Un réalisme habité : (poésie italienne des années 1970 : Fortini, Sereni, et aussi Raboni)

 

Chaque jour dans une maison se produit
quelque chose d’inexplicable
(G. Raboni, Lueurs d’histoire)

 

Nous proposons un choix encore, restreint, parmi les très nombreux poètes italiens de la seconde moitié du XXème siècle qui mériteraient d’être lus ou relus en français, après les quelques textes de Raboni ou Fortini, ou d’Amelia Rosselli déjà présentés ici ou là* en quête d’échos amis et – on peut toujours rêver – d’un intérêt véritable de la part de nouveaux “grands” éditeurs. Ces deux brèves séquences, respectivement de Franco Fortini (1917-1994) et Vittorio Sereni (1913-1983), deux poètes amis qui se lisaient très attentivement l’un l’autre, considérés désormais, avec Montale, Caproni, Luzi, Zanzotto ou Betocchi, comme des classiques contemporains, ont en commun, outre une langue simple, presque quotidienne, l’attention aux êtres et aux « choses banales », selon l’expression d’un historien tel que Daniel Roche, et donc un rapport assez direct – le plus “direct” possible – avec leur monde dit des références. Une démarche en direction du public ou lectorat d’un pays tout tourné, traditionnellement, vers ses étroites élites cultivées, seules capables – au moins jusqu’à la fin des années 1950, quand le néo-réalisme au cinéma parvint à faire éclater ces barrières – de goûter aux raffinements d’une littérature raréfiée, de préférence lyrique (à tout le moins, malgré l’exception Pavese, en poésie), riche de citations et d’allusions aux grands d’un glorieux passé, Dante et la succession… Littéralement illisible, du reste, hors de Toscane, sinon par une minorité d’Italiens ayant fait d’assez longues et durables études, assez lettrés enfin pour pouvoir même redécouvrir (poétiquement), comme en 1963 Pasolini, les charmes et la puissance expressive des dialectes maternels. Et l’illusion « d’être heureux / à l’ombre d’un pouvoir répugnant » (Raboni). La suite, jusqu’à la valorisation récente des « langues minorées », y compris d’une italophonie amenée par les grandes migrations du XXIème siècle, est un peu mieux connue** : aussi parce qu’elle rejoint de plus vastes courants où la France, parmi d’autres pays, se trouve également impliquée ou embarquée. Et, en un mot, la « mondialité » littéraire même (Édouard Glissant).

Dans les ensembles qu’on va lire, peut-être sentira-t-on ce « réalisme » potentiel, non réalisé mais jamais tout à fait abandonné en poésie, au moins depuis le courant anti-hermétique de Noventa, d’un certain Saba (les Cinq poèmes pour le jeu de foot), de Rocco Scotellaro, de Pavese bien sûr, du premier Fortini lui-même (Feuille de route). À propos de ce recueil, Giovanni Raboni a pu écrire qu’on y sentait – vraie singularité – le « présage de ce que la littérature italienne […] aurait pu être et n’a pas été, le point de départ paradoxalement concret de quelque chose qui n’a pas eu lieu : la poésie néo-réaliste » ; il me semble que cette attention au concret, mais toujours tournée vers ce qu’il appelait les hommes à venir (aspiration dont il n’a jamais désespéré), c’est-à-dire vers une possible lecture active, politiquement agissante si l’on veut (et si on le veut), définit aussi par la suite la poésie la plus aboutie de Fortini, jusqu’à Composita solvantur (1994) dont le tremblement se perçoit dans les êtres peuplant la « Colline » ci-dessous, et pourrait représenter un bon point de départ pour une forme de réalisme en poésie. Une forme assez différente, sans doute, chez son aîné bien plus désabusé Sereni, mais agissante malgré tout, au delà de leurs amicales dissidences et peut-être d’un fondamental désaccord. Avec, en arrière-fond, l’unique basse continue d’une « membrane / secrète, tendue dans le noir à mi-chemin / entre le rien et le cœur, entre le silence et le nom… » (Raboni encore, Quare tristis). Le fameux « effet de réel » agit aussi dans ces mots, évidemment, et ce sont des mots sans pesanteur, sans nécessité naturelle, arbitraires en somme, d’où se construisent des mondes. Leur crudité ni leur cruauté, ni l’usage commun qui semble les rendre accessibles n’y changent rien. Plutôt, c’est l’énergie et la charge dont leur texte est porteur qui les rend crédibles. Partageables. Partie intégrante de ce que chacun croit percevoir de la réalité, présente ou future. Ce réalisme habité, hanté même chez Sereni confronté aux ombres de ses chers et aux « grandes constructions de sa propre mort » (En lisant un poème, dans Paysage avec serpent), soutenu par une foi sociale et politique chez Fortini, anticipe obscurément, souterrainement, ce que certains « nouveaux réalismes » actuels essaient de retrouver, quoi qu’il en coûte, sous le vernis brillant des désillusions médiatiques et des individualismes forcenés de ce temps***. Je parle de ce temps – relatif – d’avant Charlie (et 13 novembre), bien sûr… ensuite, il faut, au moins provisoirement, se taire.     

