Mar­i­anne A Broyles est l’auteure d’un recueil paru en 2008 chez West End Press inti­t­ulé The Red Win­dow. La note biographique au dos du livre indique qu’elle est née dans l’état du  Mass­a­chus­setts, qu’elle a passé ses plus jeunes années à Boston et à Booth­bay Har­bor dans l’état du Maine, qu’elle a gran­di dans le Ten­nessee, qu’elle a fait ses études à l’université Emory d’Atlanta en Géorgie. Métisse, mem­bre de la nation Chero­kee, un cri­tique a dit d’elle qu’elle était en par­tie Indi­enne et pour autre moitié réal­iste. A quar­ante-qua­tre ans elle sait qu’elle ne peut pas vrai­ment espér­er vivre de l’écriture, même si son livre se vendait à des mil­lions d’exemplaires. Huit cents ont été imprimés et l’éditeur lui en a don­né cinquante-cinq, à ce jour c’est son unique paiement. Elle tra­vaille donc à l’hôpital pour vétérans à Albu­querque dans l’état du Nou­veau Mex­ique, elle y est infir­mière psy­chi­a­trique et c’est bien sou­vent là qu’elle trou­ve la matière pour écrire ses poèmes. Elle a déclaré qu’elle s’occupait de per­son­nes souf­frant de stress post- trau­ma­tique et qu’il lui fal­lait chaque jour avoir ses antennes con­nec­tées : « c’est un sac­er­doce ou presque » recon­nait-elle. Enfant elle n’a jamais rêvé de devenir bal­ler­ine ou infir­mière ou même pro­fesseur comme sa mère l’était. Ce qu’elle voulait c’était être céli­bataire et avoir une écurie rem­plie de chevaux. Elle dit avoir trou­vé refuge dans l’écriture parce qu’elle jouait avec la machine à écrire de sa grand-mère qui était jour­nal­iste free-lance pour un mag­a­zine pen­dant la dépres­sion, son grand-père quant à lui avait été l’éditeur de “Indi­an Voices,”un jour­nal écrit en Anglais et en langue Cherokee.

          La poésie de Mar­i­anne dit assez com­ment elle sait écouter autrui, com­ment elle sait enten­dre et traduire ce que les patients, les gens qu’elle aime, les gens qu’elle croise, ont sur le cœur et à l’esprit. Elle sem­ble nous intimer de ne jamais nég­liger la mémoire, son pou­voir. Il nous faut la garder bien vivante et reli­er les faits dont nous nous sou­venons à la terre, au ter­ri­toire où ils se sont déroulés. Notre époque nous encour­age à l’oubli, celui d’où nous venons, de qui nous sommes et où nous allons, mais aus­si l’oubli de nos pro­pres capac­ités, nos pro­pres ressources d’œuvrer en tant qu’individus et col­lec­tive­ment, l’oubli de notre savoir pren­dre des déci­sions tous ensem­ble pour le bien d’une com­mu­nauté. Mar­i­anne nous rap­pelle que nous ne sommes pas que des obser­va­teurs pas­sifs, que l’histoire n’est pas la pro­priété per­son­nelle et privée de ceux qui gaspillent et détru­isent la terre avec ce qu’elle porte de vie(s). Mar­i­anne nous demande de réalis­er : nous sommes ici et nous sommes réels, des recours sont pos­si­bles. Sous des dehors sim­ples et directs, loin des mod­èles esthé­tiques à la mode enseignés dans les pro­grammes d’écriture créa­tive aujourd’hui, Mar­i­anne avec ses écrits nous immerge com­plète­ment dans ce qu’elle nous mon­tre, elle ne per­met pas la dis­tance, elle n’en met aucune entre elle, la poète, et le poème. Et grâce à cela nous nous sen­tons reliés à son his­toire comme aux autres dont elle par­le. Par exemple : 

 

 

Vacan­cy

 

My patient’s room­mate is gone today, his bed on the oth­er side of the room
is fresh and made up and the window
over the bare night­stand could not absorb
any more quiet.
No more con­ver­sa­tions back and forth or laughter
between twin beds let loose like a kickball.

