle, quel aurait été le mien ? Rêvons : violoncelle, piano, flûte… Mais deux voix, seulement deux voix suffisent, leurs ressources sont infinies si elles se reconnaissent, si elles sont libres. Ce livre est né de leur entente. « La troisième voix » n’appartient pas plus à Pierre Dhainaut qu’à Isabelle Lévesque, elle est la voix qu’ils ont créée, qui, rendue publique, doit vivre de sa vie propre, que le lecteur devrait accueillir sans penser aux livres que chacun a écrits séparément. La citation de Thierry Metz placée en exergue le dit très bien : « au croisement des voix » apparaît l’autre voix, la troisième. Faut-il insister sur la valeur symbolique de ce nombre ? La totalité, l’union, elle est universelle. (Nous saluons discrètement au passage Michèle Finck, l’auteure de La troisième main, qui transcende celles du compositeur et de son interprète.) Une voix accède mystérieusement à la présence et par elle nous entrons en pays de résonance. Nous sommes sensibles, Isabelle et moi, à tout ce que les vocables suggèrent à la vue comme à l’ouïe. L’exemple d’« avril » est emblématique : « r », c’est l’air, « l », c’est l’aile, c’est elle. D’autres échos sont perceptibles, d’autres évocations. Il y a aussi dans La troisième voix d’innombrables anagrammes. La plupart de mes poèmes sont tissés, spontanément, de cette manière. Est-ce, Sabine, une survivance du langage enfantin ? Je l’admets. Je crois aux vertus fécondes du balbutiement. Je crois également que la poésie et la cabale phonétique suivent des voies communes : le surréalisme d’où je viens me l’a appris, en particulier l’œuvre de Gherasim Luca. Autrefois je voulais écrire toute une étude sur les jeux d’amour entre les mots.

Isabelle Lévesque, © Le Printemps des poètes.

Cette « troisième voix », je l’entends également comme la voix du cœur, à travers cette amitié indéfectible en cet « espoir » que tu soulignes, Pierre, « d’aller toujours à la rencontre ». C’est le cœur qui vous pousse à échanger en poésie, à signer vos vers « d’un nom commun » et à vous offrir en toute « confiance » les présents de vos mots, mains ouvertes : « Et si dans la paume, au bas d’une page, / nous déposons un souffle, / il tiendra lieu de signature » (Pierre) ; « Dans ma paume tu signes / une lettre d’or » (Isabelle). Il me semble que votre relation affective intervient dans ce dialogue de poèmes, comme le suggère peut-être cette évocation d’un « silence » passager : « Ici nous sommes / séparés » (Isabelle). De manière très significative, votre ultime poème entrelace vos deux voix. Si mes questions ne sont pas indiscrètes, j’aimerais savoir quel rôle joue votre amitié dans cet échange : si vous ne vous connaissiez pas aussi bien, pensez-vous que votre dialogue en serait différent ? Est-ce que votre relation et votre écriture, au terme de cet échange, s'en sont trouvées changées ? 
Isabelle Lévesque : Tu vois clair, chère Sabine. L’échange des poèmes, nous le savons toi et moi pour avoir écrit ensemble également, ne peut avoir lieu qu’en confiance. Il est certain que Pierre et moi, en plus de nous connaître bien, connaissons bien chacun de nos livres. Cela fait bien du temps que je fréquente ses poèmes. Déjà, pour Ossature du silence (Les Deux-Siciles, 2012), j’avais inscrit ces deux vers de Pierre en épigraphe : « d’où vient cette force / également qui ronge, qui érige ? » (Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé - Arfuyen, 2010). La place inusitée de l’adverbe, les deux verbes paronymes et antithétiques me paraissaient caractériser parfaitement le paysage que j’évoquais, avec la falaise en surplomb. La craie, fragile, devient écriture menacée elle aussi d’effacement, il suffit d’un geste pour effacer le tableau. C’est pourtant ce geste qui nous redresse par l’écriture du poème. Cette « force » en action, propulsée par le vent ou le souffle, chez Pierre, je l’éprouve aussi lorsque j’écris. Nous savons quels sont les points sensibles de chacun et quels motifs tissent nos poèmes. Les faire se rencontrer, se heurter même parfois, nous fait aller plus loin. Nous cherchons chez l’autre ce que nous ne trouvons pas en nous-même.