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Franco Fortini

De : Questo muro (1973)

 

De la colline

I.

Le petit rongeur
va parmi des glands, des écorces, et il tremble.
Il scrute dans la demi-lumière, il fouille
la fosse aux épines. S’en va parmi les pierres.

Tout est en accord. Si tu allonges la main
tu peux de cette hauteur toucher les montagnes,
la ville où tu avais une fois existé,
les amas de formes du ciel et du temps,
le passé infiniment las.
Tu veux savoir ce qu’il en sera de toi ?
Tu veux encore, bien sûr, le savoir.

Beaucoup de siècles reposent sous les nuages
dans la demi-lumière sur la pente
où parmi des pignes le petit rongeur se réjouit
et une araignée se consume sur la fosse aux épines.
Tout ce que tu vois sera tué.
Déjà ce que tu es n’est qu’un délicat cartilage.
Des gens approchent, il te semble reconnaître ces voix,
tu entends qu’ils discutent en montant.

 

II.

Non pas des siècles reposent, juste quelques étés
dans la demi-lumière sur la pente
où les pierres ne méditent rien.
Entre incisives et petites pattes
font leur trajet les fourmis.
La fougère se dessèche et se contracte.
Les graines giclent de leurs étuis.
Tu éprouves de la main la force de l’herbe.

Ceci restera de tout ce que tu vois :
un schéma de feuilles et une cupule de gland.
À la pince tremblante sous l’écale du pin,
que c’est bien ainsi, confesse-le.

Les voix sont tout près, des amis, des gens
qui n’ont besoin ni de toi ni d’eux-mêmes.
Lève-toi, parle.

 

III.

Parle de l’amour qu’il faut rompre et manger.
Donne l’ordre qu’il n’est plus temps, qu’à jamais
tout, si l’on ne vainc, reviendra.
Dis comment on nous a tués, et les noms des ennemis.
Essaie de persuader. Prétends. Questionne.

Mais le caillou déplacé roule et reste.
Ils vont regardant les broussailles et les pierres,
les pignes tombées, les écorces encore tièdes,
les rencontres du ciel si lentes, celles du temps,
le passé infiniment las.
Ils veulent savoir se qu’il en sera d’eux.
Ils piétinent plus loin.

Les voix qui discutaient ne s’entendent plus.
Elles ont passé ou tu es toi passé.
L’épine, l’œuf de l’araignée dans l’air exténué,
dans la blessure du pin la plume prise,
la pente qui repose,
tout ce que tu vois est encore tien
et pourtant tu tournes la tête et ne veux pas regarder.

°°°

 

Vittorio Sereni

De : Stella variabile (1981)

 

Ces pensées de calamité
et de catastrophe
dans la maison où tu es
venu demeurer, déjà
habitée
par l’idée d’être ici pour y mourir
venu
– et ceux-là qui te sourient amis
                                        cette fois sûrement
                                        tu es en train de mourir, ils le savent et pour ça
                                        te sourient

 

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Dans la montée
‘Pour finir, l’existence n’existe pas’
(l’autre : ‘lis certains poètes,
ils te diront
qu’en inexistant elle existe’).
Ce bizarre dialogue dévalait plus bas
d’un sentier ou deux
en direction de la mer.
Ils ont de ces conversations
à l’heure qui canicule méchant,
ces jeunes gens. Qu’est-ce à dire ? – pensais-je
en me poussant par ces pierrailles –.
Cela n’a aucun sens
sinon pour certains passants par hasard amers
lorsque s’impriment en eux pour toujours
des pans entiers de nature
figés dans leurs pupilles.
                                                   Mais moi
j’étais le passant, moi,
perplexe non pas vraiment amer. 

 

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À mi-côte
Ce qu’on voit d’ici
– vous m’entendez ? – depuis
le belvédère de non retour
– ombres de campagnes gradins
naturels et quel luxe
d’eaux quels éclairs quels embrasements
de couleurs quelles tables apprêtées –
c’est ce qu’on voit d’ici de vous
et que vous savez d’autant
moins que vous y êtes plus.

 

Trad. J.-Ch. Vegliante

 


* Voir en particulier les sites du Nouveau recueil (Rosselli, Sovente), Poezibao (Fortini, Magrelli) ou Recours au Poème (Raboni, Rosselli). Il convient de signaler aussi Terres de femmes, Une autre poésie italienne et quelques autres…  

** Là aussi, avec Michele Sovente cité ci-dessus, on pourra trouver quelques noms dans le site Une autre poésie italienne, ou dans la rubrique « FRONtiere, MARches » de Nos Italies Paris 3 (une vingtaine de pages). 

*** Non sans illusions, naïves ou habiles (voir mon intervention « Nuova haine de la littérature ? », 24 juillet 2014 : www.ospiteingrato.org/nuova-haine-de-la-litterature/ ).