Un regard sur la poésie anglaise actuelle (3)

Une poésie qui "vous" explose

 

            Je voudrais avant tout dire le choc que fut ma rencontre avec les deux séries de poèmes de James Byrne ici présentés. Traduire, bien traduire – autant qu'il soit possible – requiert une disposition, un état d'esprit particulier, sur lequel je m'interroge depuis longtemps. Je n'ai que des images pour tenter de cerner l'expérience particulière qu'est la traduction – une expérience intime, troublante, dérangeante – qui met en péril, en quelque sorte (même si temporairement, dans l'espace et la durée du travail entrepris) la personne de celui qui s'introduit – presque par effraction – à l'intérieur du "crâne" même de l'auteur. Car c'est celà que je ressens – que je recherche : je vais chercher les mots au coeur du labyrinthe d'une pensée qui n'est pas la mienne, mais qui la devient, l'espace  palpitant de l'oeuvre – et qui laisse des traces dans ma vie en dehors de l'oeuvre – si tant est qu'on ressorte jamais de la grotte-palais de la pensée d'autrui.

            Traduire, c'est un combat contre l'ombre des mots de l'Autre, pour les amener à la lumière de votre langue. Et plus le poème est fort, plus la lutte est sévère, plus l'accomplissement s'accompagne d'une "illumination" – qui n'est pas sans rappeler, sans doute, l'extase dans laquelle, ainsi que la décrit Le Trésor de la Langue Française "une personne, se trouvant comme transportée hors d'elle-même, est soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d'illumination certaines révélations du monde intelligible, ou en participant à l'expérience d'une identification, d'une union avec une réalité transcendante, essentielle." Une expérience que d'aucun qualifieraient sans doute de mystique, à l'image de la Sainte Thérèse du Bernin -  une expérience envoûtante,  totale - intellectuelle et sensorielle.

            Le poète ne saurait m'en vouloir de commencer par cette révélation intime,  lui qui, lors d'une interview (par Valerio Cruciani,  www.amnesiavivace.it) disait qu'il fallait au poète le cran de transmettre – mais aussi de confier - quelque chose au lecteur :

 

            "something must be imparted, given away by the poet to the reader. And that    takes guts."

 

            C'est,  implicitement, n'est-ce pas, accepter que le lecteur à son tour apporte quelque chose au poème qu'il a lu et qui le transforme. Or, traduire, c'est lire au carré : lire entre les lignes, entre les mots, entre les langues. C'est donc aussi percevoir les effets du poème de façon amplifiée, comme par l'effet de "caisse de résonnance" qu'est ce crâne qui double le vôtre. Et les poèmes de Byrne que j'ai rencontrés ont des effets dévastateurs, comparables à ceux d'une mine antipersonnel cachée sous la surface (du poème), dont les titres sont un leurre.

            Ce n'est sans doute pas non plus un hasard si James Byrnes, dans une autre interview http://idontcallmyselfapoet.wordpress.com/2012/08/08/james-byrne/, , évoquant sa formation, se réfère à une lettre du poète Emily Dickinson, considérant que la lecture de poésie ne se conçoit pas sans explosion (If I feel physically as if the top of my head were taken off, I know that is poetry. (...). Is there any other way?” ) ainsi, pour le jeune Byrne saturé de poésie classique  et prêt à la rencontre :

 

            "the space had been cultivated for Ginsberg quite perfectly to come along and   do what Dickinson said that poetry might do and lift the top off my skull".

 

            D'une certaine façon, la matière poétique est donc de la dynamite – sinon, elle n'est pas poésie : c'est ce que démontre l'art de James Byrne, à travers ces  poèmes  qui  jouent sur la banalité affichée des titres, et pour le premier, "L'Un/l'autre", sur la duplicité d'un réel dans lequel les rôles sembleraient interchangeables, ainsi que le suggère l'alternance en forme de chiasme,  dans chaque distique,  des actions, celle du bourreau, celle de la victime... Car cette banalité, c'est celle d'une guerre, de La guerre  dans toute son ubiquité – du massacre qui coexiste avec de paisibles images : au sable de l'assassin et au carnage, répondent  l'ombre d'un figuier, la poussière qui fuit entre les mains...

            Le titre suivant, "Cartes Postales", semblerait annoncer de lisses images – les clichés hédonistes et/ou exotiques qu' un touriste envoie, accompagnés d'un bref texte performatif et dérisoire... s'il n'était pas sans rappeler le titre d'un ouvrage du philosophe déconstructeur de la pensée,  Jacques Derrida, pour qui le  «travail de minage et de déminage dans la langue» présente bien des points communs avec le projet explosif de la poésie.

            Dans cet ouvrage, La Carte Postale, de Socrate à Freud et au-delà (Flammarion, 1980), Derrida présente la philosophie comme une carte postale envoyée à un destinataire qui, en réalité, ne la recevra jamais. En effet, la carte postale, comme la pensée, n'est telle que dans le "suspens" entre les destinations – "l'instant" instable des possibles. Arrivées à destination, l'une n'est plus qu'un brimborion de papier glacé, l'autre, une forme prête aux aléas de l'académisme, des systèmes, des intégrismes.

            On peut par analogie, penser que, tout comme la philosophie, une poésie qui atteindrait sa destination  cesserait d’être poésie : "elle doit demeurer on the road ou en vol, rester entre les destinations, toujours susceptible d’être réexpédiée ailleurs" (Roberto Maggiori http://www.liberation.fr/livres/2009/05/28/sur-la-route-de-derrida_560588) ) - relue, dite, traduite ... transmise de nouveau avec toute sa charge de détonation...

            Ces "cartes postales" sont de déchirantes photographies d'instants de monstruosité tranquille qui font "exploser" le texte dès qu'on en saisit la présence. Le désastre de l'humanité inscrit sous les gestes apparemment les plus tendres ou puérils – éplucher le parfum d'un fruit, s'ébattre dans un terrain de jeu -  subvertit le réel qu'on imaginait. Il vous impose des images d'horreur et de détresse qui culminent dans les deux "cartes postales qui n'ont pu être envoyées" . Oui, l'horreur est indicible, intransmissible – elle vous atteint, mais elle ne peut que vous frapper - dans le silence de leur nuit – entre les mots - entre les images.

            Oui, James Byrne est un grand dynamiteur – un grand poète. Fondateur et rédacteur de la revue poétique "The Wolf", je ne peux m'empêcher de l'imaginer un peu comme le Steppenwolf de Herman Hesse... C'est une voix originale, atypique, maîtrisant parfaitement les codes poétiques, pour s'en affranchir, et nous entraîner avec lui, dans "l'intranquillité" définitive de qui, se trouvant en quelque sorte "au coeur des ténèbres", ne peut plus, l'ayant lu, oublier les déflagrations de ses images dans l'enfer/envers du monde que révèle sa poésie. Je vous la transmets, avec toute mon émotion.

Marilyne Bertoncini

La version anglaise des poèmes est suivie de leur traduction en français.