Pierre Dhainaut : Sans l’amitié La troisième voix n’existerait pas. Une rencontre a lieu, et l’amitié qui commence demande que nous allions toujours à la rencontre. L’indéfectible, je reprends, Sabine, le mot que tu utilises, l’indéfectible n’est pas un état, mais un élan qui, s’il donne confiance, implique la plus grande exigence. En écrivant ce livre, nous avons obéi au mouvement que la rencontre avait mis en branle. Elle s’est faite, cette rencontre, grâce à la lecture dans plusieurs revues auxquelles je collaborais (Diérèse, Voix d’encre, Thauma) de quelques-uns des premiers poèmes publiés par Isabelle, ils m’alertèrent. « Le rendez-vous de neige » (Diérèse, n° 48-49, Printemps-Eté 2010) est pour moi le texte augural, d’une ferveur et d’une ardeur exceptionnelles. « La précision du ciel. Dépôt de brume. / Un peut-être. / J’entends huit heures, hiver, épais le noir et je pars […]. / Poème de givre pour la lumière. » J’ai gardé le rendez-vous de neige, je connais ces pages par cœur. Isabelle partait aussi à la recherche d’une écriture concise, saccadée, emportée, qui correspondait à une totale nécessité intérieure. Alors que tant de poètes de ces années-là tournant le dos aux abstractions des avant-gardes accumulaient constats et platitudes, Isabelle retrouvait l’impératif de Rimbaud, la vocation même de la poésie, l’« alchimie du verbe ». Et de plus tous ses poèmes étaient d’amour (ils le sont restés). « Nos pas et l’encre se répondaient. » Ce n’est pas un hasard si, quelques années plus tard, avec Daniel Martinez, nous nous sommes retrouvés à Charleville, d’abord pour rendre hommage à Thierry Metz dans la Maison des Ailleurs où vécut Rimbaud, puis devant sa tombe pour lire nos poèmes. Ce matin d’octobre, la première fois en public. Tes questions, Sabine, sont-elles, comme tu le crains, indiscrètes ? Le mouvement de l’indéfectible ne s’est pas arrêté après La troisième voix. Nous avons encore composé tout un livre, Le silence, imagine, dont quelques extraits ont paru dans des revues, notamment Europe, ou ont été recopiés dans des manuscrits illustrés par nos amis Fabrice Rebeyrolle et Caroline François-Rubino. L’envie d’écrire à deux voix n’a pas disparu, nous saisissons la moindre occasion pour la satisfaire. Que puis-je ajouter ? Les poèmes disent tellement plus que ce que les auteurs veulent ou prétendent y mettre, La troisième voix n’échappe pas à cette règle. Tu es, Sabine, notre première lectrice : le don de clairvoyance qui est le tien me bouleverse. L’écriture, en ce qui me concerne, a changé : je l’approche aujourd’hui plus librement. Je le dois à Isabelle, non pas que je subisse son influence dans le choix des tournures et des rythmes, par exemple, mais parce que les conditions de notre travail m’ont obligé à me comporter d’une manière moins lente, moins laborieuse. Je me suis dénoué. Je tenais à répondre sans trop de retard aux envois d’Isabelle (la poste à l’époque était rapide), pourquoi la faire attendre ? Les premiers mots m’étaient apportés, impérieux. L’essor et la concentration étaient immédiats. La patience, comme disait Rimbaud, pouvait être qualifiée d’ardente. Tandis que s’élaborait La troisième voix, je travaillais sans m’interrompre à d’autres livres, ils ont bénéficié de la même vivacité. J’ai le souvenir d’un élargissement heureux.
Dans une conversation récente, Pierre, tu as évoqué l’étrangeté fragmentaire des demi-poèmes d’Emily Dickinson. Cette « troisième voix », je la lis aussi comme le silence immémorial où la parole personnelle s’efface dans « l’air pur de l’échange » (Pierre). Cette voix devient alors pour toi « écoute » rigoureuse et profonde « attention » (postface), ouverture à plus grand que soi-même… J’ai ainsi le sentiment que vos deux noms s’abîment dans un « souffle » (pour Pierre) ou un « secret » (pour Isabelle), qui équivalent à « ce nom qui vibre au-delà de lui-même » (Pierre). Cette voix silencieuse, on pourrait peut-être la désigner par les syllabes des mots « oui » (Pierre) ou « ici » (choisi comme titre de votre dernière section). Comment vous exercez-vous à l’écoute ? Comment votre état d’esprit et vos mots l’entretiennent-ils, lorsque vous répondez à cet(te) autre dont le langage m’apparaît si différent (incisif sous les doigts d’Isabelle, réceptif dans la paume de Pierre) ?