Usu­al­ly, the one left is grate­ful for the soli­tude, but not you.
You can’t sleep, ask for extra blankets.
The room is too cold now, you say. My room­mate went home.
It was his breath from the oth­er side that kept it warm.

 

 

Vacance

 

Le com­pagnon de cham­bre de ma patiente est par­ti aujourd’hui, son lit de l’autre côté de la pièce est fraîche­ment fait et la fenêtre
par-dessus la table de chevet ne pour­rait pas s’imprégner
de plus de calme.
Finis les con­ver­sa­tions et les rires allant et venant
comme une balle de kickball
dans l’espace lais­sé entre les lits jumeaux.
 

D’habitude, le patient qui reste est recon­nais­sant de retrou­ver sa soli­tude, mais pas vous.
Vous ne pou­vez pas dormir et deman­dez des cou­ver­tures supplémentaires.

 

La pièce est trop froide, dites-vous. Mon cama­rade est ren­tré chez lui.
C’était son souf­fle venu de l’autre côté qui la réchauffait.

 

Voici une inter­view menée avec Mar­i­anne grâce aux moyens infor­ma­tiques en jan­vi­er 2014.

Béa­trice Machet pour Recours au poème : Peux-tu dire quelques mots sur ta com­préhen­sion de l’écriture en tant que moyen de guéri­son pour les auteurs Indiens ?

Mar­i­anne A Broyles : En tant qu’auteure Indi­enne et en tant qu’infirmière psy­chi­a­trique, je sais que l’écriture apporte con­science de soi aus­si bien que la pos­si­bil­ité de vivre une autre vie quand la tienne ou quand les cir­con­stances exi­gent d’échapper. Les auteurs Indi­ens des généra­tions antérieures nous ont ouvert la porte, nous ont mon­tré l’humanité et l’intelligence que les Indi­ens ont, loin des stéréo­types véhiculés tels que sauvages, sor­ciers, ou seule­ment et bête­ment capa­bles « d’action », bref des sous-humains. Grâce à eux les auteurs Indi­ens d’aujourd’hui ont le luxe de créer leur pro­pre com­préhen­sion de ce que c’est qu’être Indi­en dans un con­texte rur­al ou bien urbain, riche ou pau­vre. Plus besoin d’utiliser les sig­nifi­ants tels que aigles, wampun, plumes, afin de mon­tr­er que ce poème est écrit par un Indi­en. Nous sommes libres d’être nous-mêmes et cela déjà en soi, est remède, est guérison.

Te sens-tu impliquée dans ce mou­ve­ment de « retour chez soi », le « hom­ing-in » que l’on ren­con­tre sou­vent chez les autres auteurs Indi­ens, et dirais-tu que tes écrits sont éthiques ou pas ?

