Un regard sur la poésie Native Américan (10)
Indienne au 21ième siècle : Susan Power, membre de la tribu Sioux de Standing Rock
La biographie de Susan Power nous apprend qu’après son opération de l’appendicite, alors qu’elle se réveillait de l’anesthésie sur son lit d’hôpital, elle vit une femme Dakota portant une robe perlée bleue. Elle décidait alors de mettre un terme à sa carrière de juriste pour entamer des études d’écriture créative. C’est cette vision, c’est cet esprit apparu qui plus tard deviendront les éléments majeurs de son premier roman, Grass dancer --danseuse d’herbe (le Seuil, collection terre Indienne.) Cela lui valut en 1995 le prix PEN/Hemingway du premier roman. Susan Power est née à Chicago en 1961, ses parents l’élevèrent dans un climat de consciente politique et sociale militante. A l’âge de trois ans elle avait déjà rencontré le Dr. Martin Luther King Jr. Elle devint tout naturellement militante pour le mouvement des droits civils. Vivant entre la réserve et la ville, à 16 ans elle décide de venir chercher du travail à Chicago et d’économiser afin d’entreprendre des études. Après avoir été nommée Miss Chicago-Indienne à l’âge de 17 ans, elle part faire des études, obtint l’équivalent d’un DEUG en psychologie puis obtint un doctorat en droit à la Law School, université de Harvard. Embauchée par la revue de droit de l’université de Chicago, elle se tourne vers le célèbre Iowa Writer's Workshop en 1992 et termine son roman en l’espace de deux ans et demi. La mère de Susan, Gathering-of-Storm-Clouds-Woman, fonda le centre amérindien de Chicago et fût très impliquée dans les luttes de sa tribu : The Standing Rock Sioux of Fort Yates, dans l’état du Dakota du nord. Elle est une descendante du chef Mato Nupa (Deux Ours) qui racontait les histoires de ses ancêtres et de son lignage. Son père Carleton Gilmore Power est le petit-fils de l’ancien gouverneur de l’état du New Hampshire, il lui lisait des livres, des histoires chaque soir, et cela lui a donné le goût de la littérature. Cependant Susan Power affirme que son inspiration lui vient de l’influence de sa culture Indienne transmise par sa mère. Louise Erdrich, Toni Morrison et Shakespeare ont été ses modèles. Elle écrit :
Je suis liée aux vivants, encore ému par leurs problèmes mon esprit n’abandonne pas le peuple Dakota, bien que parfois tout ce qu’il peut faire c’est regarder. J’étais là quand l’armée a confisqué nos chevaux pour nous couper les jambes. Je me tenais derrière les danseurs de la danse fantôme, et quand ils s’évanouissaient en une extase désespérée autant qu’inutile je soufflais un vent rafraichissant sur leurs visages. Il y a eu trop de soldats et trop de tombes. Trop d’enfants embarqués dans des trains envoyés à l’autre bout du pays. . Bien souvent j’ai couru le long des rails et devant leurs visages blêmes et cuivrés je saluais de la main. Vous êtes Dakota, je les hélais. Vous êtes Dakota. Une fois je me suis tenue devant une locomotive crachant et fumante, j’essayais de l’empêcher d’aller plus loin, mais elle m’a traversée. J’ai vu la langue se flétrir, et bien que tendant mes mains pour me saisir des mots, nombreux sont ceux qui ont glissé au-delà du rattrapable. Je suis une causeuse maintenant et je bavarde dans l’oreille des gens jusqu’à ce que je devienne lasse de de ma propre voix. Je suis la mémoire, c’est ce que je leur dis quand ils sont endormis.
“When Harley saw his father, Calvin Wind Soldier, and his brother, Duane, in dreams, they were wearing crowns of glass. Drops of blood trickled down their foreheads, beaded on their black lashes, and slipped into the corners of their mouths. Four weeks before Harley was born, his father and his older brother were killed in a car accident.” (Quand Harley vit son père, Calvin Wind Soldier, et son frère Duane, dans ses rêves, ils portaient des couronnes de verre. Goutte à goutte du sang tombait de leurs fronts, perlaient leurs sourcils noirs et glissaient aux coins de leurs bouches. Quatre semaines avant sa naissance, le père et le frère aîné d’Harvey furent tués dans un accident de voiture.)