Isabelle Lévesque : La troisième voix, en ce titre une forme de quête. Deux « voix/voies » s’entendent grâce à l’homonymie, elles dépassent le chiffre 2 en quelque sorte. Ce qui importe n’est pas l’une ou l’autre voix, mais ce qui naît de l’écoute. Le questionnement, fréquent dans les poèmes de chacun, appelle un destinataire et laisse une réponse libre de s’énoncer. Toujours, la réponse est ouverte et relance l’interrogation. Le poème est ainsi, ouvert à l’infini. Le mot « fin », exclu du poème, ne peut retentir, il faut poursuivre les livres toujours pour les laisser vivre et traverser ceux qui les vivent. Écrire ensemble, c’est accepter le doute et le vivre pleinement, comme une chance. Le « oui » chez Pierre, je ne le lis pas autrement. Il incarne l’écoute. En cela, je le partage, même si, effectivement je crois, comme tu l’exprimes, le langage incisif entre dans mes poèmes. Je me laisse heurter par ce qui m’entoure et la grammaire bouleversée peut le traduire, avec des accélérations lorsque certains mots manquent ou quand jaillissent des vers directs et perçants. Si Pierre tend vers ce oui d’accueil augural, je tends d’abord vers un non ou plus précisément, je connais toujours des moments où je me débats dans la vie comme dans le poème. Ce passage par une forme de lutte qui apparaît, je crois, dans le rythme et la syntaxe du texte, peut ouvrir un possible (le oui). Dans Ici, adverbe qui nous rapproche et nous lie, Pierre écrivait : « en compagnie des mots / tu n’as qu’une envie, relier, réconcilier, / tout est cependant à refaire, / ils te l’indiquent, et ils t’épanouissent » (Pierre Dhainaut, Ici - Arfuyen, 2021).  Dans nos échanges, nos mots et nos rythmes trouvent un accord qui ne craint pas les dissonances et l’inachèvement du poème. Il me semble que les différences d’expression (et de personnalité peut-être), dans la rencontre, deviennent inspiration pour l’un et l’autre.
Pierre Dhainaut : Les brefs poèmes d’Emily Dickinson, denses, énigmatiques, ont été appelés « moitiés de poèmes », il nous appartient de les compléter grâce à « la voix qui se lève en chacun » durant sa lecture, et, poursuit Dominique Fortier dans son bel essai Les ombres blanches (Grasset, 2022), « il faut les deux voix » pour que les moitiés soient réunies. N’est-ce pas la démarche que nous suivons dans La troisième voix ? Aucun poème à lui seul ne se suffit, aucun des deux poètes n’est indépendant : tour à tour nous y sommes auteurs et lecteurs, le lecteur devenant l’auteur qui incite à une lecture nouvelle. Écriture et lecture se réinventent sans fin ou du moins aussi longtemps que le permettent les potentialités du poème premier et les possibilités de chaque intervenant. Un tel livre n’est pas terminé. Les livres de poésie se terminent-ils ? Le dialogue qu’ils inaugurent est, en principe, perpétuel. Isabelle, à ma connaissance, n’emploie pas l’adverbe « oui », mais fréquemment dans La troisième voix comme dans nos propres livres (Chemin des centaurées, Ici) nous employons celui d’« ici ». Dans la dernière section que tu cites, nous rejoignons notre lieu, le livre qui s’ouvre, et nous avons à vivre en cette ouverture. Je n’engage que moi dans cette partie de la réponse. C’est bien ici que tout se joue, dans l’espace et le temps d’une transmutation du langage et de l’être, mieux vaudrait dire, simplement, de la personne, en ce livre, en ce monde. « Ici » se change en « Oui ». Le livre est, par excellence, le lieu de l’écoute, notre sens le plus fin, le plus disponible, le moins autoritaire. À la fin de ta question, Sabine, tu compares nos comportements, « incisif », celui d’Isabelle, « réceptif », le mien, les doigts de l’une, la paume de l’autre, mais ces doigts et cette paume forment la même main, n’est-ce pas ? La voix que nous engendrons, la troisième, n’oppose pas les différences, elle les attise et les dépasse.