          Je répondrai plus tard à la ques­tion sur l’éthique, parce que c’est absol­u­ment le genre de tra­vail que je fais sur deux niveaux. Quant à la façon dont les autres auteurs sont impliqués dans le « hom­ing in », je dirais que moi aus­si, et c’est fon­da­men­tal à mon écri­t­ure qui est forte­ment nar­ra­tive, qui fouille dans les expéri­ences famil­iales et les croy­ances. Je suis infir­mière et si je regarde les poèmes comme des corps vivants, ce qui représente un défi en écrivant de la poésie, c’est pour moi, à un niveau cel­lu­laire, pou­voir par­ler de mon sens Indi­en de l’identité avec toute la con­fu­sion, la joie, la fierté, le dés­espoir ou le dis­crédit que cela implique. En prenant de l’âge ma mère, qui m’a légué l’héritage Chero­kee et cer­taine­ment aus­si quelques gouttes de sang Fran­co-Cana­di­en, m’a racon­té des his­toires à pro­pos des dif­fi­ciles rela­tions de son père avec sa bien-aimée mère, Anna Sophia Nel­son Pet­tit, qui était issue d’une famille Sué­doise émi­grée et qui est morte à seule­ment 44 ans, l’âge que j’ai main­tenant. Ces his­toires racon­tent com­bi­en ma mère détes­tait se ren­dre aux pow wows à cause des sou­venirs de son père qui sédui­sait d’autres femmes et dis­parais­sait avec elles quelques temps alors que sa mère l’attendait à la mai­son, et qui pour pass­er le temps écrivait des romances pour des jour­naux régionaux con­tre une rétri­bu­tion min­i­mum. J’ai appris pourquoi ma mère n’a jamais voulu met­tre les pieds à Jack­son Hole, Wyoming— parce que son père y avait été empris­on­né quelques mois pour avoir ven­du de l’alcool de con­tre­bande (du whisky moon­shine) pen­dant la pro­hi­bi­tion. Ou encore pourquoi son très aimé frère avait souf­fert d’insultes ver­bales à cause du com­porte­ment de son père et com­ment le fruit de son dur labeur — maman dis­ait qu’il avait deux ou trois emplois à la fois et qu’il allait quand même à l’école — pas­sait dans les mains de son père. Elle dis­ait qu’il l’emmenait  avec lui dans ses tournées quand venait le temps des paiements car ain­si il obte­nait de meilleurs pour­boires, et ce parce qu’elle était jolie et pleine d’éclat.

          Elle dis­ait aus­si que mon père pou­vait être très aimant et gen­til, surtout avec elle, bien qu’il l’ait inscrite à la Bacone Indi­an School quand elle avait 13 ans, après que sa mère soit morte — c’était un pen­sion­nat bap­tiste en Okla­homa, à Musko­gee — parce que son père savait qu’il ne pour­rait pas s’occuper d’elle, lui qui restait seul, à cause de son tra­vail et son style de vie nomade, il était pub­lic­i­taire et édi­teur pour un mag­a­zine the Indi­an Voice. Elle racon­tait qu’elle aimerait tou­jours la mar­que Black­hawk Brew­ery qui avait acheté une page entière de pub­lic­ité pour le mag­a­zine, elle avait alors 14 ans et ils avaient vécu sur la route un temps, dor­mant dans la voiture de son père. Elle ne savait pas si la pub avait été pub­liée ou pas, mais elle était recon­nais­sante envers l’entreprise comme envers son père, qui était déter­miné à sub­venir aux besoins de ses enfants du mieux qu’il pou­vait. C’était quelqu’un d’extrêmement char­mant qui par­lait bien et qui était autant à l’aise en étant assis par terre pour dîn­er par­mi les pau­vres de la ville qu’il l’était en com­pag­nie de rich­es pro­prié­taires d’exploitations pétrolières ou de politi­ciens en Okla­homa et aux­quels le plus sou­vent il devait ses moyens d’existence.

          Quant à la dimen­sion éthique de mes écrits, je suis une infir­mière psy­chi­a­trique et de plus en plus je choi­sis d’écrire à ce sujet. En con­sid­éra­tion de mon héritage Indi­en, je ressens mes écrits comme éthiques parce que je tire de mon expéri­ence per­son­nelle le matériel dont j’ai besoin sans avoir recours à des his­toires fab­riquées qui sem­bleraient plus « indi­ennes ». La poésie émerge de mon tra­vail dans le secteur de la san­té men­tale, je m’efforce de main­tenir les lim­ites éthiques, bien que stim­ulée et ten­tée d’écrire, inspirée par ce que dis­ent les patients, leurs his­toires et prob­lèmes alors qu’ils essaient de nav­iguer dans le paysage des ser­vices psy­chi­a­triques qui font défaut dans ce pays et plus par­ti­c­ulière­ment dans l’état du nou­veau Mex­ique où je vis à présent. J’essaie de relay­er leurs dif­fi­cultés afin de faire mieux pren­dre con­science aux gens com­bi­en la mal­adie men­tale n’est pas sem­blable à la mal­adie physique et devrait être traitée avec le même degré de com­pas­sion et d’excellence que celui req­uis pour traiter quelqu’un atteint du can­cer. Et comme je tra­vaille avec une pop­u­la­tion de vétérans, je vois les dégâts causés par la guerre sur le corps et dans le men­tal de jeunes hommes et femmes revenant d’Irak ou d’Afghanistan. Sur un plan plus per­son­nel, j’ai eu mes pro­pres épisodes de dépres­sion qui ont demandé un traite­ment, et j’essaie donc de tou­jours garder ceci à l’esprit quand j’écris mes expéri­ences vécues depuis « l’autre bord ».

