Un Petit Musée de la Poésie (1) : rencontre avec Sabrina De Canio et Massimo Silvotti

Maison de la poésie, Marché de la poésie… voici que nous ajoutons aux lieux de poésie  le très paradoxal « Musée de la poésie » de Piacenza, œuvre conjointe de deux poètes un peu fous, Massimo Silvoti et Sabrina de Canio qui depuis 2013 animent et soutiennent ce lieu d’exception dont les actions s'étendent bien au-delà de ses murs.

Sabrina et Massimo, vous êtes avant tout poètes, pouvez-vous en quelques lignes vous présenter, avant que nous ne vous donnions aussi la parole pour parler de votre création : comment êtes-vous arrivés à la poésie, d’abord, et à l’idée de ce lieu d’accueil et d’exposition qu’est le Piccolo Museo della poesia ?

 

SABRINA DE CANIO
La fascination pour la poésie remonte à mon enfance, j'exécutais des exercices solitaires sur de petites feuilles dont aucune trace ne devait subsister, une habitude ensuite consolidée à l'âge adulte, celle de faire disparaître toute trace de mon jardin secret. A onze ans j'ai découvert la prose poétique et mystique d'Herman Hesse, et je suis tombé amoureuse de lui, un grand visionnaire (et je m'en suis rendu compte quelques années plus tard) qui s'opposait au projet d'une Allemagne nazie, au rêve d'un nouvel humanisme. Je le considère comme mon premier Maître. Il y a des années, parlant au poète cherokee Lance Henson, un vétéran de la guerre du Vietnam, il m'a dit que la poésie l'avait sauvé de la folie ; je me reconnaissais tant bien que mal dans ces mots, j'étais rentré en Italie après plusieurs années passées dans une Érythrée troublée par des conflits sanglants. A Piacenza j'ai rencontré Massimo que je connaissais depuis mon adolescence et son esprit visionnaire m'a captivée, dans l'extraordinaire aventure du Musée de la Poésie que je n'ai jamais quitté. Dans cette expérience, j'ai eu le privilège de connaître et de traiter avec des poètes d'une grande profondeur culturelle et humaine, parmi lesquels, avec l'admiration indéniable que je cultivais déjà pour Ungaretti et Antonia Pozzi, des sources d'inspiration incontestables étaient Guido Oldani et Giampiero Neri.

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Sabrina De Canio et Giampiero Neri

MASSIMO SILVOTTI
Si on me demande comment je suis arrivé à la poésie, on me pose une question à laquelle j'ai beaucoup de mal à répondre. A fortiori si cette question est liée à une autre, comment êtes-vous arrivé au Musée de la Poésie ? Cependant je peux dire qu'au cours de ma vie deux circonstances particulières ont sans aucun doute eu un impact, la première concerne Michel-Ange, notamment avoir vu les "Prisonniers" à la Galleria dell'Accademia de Florence. Dans cet « inachevé », j'ai ressenti une sorte d'appel, ou une énergie perturbatrice que je voulais retenir, mais je ne savais pas comment ; l'autre circonstance concerne ma première profession d'éducateur. En particulier la phase de travail dans laquelle j'ai traité de la folie. C'était une douleur difficile à décrire, dans laquelle il fallait traverser le délire comme s'il s'agissait d'un pont, et là, dans ce no man's land, on gardait un sens tout à fait semblable à une place assignée au langage de l'art. Les trois grands maîtres du passé étaient et sont toujours Holderlin, Leopardi et Ungaretti, mais j'ai du mal à trouver une raison commune, dans le présent un seul maître, mon ami Giampiero Neri qui nous a récemment quittés, et sa simplicité vertigineuse.

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Massimo Silvotti et Giampiero Neri

Parlez-nous de cette aventure du Musée de la Poésie – et de son lieu extraordinaire :

 