Pierre Dhainaut, Photo © archives Jean-Charles Bayon - VDN.

Cette entente silencieuse se rend pourtant visible, comme l’indique le geste du peintre Fabrice Rebeyrolle, qui grave des vers, reproduit des missives anciennes et les teinte de rouge et d’ocre : « Il incarne la troisième voix du livre » (Isabelle, « Le secret, l’empreinte »). Aviez-vous prévu de faire intervenir un artiste, lorsque vous avez réfléchi ensemble à la forme de ce livre ? Pourquoi cet appel à Fabrice Rebeyrolle ?    
Isabelle Lévesque : Pour ce qui me concerne, c’est la poursuite d’un travail commun avec Fabrice Rebeyrolle depuis Chemin des centaurées (L’herbe qui tremble, 2019). J’ai aimé que le peintre, comme il le fait toujours, propose sa propre lecture des poèmes. Pour Chemin des centaurées, il avait inventé un paysage fantastique dans lequel les fleurs, devenues des êtres singuliers, semblaient s’extraire des pages pour exprimer une émotion. Dans En découdre, Fabrice R. avait dissocié des espaces qu’il fracturait par la gravure et l’entaille vive sur la page. Dans Je souffle, et rien. c’est tout l’espace vertical, vertigineux, qui l’avait inspiré. Ce que crée ce peintre me surprend toujours : il lit attentivement les textes, c’est un grand familier de la poésie contemporaine, et transcrit à sa manière les mots du poème. En travaillant sur les feuilles d’une correspondance ancienne, il a donné un fond signifiant aux peintures. Tout découle me semble-t-il de cette correspondance que Pierre et moi échangions pour nous adresser les poèmes. Et puis des couleurs, le rouge, le bleu raniment ce passé des lettres anciennes. Les réactions de Fabrice R. à la lecture des poèmes s’avèrent toujours stimulantes.
Pierre Dhainaut : A priori je ne voyais pas ce livre accompagné par un peintre. L’initiative d’inviter Fabrice Rebeyrolle revient à Isabelle, je l’ai approuvée sans réserve, nous avions déjà réalisé plusieurs livres d’artistes tous les trois. Fabrice a parfaitement vaincu la difficulté qui lui était soumise, deux auteurs, deux lieux, variété des propos… Il n’a pas illustré, il a rendu visible ce qui nous animait lorsque nous confiions au papier ces empreintes de nos mains ou de nos voix, ces lignes aussi tremblantes que celles qu’enregistre un sismographe, un électrocardiogramme.
Vous utilisez tous deux, très naturellement, la deuxième personne du singulier, qui est l’axe du dialogue. D’ailleurs, le premier titre – manuscrit, avec vos deux écritures – redouble cette adresse : « C’est toi / C’est toi ». Pourtant, je ne peux me défaire de l’impression selon laquelle chez toi, Isabelle, le « tu » renvoie clairement à Pierre, ton interlocuteur, alors que toi, Pierre, tu emploies parfois aussi le « tu » comme on s’adresserait à soi-même (un « tu » embrassé par ce « nous » qui t’est si familier). Quels sont le sens et la portée de cette deuxième personne du singulier, pour chacun de vous ?
Isabelle Lévesque : Chère Sabine, la deuxième personne du singulier entre volontiers dans mes poèmes. Même lorsque je n’écris pas avec quelqu’un, je crois que tous mes poèmes sont adressés. Tu as raison, le plus souvent dans La troisième voix je m’adresse à Pierre – pas seulement je crois, mes chers disparus et les aimés vivants s’invitent aussi en ce « tu ». Il n’est pas exclusif. L’incarnation est très forte dans mes poèmes et je n’utilise jamais la deuxième personne pour m’adresser à moi-même. Ce pronom est classiquement et irrésistiblement pour moi la figure de l’autre. Impossible de me penser seule et je tends toujours mes mots à quelqu’un en espérant qu’ils seront entendus. Ecrire, c’est pour moi établir un lien et tenter de le maintenir par tous les moyens du poème.