Te sens-tu sur la même longueur d’onde que d’autres auteurs Indi­ens et pourquoi ? Vu de l’extérieur il sem­ble qu’il y ait des « clans lit­téraires » et dif­férentes manières de com­pren­dre la résis­tance, la survie, l’identité. Je sup­pose que ces dif­férences sont dues aux dif­férences de généra­tions et aux dif­férentes luttes, his­toires, que ces auteurs ont affrontées.

          J’ai gran­di en sachant que j’étais du clan du loup (La nation chero­kee pos­sède sept lignées claniques matril­inéaires – le clan du daim, de l’oiseau, du loup, le clan bleu, de la patate douce, Paint clan et le clan longs cheveux.) Et pour autant que je puisse com­pren­dre, les mœurs cul­turelles sont iden­tiques chez les Indi­ens quelle que soit la tribu, en par­ti­c­uli­er le tabou de sor­tir ou de se mari­er avec une per­son­ne de son clan. C’est pourquoi cette infor­ma­tion est impor­tante à obtenir dans le cas où vous trou­vez quelqu’un atti­rant et vous sen­tez enclin à une aven­ture avec elle. Et bien enten­du ma mère était heureuse de m’apprendre que les mem­bres du clan du loup sont sou­vent des leaders. !

          Quant aux clans lit­téraires et dif­férentes façons de voir la résis­tance et la survie, je dois dire que j’ai une immense admi­ra­tion pour John Trudell, qui est mem­bre de l’American Indi­an Move­ment (poète et mil­i­tant, Sioux San­tee). De même, ma mère admi­rait Wilma Mankiller, moi aus­si, et elle a ren­con­tré Vine Delo­ria Jr (Sioux Dako­ta, auteur du très mor­dant Custer Died for your Sins / Custer est mort pour vos pêchés), elle dis­ait com­bi­en elle avait aimé les débats inspirés engagés avec lui sur ce sujet pré­cis. Elle est ravie de racon­ter aux gens qu’elle été la baby-sit­ter de W Rick West Jr, dont les par­ents étaient enseignants à la Bacone school et qui est à présent célèbre pour avoir créé le musée des Amérin­di­ens à Wash­ing­ton DC. Peut-être ne suis-je pas aus­si courageuse que ma mère, mais mes con­cepts de résis­tance et de survie sont plus tran­quilles — je pense en terme de créa­tion de beauté – qu’elle vienne des Indi­ens ou d’autres qui ont enduré per­sé­cu­tions et par­fois même géno­cides — c’est une expres­sion de résis­tance qui a un prix à mes yeux.