Nous n'avons que deux souvenirs de l’année qui a précédé et préparé le lancement du musée (2013), lorsqu'un coursier a sonné à la porte et nous a livré le numéro un du magazine "Poésia" de Marinetti, et un bout du ruban du Maire de Piacenza, le jour de l'inauguration (17 mai 2014).
Mettre en vitrine la poésie ? C’était un vrai pari, bien au-delà de la limite de l'oxymore. Nous avons pu compter sur de merveilleux compagnons de voyage, tous poètes et/ou artistes d'une valeur et d'un courage incontestés, cette aventure s’est irisée de prégnantes valeurs. Mais le Piccolo Museo della Poesia, encore aujourd'hui, continue d'osciller entre l'impératif visionnaire et l'impératif catégorique. En revanche, on se rend compte qu'expliquer ce qu'est, ou prétend être, un « musée de la poésie » nécessiterait des arguments plus précis, en effet un appareil théorique robuste ne manque pas.
De l'intérieur d'une histoire, celle que l'on vit, les émotions souvent contradictoires prédominent, on la regarde avec les yeux de quelqu'un qui aimerait qu'on lui explique. De l'extérieur c'est différent, tout semble absolument cohérent – d’ailleurs, lorsque les visiteurs reviennent au Musée une seconde fois, c'est comme s'ils rentraient chez eux.
Mais plus qu'une demeure, c'est un authentique palais, un petit Versailles de poésie. Après mille vicissitudes, ou plus précisément des performances dont nous reparlerons plus tard (et constamment sur le point de tout abandonner en raison d'un permanent et total manque de fonds), l'évêque de Plaisance nous a proposé l'église désacralisée de San Cristoforo comme le siège définitif du Musée , également connu sous le nom d'Oratoire de la Bonne Mort (ou Nouvelle Mort).
Dès le premier impact visuel, en regardant la façade inhabituelle de l'extérieur, placée en diagonale "en coin", la singularité architecturale absolue est évidente. En fait, il n'y a pas beaucoup de sanctuaires avec une entrée de ce type. En Émilie-Romagne, nous ne mentionnons que l'Oratoire de la Beata Vergine del Serraglio, à San Secondo Parmense. La ressemblance n'est pas fortuite puisque la paternité de l'Oratoire de Parme appartient à l'architecte, décorateur et scénographe bolonais Ferdinando Galli Bibbiena qui, de toute évidence, a participé à la conception de San Cristoforo avec son collègue Domenico Valmagini, architecte ducal, alors décorateur du dôme , un authentique chef-d'œuvre du quadraturisme baroque. Non seulement le dôme mais l'ensemble de l'appareil décoratif font de ce bijou un exemple rare de stature et de valeur européennes. On observe une multiplication d'effets illusionnistes, d'appareils éphémères, de fausses surfaces, d'objets, de figures, dans lesquels on se perd ou s'enchante en observant l'harmonie des couleurs, la passion portée par les figures et la plasticité souvent paroxystique des corps.
Et la poésie dans tout ceci ? direz-vous. La poésie dans un tel lieu est forcément chez soi.
Le 17 mai 2014, une idée inhabituelle de nécessité urgente a pris forme, avec le nom de Petit Musée de la Poésie les Fissures Infranchissables. Mais comme il n'y a rien de purement raisonné et encore moins de statique dans la Poésie, qui est plutôt humble, fatigante, douloureuse, parfois cinglante, mais aussi civile, courageuse et même physique, il en aurait été de même pour un musée qui aspirait à établir un contact direct entre l'utilisateur et la poésie. Il y avait probablement un peu de folie fertile dans notre projet à l'époque. Depuis, de nombreux poètes et artistes du monde entier nous ont soutenus et stimulés. Parmi eux, comme témoignage de la confiance autoritaire et clairvoyante qui nous a accompagnés jusqu'à présent, Giampiero Neri, président émérite du musée, récemment décédé, puis Guido Oldani (président du comité scientifique), Valerio Magrelli et Omar Galliani.
Ainsi une partie très substantielle d'un monde habituellement lent, autoréférentiel, et souvent réticent à s'approprier les innovations, a relevé avec enthousiasme le défi d'un musée de la poésie, pour la poésie, avec la poésie, bref, imprégné de poésie, de la tête aux pieds, une réalité muséale qui, tout en restant absolument ancrée dans le concept d'un lieu où les collections sont rassemblées et présentées au public, a fait du dynamisme sa marque de fabrique. A tel point qu'un espace imprégné d'histoire est devenu en même temps le lieu de conception, de créativité, de performance artistique poétique, voire parfois explosive, configurant souvent d'authentiques mosaïques poétiques collectives, parfois sauvages mais toujours authentiques en termes de vitalité.
Avant de passer aux considérations théoriques (qui vont former le cœur d’un second article), je voudrais présenter aux lecteurs deux poèmes choisis par vous pour vous représenter :

Sabrina De Canio

Pane

 

Vorrei tenere insieme tutti i pezzi

come il raspo fa con gli acini,

e non perdere né gli anni né gli amici,

né gli amanti a lungo amati

continuare a sentire il profumo

del bucato di mia madre

e del latte a colazione.

Ma questa vita ad ogni morso

è un pane che si sbriciola

se l’appoggi un attimo

qualcuno che sparecchia

se lo porta via.

 

*

 

Come perla

 

Come perla

mi lascio inanellare

dal fragile filo dei baratti con il tempo

scorro

al ritmo delle mie sorelle fino al nodo

non mi oppongo

al corso che mi è dato

dove il prima e il dopo

solo io conosco

sbiadisco

in fila indiana

nel silenzio prigioniera

di un bagliore incatenato

 

Pain

 

Je voudrais garder tous les morceaux ensemble

comme la rafle fait avec le raisin,

et ne perds ni tes années ni tes amis,

ni amants longtemps aimés

continuer à sentir

du linge de ma mère

et du lait pour le petit déjeuner.

Mais cette vie à chaque bouchée

c'est du pain qui s'émiette

si tu le poses un instant

quelqu'un qui clarifie

il l'enlève.

 

*

 

Comme une perle

 

Comme une perle

je me suis laissé accrocher

du fil fragile du troc avec le temps

je défile

au rythme de mes soeurs jusqu'au noeud

je n'objecte pas

au cours qui m'est donné

où l'avant et l'après

seulement je sais

je m'efface

en file

dans le silence de la captivité

d'une lueur enchaînée

 

 

Massimo Silvotti 

dal nebbiaio di una raminga memoria,

di ramo in ramo, cercare

sponda nelle parole eco, manchevoli

poiché intangibile, ma pur sempre

presenze

 

aggiungo, in certa poesia

come per rendere fruttuosi gli ulivi

occorre che passi la luce tra i rami

 

de la brume d'un souvenir errant,

de branche en branche, chercher

banque dans les mots echo, manquant

parce qu'intangible, mais quand même

présence

 

J'ajoute, dans une certaine poésie

comment faire fructifier les oliviers

la lumière doit passer à travers les branches

(trad. M. Bertoncini)

*

 

leçon d'esthétique

 

imagine Pierre

dans le fracas parfumé de la pluie

ou racine, l'eau qui t'apaise

 

ravir ce sens

esthétique de la vie d'hier

comme des claviers sur un piano

surtout, quand il est enclin au silence

(texte original en français)