Pierre Dhainaut : L’omniprésence du pronom « tu » et sa force, c’est l’une des constantes de l’œuvre d’Isabelle. Le lecteur a beau savoir que la personne à qui elle parle est un être aimé qui s’est éloigné ou qui est mort, il se sent directement concerné : à lui, à lui personnellement s’adressent ces poèmes. Le « tu » de mes poèmes, moins fréquent, désigne avant tout l’être aimé, il a également servi à invoquer la poésie, la poésie et l’être aimé sont inséparables, « Toi mon absente ma vivante » (Le poème commencé). Le « tu » est encore celui du dialogue avec soi-même, un avatar du « je » avec lequel on prend un peu de distance. Dans La troisième voix la deuxième personne du singulier s’imposait d’un bout à l’autre du dialogue. Je sais qui me convie à écrire ce poème, je sais à qui je le destine. J’insiste : d’ordinaire, je suis face à l’inconnu, même si j’espère que le poème, comme le disait Celan, « va vers l’autre ». Cette fois, comment l’oublierais-je ? le poème sera lu, relancé, par quelqu’un dont je connais la voix. Je ne tiens ni à le convaincre ni à lui plaire, je souhaite être à la hauteur de ce qu’il attend de moi. Et c’est ainsi que nous avons quelque chance d’échapper au cercle où nous enclot le narcissisme et que, si nous n’y prenons garde, l’écriture entretient volontiers. Le « nous », que j’affectionne, est le pronom de « la troisième voix ».
Votre dialogue relie parfois deux lieux : à plusieurs reprises sont nommées vos villes respectives, « Dunkerque », « Les Andelys ». Pourquoi insister sur cet ancrage si « nous sommes d’une planète sans nom » (Isabelle) ?
Isabelle Lévesque :  Je crois que l’impossibilité de nous rejoindre dans l’une ou l’autre ville, pour des raisons diverses, comme le lien très fort de chacun à « sa » ville a déterminé ce retour fréquent des deux noms propres. Nous avions aussi conscience du trajet des lettres (dans le ciel sans doute, au-dessus des nuages), nous l’avons évoqué, comme le temps nécessaire à l’acheminement du poème. Nous vivions le passage de l’une à l’autre ville comme une sorte d’écho, la seconde existence du poème lorsqu’il arrivait à destination. C’est un peu le miracle d’une correspondance, elle n’atteint son destinataire qu’après.
Pierre Dhainaut : Isabelle mentionne des lieux dans le corps du poème, je ne le fais guère. Je n’ai que trop tendance, je m’en rends compte, à généraliser, pour ne pas dire à abstraire. Est-ce une tendance inhérente à la poésie ou liée à ma seule personne ? Je ne cesse de me poser la question. Dans La troisième voix Isabelle apporte le sens du concret qui me fait défaut. Cela dit, certains noms de lieux en particulier m’enchantent, Les Andelys justement, à condition de prononcer comme il convient, avec le « i » final, la voyelle de stridence et de déchirure, mais aussi de visage, d’alliance.
J’ai été frappée par l’importance du mot « neige », d’abord dans les deux poèmes manuscrits de votre première partie (« C’est toi / C’est toi »), puis dans le cours du livre, même lorsque les poèmes sont datés du mois d’août. Pierre, tu as publié en 2022, chez le même éditeur, Préface à la neige. Isabelle, l’un de tes titres emblématiques est Le fil de givre (Al Manar, 2018). D’où vous vient cette prédilection commune pour la neige et quel rôle joue ce mot dans vos échanges ?
Isabelle Lévesque : La neige entre dans une chaîne magique. Parce qu’elle est rare (ici, en Normandie), on l’attend longtemps. Elle figure aussi dans les images d’enfance, un noël sans neige est-il possible ? C’est qu’elle transforme tout sans rien changer. Le paysage, sous la neige, est intact. Elle lui donne la lumière de ses flocons. On imagine la luge, les moufles, les jeux d’enfant dans un paysage immémorial, un conte, en tout cas une période non datée qui nous relie à l’enfance, à la métamorphose et à la beauté. Le mot lui-même, une seule syllabe, me fait rêver. Il convoque les vers d’Apollinaire, une forme de mélancolie heureuse car je l’assimile à un temps de retrouvailles dans l’éternité de l’enfance que la neige ranime à chaque fois.