          J’ai été élevée et encour­agée à aimer les arts visuels, j’ai gran­di au con­tact de toutes sortes d’œuvres d’artistes dont le Guer­ni­ca de Picas­so. Mon père en avait accroché une repro­duc­tion au mur de son bureau. Mais aus­si des œuvres de Jerôme Tiger (Musco­gee Creek-Semi­nole.) A la mai­son j’ai des repro­duc­tions de Jerôme Tiger, de Jack­son Nar­comey, de Fred Beaver et de Joan Hill. J’ai gran­di dans le sud des Etats Unis (Mem­phis, Ten­nessee) et j’ai un amour par­ti­c­uli­er pour le blues, ses évo­lu­tions, ses inter­pré­ta­tions — en par­ti­c­uli­er BB King, John­ny Lang, Eric Clap­ton, le Ste­vie Ray de la dernière époque, Vaughn qui est un groupe dont les mem­bres sont Indi­ens, plus mon ami John Tim­o­thy II : gui­tariste, il est non seule­ment capa­ble de jouer un blues qui vous hante mais il est aus­si le directeur de l’Ataloa Lodge Muse­um à l’université de Bacone, là où ma mère était pen­sion­naire il y des années. Dernière­ment j’ai décou­vert the quilt­ing bee de la Gee’s Bend en Alaba­ma — ces derniers pro­duisent des créa­tions éton­nantes avec des couleurs stupé­fi­antes col­lec­tées dans les rebus des usines. Ils ne pour­raient pas s’offrir l’équipement d’atelier, tout comme beau­coup de ceux dont moi, qui s’essaient à la fab­ri­ca­tion des quilts ; grâce à eux nous pou­vons nous offrir le luxe de nous en pro­cur­er.  Main­tenant leurs quilts voy­a­gent de musées en musées dans tout le pays, mais je préfère les imag­in­er drapés autour du corps de quelqu’un, sen­tir leur poids, la chaleur et le con­fort qu’ils pro­curent aux mem­bres de leurs familles et à leurs amis.

Je ne peux pas vrai­ment répon­dre que je me sens sur la même longueur d’onde qu’un ou des auteurs Indi­ens car je n’ai pas eu de men­tor, quelqu’un de qui je me serais sen­tie suff­isam­ment proche au point de pou­voir m’identifier à lui (ou elle). Mais néan­moins il y a quelques auteurs que j’admire beau­coup –Tanaya Winder et Cas­san­dra Lopez  pour leur tra­vail sur le site  As/Us—un espace pour les femmes du monde—qui met en avant les écrits des femmes indigènes partout sur la planète. Je respecte infin­i­ment leur poésie et leur engage­ment à pro­duire un tra­vail col­lec­tif de toute beauté. Le pre­mier numéro présen­tait trois de mes auteurs Indi­ens préférés : Tacey Atsit­ty (Nava­jo), Venaya Yazz­ie (Nava­jo) et Eri­ka T. Wurth (Apache-Chika­saw-Chero­kee). D’autres dont les écrits réson­nent en moi sont Chip Liv­ingston (Creek), San­tee Fra­zier (Chero­kee) et Lin­da Hogan (Chika­saw). D’autres écrivains me stim­u­lent même s’ils ne sont pas Indi­ens, et ils ont pour nom Carl Sand­burg, Scott Poole, Eliz­a­beth Bish­op, Natasha Trethe­way, Lyn Lif­shin et Lynn Emanuel.

          Et pour répon­dre à une ques­tion qui n’a pas été posée, ce que j’imagine que les lecteurs aimeraient savoir à mon pro­pos, c’est com­bi­en j’aime la cul­ture française. J’ai eu la chance de vis­iter Nice, mais ne suis jamais allée à Paris. Je fais le rêve récurent que je suis en avion, c’est la nuit et je vole vers Paris. Je peux même ressen­tir la force de trac­tion de l’avion mais évidem­ment c’est alors que je me réveille ! A cause de ce rêve j’ai décidé de me ren­dre à Paris en 2016 — mais je serais bien enten­du prête à le faire avant si l’occasion se présen­tait. Dans mon tra­vail j’aide les patients à s’exercer à ce qu’on appelle « la pleine con­science », et c’est quelque chose dont les français, je pense, sont capa­bles plus spon­tané­ment et plus instinc­tive­ment. Il s’agit d’être pleine­ment présents dans l’instant — à savour­er l’odeur flot­tant dans l’air, le goût de la nour­ri­t­ure, la façon dont les pieds se dépla­cent sur les trot­toirs. La com­mod­ité n’est pas une quête de con­fort pas plus que la pour­suite de la richesse ou le mépris de la pau­vreté. Je pense que l’esprit français com­prend avec une vue plus large ce qui fait la beauté de la vie, ce qui est occulté et dédaigné dans la cul­ture améri­caine dom­i­nante. Quoi d’autre ? Ma mère est mon héroïne pour des tas de raisons : sa capac­ité d’aimer les autres et d’avoir de la com­pas­sion pour des gens que beau­coup trou­veraient repous­sants, son sens aigu de l’humour, la façon dont elle a tou­jours encour­agé ma créa­tiv­ité et ce depuis mes plus jeunes années. Elle me lisait de la poésie quand j’étais encore dans son ven­tre (ses poètes favoris sont Emi­ly Dick­in­son, Robert Frost et Carl Sand­burg). Elle m’a appris que c’était nor­mal de faire des erreurs et de rater. Que lorsque vous atteignez la per­fec­tion vous n’appartenez plus à ce monde et donc c’est impor­tant qu’il y ait des défauts, même des petits, à inclure dans tout tra­vail. Avec les pau­vres apti­tudes que j’avais en math­é­ma­tiques, grâce à elle ma vie entière a été un énorme soulage­ment ! C’est une for­mi­da­ble leçon que ma mère a su trans­met­tre à sa fille. Mon père est plus intel­lectuel, sta­ble et loy­al, je suis très fière de son livre : “The John Birch Soci­ety: Anato­my of a Protest », un livre cri­tique qui fût pub­lié par Bea­con Press en 1964 et qui a été traduit en Français depuis. (La Société John Birch, par John Allen Broyles aux édi­tions du rocher)

Voici un autre poème extrait de The Red Win­dow (tra­duc­tion de B.Machet)

 

 

Révo­lu­tion Américaine

En l’honneur de Pop’pay (Pueblo de San Juan), insti­ga­teur de la révolte Pueblo en 1680.

 

La majorité ne ver­rait pas la lib­erté dans
une corde à nœuds—il s’agit d’un usage bien différent
que celui d’attacher les choses ou les vaincus.
 

Chaque nœud représente un jour avant la révolte.
Les coureurs que tu avais envoyés le savaient aus­si : ce qui
serait comp­té, ce qui serait vu et tenu,
pour­rait tran­scen­der le langage.
Quand le dernier nœud fut atteint

le temps était venu. Comme la nuit se dissolvant
dans le petit jour, le sang humain non
label­lisé ni espag­nol ni Pueblo se fondrait
dans la terre pour la libération.
Afin de pou­voir aban­don­ner les mines de la prospérité,
Afin de pou­voir marcher sans crainte sur leur territoire.
 

Les gens de ton peu­ple dor­maient sachant qu’ils se réveilleraient
dans un autre monde.
Dis-moi, puisque ta stat­ue ne le fera pas,
où t’es-tu réveillé ?
 

          Pour les Indi­ens d’Amérique en effet, il s’agit encore, et tou­jours du prob­lème de : Où se réveiller ? Dans quel monde : l’Indien, l’occidental, l’au-delà ? Les manières de Mar­i­anne sont cour­tois­es, sans agres­siv­ité, mais le mes­sage est clair et c’est cette pra­tique sans ambiguïté qui déjà per­met un début d’apaisement, un début de traite­ment.  En con­frontant le cha­grin et les tribu­la­tions des gens elle sait mon­tr­er de l’empathie, elle offre son aide, s’impliquant elle dégage une piste pour l’espoir. Avoir une con­science juste de l’histoire nous démon­tre-t-elle, nous aide à cor­riger les a pri­ori, les préjugés et les per­cep­tions fauss­es. Cela redonne de la dig­nité à ceux qui avaient été rejetés dans les marges de la société, et qui lut­tent pour leur iden­tité mal­gré les forces mor­bides œuvrant à sa dis­so­lu­tion. Ses poèmes en général reflè­tent sa par­tic­i­pa­tion et son effort à com­pren­dre le monde tout en cher­chant à l’améliorer. Pro­fondeur et fraîcheur con­juguées sont les qual­ités dont elle fait preuve et qui œuvrent à une poésie de qualité.

 

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022, RAFALES chez Lan­sk­ine en 2024.