C’est ainsi que débute le premier roman de Susan Power, un récit ensorcelant qui se déroule sur une réserve Indienne du Dakota du nord. Elle entremêle les histoires de plusieurs générations de Sioux vivants, ayant vécus, allant et venant sur cette réserve. Le pouvoir de l’esprit illumine le roman, la narration coule en amont puis en aval du temps, le moment clé du roman se situant au 19ième siècle avec les personnages de Ghost Horse et Red Dress, deux amants dont la présence imprègne tout le roman. Le roman joue avec la double signification du mot danseur d’herbe. Il y a deux façons de danser la danse de l’herbe, la première est de préparer l’aire où se déroule le pow pow selon la méthode traditionnelle qui est de coucher l’herbe sous les pieds des danseurs (et danseuses). La seconde consiste en un exercice spirituel, il faut apprendre les secrets de l’herbe en l’imitant, en bougeant son corps comme bouge l’herbe dans le vent. Susan Power parle de la culture Sioux en utilisant un langage poétique et le livre se lit entre monde du rêve et réalité de la réserve avec ses problèmes. Les images et les rêves emmènent le lecteur dans l’univers Indien des visions. Celles-ci sont très importantes pour les Indiens car considérées comme sources d’éveil ; ils enseignent et guident les rêveurs, leur indiquent la place qu’ils occupent et le rôle qu’ils jouent dans le monde. Etant donnée cette culture Sioux, il serait faux de prétendre que Susan Power fait preuve de ce qu’il est convenu d’appeler le réalisme magique, synonyme de recours au surnaturel, parce que c’est tout simplement l’univers mental et culturel dans lequel elle a été élevée. C’est le lecteur et le critique littéraire occidental qui donneront cette interprétation, et qualifieront ce qu’ils perçoivent comme une imagerie du rêve, ou bien un élan visionnaire.
Depuis ses débuts en 1995, Susan a écrit trois autres ouvrages : Roofwalker(2002), War Bundles (2000) et Strong Heart Society (1998).
- Roofwalker est un mélange de récit et d’histoire, fictions et faits réels, qui révèlent la force de la tradition et de l’esprit des cultures Indiennes. Dans ce livre les esprits et les vivants se côtoient, la culture Sioux entre en collision avec le monde moderne contemporain en un mouvement désarmant, joyeux, humoristique. On suit des personnages dont l’héritage culturel parfois nourrit l’identité et parfois les englue jusqu’à les paralyser tout simplement. On y suit également une étudiante qui essaie de faire coïncider ses connaissances tribales héritées de sa culture avec l’enseignement universitaire délivré à Harvard. Les récits non fictionnels éclairent la lutte permanente que les Indiens mènent avec eux-mêmes et avec la culture dominante, lutte intérieure pour peu qu’ils soient métis, et c’est ainsi que Susan power nous fait part de la souffrance, de la honte et de la colère ressenties quand elle a vu la robe en peau de daim de son arrière-grand-mère exposée au célèbre Field Museum d’histoire naturelle.
- War Bundles retrace l’histoire de Chicago vue au travers des yeux des Indiens Potawatomi. La structure non linéaire du livre offre la possibilité de ”révélations”, le livre est comme une fleur qui éclot petit à petit à mesure que l’histoire progresse. A ce livre une histoire est attachée : la mère de Susan Power qui vit à Chicago prêt du lac Michigan avait trouvé des ossements humains pétrifiés sur la rive, découverts par le mouvement des eaux. Elle s’était imaginé qu’ils appartenaient à un Indien qui voulait que sa fille Susan raconte l’histoire des Indiens de cette région. Pour elle les esprits dirigent les hommes en permanence. Et elle avoue être fière que son passage par Harvard n’ait pas réduit la sensibilité Indienne de Susan.
- Dans Strong Heart Society Susan Power interroge le rapport au territoire, fouille sous les rues de la Chicago moderne afin de dévoiler les réussites et les choses honteuses, les réalisations heureuses et les échecs avec en toile de fond les vies des peuples Indiens et des colons. Les trois différentes voix du livre créent et tressent une natte d’histoires, elles démontrent que ces histoires intriquées les unes dans les autres ont un lien au sol sur lequel la cité est construite.
Voici à présent un texte daté du 23 juin 2013, qui donne la tonalité de comment fonctionne l’esprit de Susan Power :
Native in the 21st Century --Indienne au 21ième siècle
Je suis moitié-moitié mais cela ne veut pas dire que je suis ratée –cela veut juste dire que mes parents sont tombés amoureux, culbutant par-dessus les divisions raciales et culturelles, celles qui jouent dans mon sang. Quand j’étais jeune je ressemblais à mon père, mes cheveux bruns viraient au roux pendant l’été –tous ceux qui n’étaient pas déjà au courant pouvaient penser que j’étais blanche, seulement blanche, mais sûrement pas Dakota Yanktonai et aussi Hunkpapa. Mais plus je prenais de l’âge et plus je ressemblais à ma mère, ce qui veut dire que l’on m’attribuait une variété d’ethnicités (les gens ont fait des paris en ma présence mais n’ont jamais deviné juste), ce qui signifie que dans les petites villes et voisinages bornés je peux faire l’expérience et goûter au racisme vieux-jeu de la vieille école –le genre qui pesait sur ma mère dès ses premiers pas, le genre auquel mon père ne pouvait pas croire jusqu’à ce qu’il l’ait vu en action lors de son voyage à Rapid City après le meurtre de ma tante.
J’ai toujours été Indienne d’abord et Américaine ensuite, mais les jeunes autour de moi l’ont oublié en me regardant, de ce fait j’ai évolué de cercles en cercles –me sentant comme une espionne Dakota perchée sur mon poste d’écoute afin de rassembler des informations sur ce que la société dominante pensait vraiment de nous, quel que soit le terme employé aujourd’hui, « minorités », « gens de couleur», les labels usés comme inadéquats qui occultent les riches histoires des autres citoyens de l’Amérique, ceux de seconde classe. J’ai entendu ce que les bonnes gens disaient, les en colère, les effrayés, les paresseux d’esprit qui pensent que ça ne dérange personne de rire en s’appuyant sur les stéréotypes et les caricatures (« tu montes au créneau, déjà, mon dieu, tu ne peux pas supporter une blague, ça ne fait de mal à personne quelques rires aux dépends de quelques exclus ? »). Alors je prenais la parole, je parlais en long en large et en travers, renversais les arguments pour montrer qu’il y avait une autre manière de voir le monde, mais ça me fatiguait sacrément et me donnait le vertige. J’étais celle qui pouvait changer de perspective dans un monde qui disait : « regarde dans le viseur et vois La Vérité, » bien que cette visionneuse fût en plastique, racontât des histoires à l’eau de rose, que je savais être des mythes étendus sur la vérité comme un tapis pour cacher tous les os et le sang, sans compter les prophètes qui moururent pendant le tournage de ce film-là.
On nous dit souvent : « vous avez fait un sacré chemin, » et c’est vrai, les siècles se sont succédé et l’extermination programmée n’a pas réussi. Je suis citoyenne du pays que mes ancêtres habitaient avant que les soi-disant pères fondateurs s’installent ici et apprennent de la confédération des six nations le système politique complexe qui nous gouverne à présent. Si j’étais née il y a cent ans je n’aurais pas été citoyenne, pas encore, vous savez ce que c’est de jouer au Manifest Destiny* avec des dés pipés. Alors pourquoi râles-tu ? C’est le nouveau refrain. Pourquoi sommes-nous en colère après toutes ces années, ces hectares volés et ces morts ? Et je me gifle parce que parfois je voudrais être paresseuse moi aussi, regarder devant vers le point s’évanouissant et jamais derrière ; prétendre que mes pieds sur ce sol ne sont que mes pieds sur ce sol plutôt que de reconnaître le travail courageux de mes ancêtres. Ce n’est pas du « réalisme magique » de voir comment le temps résiste à ses lignes droites facilement tirées. Ne vois-tu pas que le passé forme le présent et le futur ? Comment nous vivons ce que nos grands-pères disaient et ce que nos grands-mères chantaient ?
C’est l’été de nouveau au 21ième siècle alors qu’Hollywood se prépare à regarder les films à grand succès, toute à son Action de nous garder distraits grâce au bruit. C’est l’heure de Tonto et nous sommes supposés être reconnaissants parce qu’un acteur séduisant qui pourrait être en partie de descendance Cherokee s’est trouvé inspiré par un Crow, bien que le personnage soit Comanche –bon, ce sont toutes des tribus commençant par C, où est la différence ? Un Indien est un Indien est un Indien, et nous appartenons à l’inconscient collectif, nous appartenons aux masses, nous appartenons à tout le monde sauf à nous-mêmes. Oh, Tonto, je sais que tu t’es bien amusé en imaginant ce que « mysticisme » Indien voulait dire pour toi dans un spectacle genre tuez-les tous, mais tu ferais bien de faire attention, notre gazon n’est pas une aire de jeux et quelque fois les esprits retournent les frappes.
La bonne nouvelle c’est que les Indiens évoluent, Idle No More (Plus jamais oisifs), dans un pays qui se meurt de la maladie du gaspillage. Nous nous levons pour l’île de la tortue et ses eaux, nous nous mobilisons pour le futur et nous refusons de jouer comme si ça n’avait pas d’importance, comme si c’était le problème de quelqu’un d’autre. Nous ne sommes peut-être pas les peaux-rouges de l’espace mais nous avons inventé la science-fiction –la conscience que la science toute puissante, divorcée de la sagesse, est une bête imprudente. La société dominante a fait de notre science une fiction bien que leurs percées mènent en arrière vers ce que nous savions depuis toujours, ce que nous essayions de dire depuis le début. Ils nous ont éduqués pendant des années, sur plusieurs générations perdues, mais nous nous dressons et renversons ce bureau à une place, cette conversation à sens unique, qui ne peut que raconter les histoires dans une seule direction. Ne nous dites pas que nous sommes en train de trouver nos voix dans une renaissance artistico-universitaire, laquelle vous étudiez dans des conférences ou exploitez dans les pages du site Amazon.com –nous avons parlé en tant que poètes et rappeurs, conseillers et prophètes, guérisseurs et politiciens. Le problème fut que personne n’écoutait nos parents ni nos grands-parents, et pour certains pas même nos arrières grands-parents qui étaient trop occupés face aux fusils pour pouvoir être en mesure de rendre leur thèse. Vous pouvez ne pas vouloir écouter maintenant, mais c’est bien ainsi, nous avons appris votre langue et pouvons chevaucher nos chevaux sur les autoroutes de la communication qui traversent les lignes des réserves. Nos ancêtres n’ont jamais abandonné et ils nous ont chanté des chansons pour que nous nous éveillions, maintenant et après toutes ces années de traitement à la Belle au bois dormant. Nous sommes dans et hors, écoutons et parlons, nous levant et dansant, nous relions et nous atteignant –nous avons un monde à sauver, le vôtre autant que le nôtre.
*au 19ième siècle le Manifest Destiny répandait l’idée que les colons avait tous les droits de s’installer où ils le voulaient sur le continent au nom des vertus intrinsèques du peuple Américain et de ses institutions, au nom de la mission de sauver l’ouest et de le faire devenir une zone agraire conforme au modèle occidental, au nom du devoir à accomplir pour rendre le pays tel que Dieu le souhaitait voir, serait-ce au prix de l’esclavage et de la disparition des Indiens.(note du traducteur).
Alors qu’elle affirme être fière d’être Indienne, Susan Power (Wanakcha Washtewin est son nom Sioux) rejette l’étiquette ‘‘écrivaine Indienne’’. « Je me pense auteure qui se révèle avoir des origines Indiennes. Prenez par exemple le Joy Luck Club de Amy Tan, si vous le considérez comme un roman Sino-Américain alors vous perdez quelque chose. C’est un roman qui parle des mères et des filles, s’en tenir au côté exotique distrait et à trop le soupeser vous finissez par perdre ce qu’il montre de communément humain et que nous partageons tous. » D’après ces propos, nous pouvons considéré que Susan Power est bien entrée dans le 21ième siècle avec la casquette du « postindian » tel que le présente et tel que l’appelle de ses vœux Gerald Vizenor, auteur Anishinaabe faisant figure de proue parmi les auteurs contemporains Indiens et dont le travail critique comme théorique est très remarqué. Vizenor emploie ce terme pour soulever les questions d’identité, pour interroger l’indianité et sortir des stéréotypes figés dans un passé qui avait décidé, prétendu, voulu qu’un vrai et bon Indien soit mort. Le mot Indien dit plus ce que les indigènes d’Amérique ne sont pas, que ce qu’ils sont. Aussi ils se doivent de devenir, de se montrer « postindiens », et ce terme lui-même résiste aux définitions statiques, résiste aux représentations, et pourtant véhicule toute la culture traditionnelle avec son aura de mystère. Susan Power fait œuvre « postindienne », elle se sépare pas, son monde est dans le nôtre, nous le partageons, elle depuis sa culture, et nous depuis la nôtre, mais nous devons nous battre ensemble, nous devons nous sentir solidaires avant que différents…. Et comme tout est inscrit dans le cercle, être postindien pour finir revient à raviver la valeur chère aux Native American qui est d’inclure, de prendre avec, de prendre en compte et de penser loin, aussi loin que la septième génération après nous.