Pierre Dhainaut : Nous aimons la neige, le mot à lui seul est pour nous un signe de ralliement. Chaque hiver, nous en guettons l’apparition. Quand nous écrivions La grande année, elle nous a manqué, nous n’avons pu lui dédier une photographie, un poème. Avec la neige on pénètre dans un autre temps. On retourne à l’origine où rien n’est divisé, différencié : quelle est la frontière de l’invisible au visible ? Transies, les mains brûlent. À l’action dont les buts sont trop précis on préfère la contemplation, à la parole le silence. Mais ce silence comme l’immobilité n’est pas stérile. Entre mort et vie, voici l’aube. Plus qu’en attente on se trouve au sein d’un monde en latence. La blancheur dit tout, il lui arrive d’être éblouissante. La neige me fascine. Elle me réconcilie. Elle me dilate. J’invente en marchant les chemins, je souhaite que mes traces soient sur elle aussi légères que possible. Elle a une vertu initiatrice, une poétique peut en venir. Un style d’écriture, c’est-à-dire un style de vie. Les jours de neige correspondent au temps merveilleux des jeux. À chaque chose nous procurons un sens lié à la mémoire : à travers les années j’ai perpétué une vision formée à l’âge de mes dix ans au sortir de la guerre. Je renvoie à Préface à la neige. Quand reviendra pleinement la neige de l’enfance, tout sera accompli.
Dans ce livre, je découvre votre « envie » (à tous deux) « de conduire / le langage à l’ivresse » (Pierre). Quelle est cette ivresse ? Pierre évoque par ailleurs une aspiration à recevoir « le vrai nom du temps » et Isabelle revendique, en poésie, une forme d’éternité ou d’immortalité : « nous sommes immortels en ce nombre inconnu ». Je n’oublie pas que Le fil de givre désirait « tracer le ciel d’éternité ». On dit volontiers que l’extase suspend le temps. Vous répondre l’un à l’autre par des poèmes vous offre-t-il de mieux habiter l’instant ?
Isabelle Lévesque : Pour moi, le poème révèle un instant qu’il inscrit dans une forme vivante et permanente. Lorsque j’écris, tout reste intact (de la joie ou du chagrin, peu importe). Ecrire permet de redécouvrir une saveur, une image. Et lorsque je lis les poèmes, je ressens aussi cette capacité des mots à saisir ce qui pourrait perdre son intensité. Et puis je n’écris que lorsque j’en ressens le besoin, il faut donc que cet instant aussi soit propice pour restaurer le lien avec ce qui pourrait être perdu. Seul un état particulier de porosité permet cela. Sans doute est-ce la raison pour laquelle écrire me fait entrevoir la lumière.
Pierre Dhainaut : L’ivresse dès que tout vacille, les contours s’érodent, les murs, rendus poreux, s’écroulent. À quoi bon écrire des poèmes si nous ne sommes pas entraînés jusqu’à ce vertige ? Ivresse et lucidité ne sont pas incompatibles. Baudelaire refusait que nous soyons « les esclaves martyrisés du temps ». Ailleurs / ici, dehors / dedans, temps / éternité, absence / présence… les antagonismes de ce genre ne fonctionnent qu’à l’intérieur du système établi par notre logique, laquelle est dualiste. Échappons enfin à cette conception étriquée. En fait, un art existe, fondé sur de tout autres principes, l’art des passages, et nous le pratiquons plus ou moins fidèlement dans les poèmes. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », rappelons-nous Montaigne, taoïste sans le savoir. Alors, nous n’opposons plus l’éphémère à l’intangible. Les poèmes sont des épiphanies, l’instant s’y ouvre dans le temps même, il ne dure que s’il est insoucieux de sa durée. Est-ce que La troisième voix propose de tels instants ? Aux lecteurs de le dire. Auteur, je peux dire que dans la temporalité mouvante de l’écriture les prérogatives du moi n’agissaient  plus, et ce dépassement est ce qui importe le plus. Pour l’un comme pour l’autre, le temps d’un livre et au-delà.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur