Née en 1951 à Tulsa, Oklahoma, d’un père Muscogee (nation Creek) et d’une mère Cherokee ayant aussi des ascendances françaises, Joy Harjo compte parmi ses ancêtres le chef Menawa qui avait mené la « Red Stick War » au début des années 1800. Ses tantes paternelles ont joué le rôle de modèle pour Joy. Artistes et femmes libres, émancipées, elles ont transmis à Joy l’héritage culturel Creek et lui appris à le chérir. Joy a poursuivi des études au célèbre institut des arts amérindiens de Santa Fe au Nouveau-Mexique (IAIA). Elle se destinait une carrière dans la peinture et plus largement dans les arts, c’était une période de croissance et de maturation pour elle qui était perturbée par le divorce de ses parents. A l’âge de 17 ans, en 1968, elle obtint son diplôme. Après avoir donné naissance à son premier enfant, elle commence à étudier la médecine, études qu’elle abandonne rapidement pour revenir à la peinture et se former à l’écriture créative. Le début des années 70 aux USA est l’époque des luttes pour les droits civiques. L’American Indian Movement est alors très actif et Joy va accompagner cet élan de renaissance et de renouveau des cultures indiennes en écrivant des textes et des musiques qui parlent de l’expérience des femmes Indiennes au sein d’un contexte plus large de cultures et de traditions. La conscience politique et le militantisme parmi les jeunes Indiens s’étaient réveillés avec l’occupation de l’île d’Alcatraz. L’influence de Leslie Marmon Silko et de Simon Ortiz se révélèrent décisive pour Joy Harjo qui commence à faire figure de voix importante, elle publie ses premiers poèmes et obtient sa licence en écriture créative en 1976. Elle décide alors de poursuivre et d’obtenir sa maîtrise à la célèbre université d’Iowa. C’est là qu’elle donne naissance à sa seconde fille, née de sa liaison avec le poète Simon Ortiz. Pour assumer la charge de ses enfants et en tant que mère célibataire, elle occupe divers petits boulots tout en étant étudiante. Joy va ensuite enseigner dans le sud-ouest, dans le Colorado, au nouveau- Mexique, en Arizona, et va développer des liens avec le paysage très forts, liens que nous retrouvons dans sa poésie. Elle retourne en Oklahoma régulièrement pour participer aux cérémonies organisées dans sa tribu. Les Creeks ont subi le même sort que les Cherokee. Ils ont été déportés sur ce qu’on a appelé la piste des larmes, rejetés en Oklahoma, ils ont perdu leurs terres ancestrales. Ils sont comme elle le dit : stolen people on a stolen land. Le premier livre de Joy est paru en 1975, intitulé The Last Song, qui montre la situation aliénante des jeunes Indiens, de jeunes guerriers ils sont devenus des jeunes brisés, fauchés, et qui évoluent dans un monde où le Trickster (ici sous la forme de la corneille) joue ses farces afin d’offrir un espace de liberté dans un univers où les femmes luttent pour essayer de conserver une cohésion tribale. En 1983 parassait She Had Some Horses, un recueil dans lequel Joy essayait de régler ses comptes avec les douloureuses conséquences de son histoire. L’héritage est riche mais l’héritage est lourd. Ce recueil fait date dans la carrière de Joy Harjo. A partir des fragments d’histoires personnelles et tribales, à partir d’un espace lacéré par les frontières, les barrières et les fils barbelés, à partir de l’endroit isolé, désolé qu’est la réserve, avec l’aide de cette figure dominante du cheval, archétype et métaphore du monde Indien, Joy nous montre comment les Indiens sont relégués dans un No man’s land, et comment les traumatismes inscrits dans l’inconscient collectif débouche sur une peur qui ne les quitte pas, peur qui peut se retourner en colère féroce. Elle montre combien les Indiens sont réduits à un état de survivance, mais déjà survivre ouvre une dimension d’espoir car c’est aussi un chemin existentiel où la régénération est possible, malgré les pertes culturelles et de territoires. Joy semble mettre en avant la forte relation entre langage, terre et femmes. La terre est un sujet poétique qui accompagne l’acte de donner naissance. C’est la terre qui accueille la femme qui donne vie et le langage porte la possibilité de communiquer avec la terre tout comme accoucher affirme que le contact physique, est établi avec la terre elle-même. La chaîne parole-création-procréation est revitalisée de génération en génération par cette relation vécue par le poète, par l’Indien, avec la terre. Cette relation montre alors combien elle implique de résistance quand elle subit des attaques physiques d’extermination, culturelle ou génocidaire. Les chevaux sont les moteurs, les ressources, les forces vives qui peuvent se retrouver pétrifiés, aimés ou haïs, perdus dans des délires hasardeux, incontrôlables, sublimes de beauté, et ce tout à la fois et dans une même personne qui finalement comprend le processus d’évolution qui depuis une forme de terreur jusqu’au refus d’être l’éternelle victime aussi sur le plan individuel que collectif.
Joy Harjo choisit de garder la structure traditionnelle des chants et récits Indiens. La simplicité apparante révèle malgré tout des expériences avec l’écriture qui font que les mots incarnent un potentiel de narration et d’évocation au-delà des sons et des images, au-delà du langage parlé. Itération, métaphores, enjambements, permettent de façonner une forme prosodique et rythmique très efficace. En 1990 sortait un autre recueil : In Mad Love and War. Une promesse d’équilibre ainsi qu’une vision du soi et du monde alterne avec la dénonciation des conflits partout sur la planète. La vraie révolution est l’amour, la furie est transformée en une force d’accomplissement avec de nouveaux modes d’expression. Joy Harjo est maintenant capable dans ses poèmes de concrètement unir le monde réel et un espace mythique de fraîcheur où elle est connectée avec le cœur et l’esprit de sa culture. De la mosaïque qu’elle était dans She Had some Horses, Joy a accompli un parcours de complétude qui réaffirme l’interdépendance de toute chose et être avec toutes les choses et tous les êtres. Elle réussit à faire du passé une graine bourrée d’énergie qui germera au futur en apportant des transformations bénéfiques.
A ce stade de la présentation il faut ajouter que Joy Harjo joue du saxophone et qu’elle aime le jazz. Elle a créé sa formation nommée Poetic Justice. Cela n’est pas anodin, elle utilise le langage comme un instrument et grâce aux allitérations, assonances, en succession, plus l’usage de perceptions visuelles et auditives, elle nous laisse entendre un flot comme interrompu d’un flot ondulant de musique et de poésie qui la rapproche de la performance, mais toujours en toile de fond le texte garde sa dimension tribale orale. Elle a une expression pour caractériser son travail, il s’agit de : Bleeding Throuh. Le sang, la vie, passent à travers, pour que les différentes couches et différents niveaux de la réalité qui comprend le surréel, le super naturel, soient toujours en interrelation, travaillent ensemble. Il n’y a plus de fossé et ainsi qu’elle l’écrit : ” it’s not by accident you watch the sun / become your heart / sink into your belly then reappear in a town / that magnetically attracts you”. (Ce n’est pas par hasard que vous regardez le soleil / devenu votre cœur / couler dans votre ventre et réapparaître dans une ville / qui vous attire comme un aimant). Dans In Mad Love and War. Joy Harjo s’est également essayée au poème en prose. Grâce à cette forme elle capture la concrétude narrative d’un récit conté, tout en gardant un mouvement rythmique et un langage poétique très évocateur, très provocateur parfois aussi, qui stimule la pensée. Joy Harjo voit la musique et la poésie comme devant aller ensemble, et bien qu’elle ait écrit avant de chanter et de jouer de la musique (saxophone et flûtes, percussions), elle défie le milieu universitaire en l’accusant de vouloir confiner la poésie à la page du livre alors que la poésie a toujours été de par le monde chantée, et doit continuer à se connecter à ses origines musicales.
En 1989, Joy Harjo a collaboré avec le photographe Stephen Strom pour un ouvrage intitulé Secrets from the Center of the World, et qui montre les paysages Navajos. Les textes de Joy évoquent l’esprit du lieu plutôt que de donner des descriptions illustratives. Par son travail elle souligne la présence humaine mais en creux, remarquée par son absence. Mais grâce à cette absence, d’autres présences émergent, les mots eux-mêmes sont peuplés et rendent visibles : ”A summer storm reveals the dreaming place of bears. But you cannot see their shaggy dreams of fish and berries, any land signs supporting evidence of bears, or nay bears at all. What is revealed in the soaked earth, forked waters, and fence line shared with patient stones is the possibility of everything you can’t see.” (Une tempête estivale révèle l’endroit où les ours rêvent. Mais vous ne pouvez pas voir leurs rêves velus de poissons et de baies, ni aucun signe faisant la preuve de la présence d’ours. Ce qui est révélé dans la terre détrempée, dans les eaux détournées, dans la barrière sur une ligne partagée avec les pierres patientes, c’ est la possibilité que vous puissiez tout voir). Le ton donné véhicule une attitude de grand respect pour la terre.
Joy Harjo par ailleurs avait affirmé que la poésie est “the most distilled language.” ( le langage le plus distillé). Comme beaucoup d’autres auteures féministes ayant commencé sa carrière dans les années 70, elle a exploré le langage et sa structure pour faire de sa poésie et de sa voix l’outil nécessaire à sa prise de responsabilité en tant que femme dans un contexte tribal agissant pour le bien du monde entier. Joy Harjo était responsable d’édition pour le projet d’anthologie intitulé : Reinventing the Enemy’s Language: Contemporary Native American Women’s Writings of North America. Ce livre rassemble poésie, souvenirs, et même des prières recueillies auprès de femmes Indiennes dans plus de cinquante nations indiennes. Réinventer le langage de l’ennemi, l’envahisseur anglophone, et le retourner contre cet agresseur est un des buts avoué de nombreux auteurs indiens. Se servir de la langue anglaise pour donner un nouvel élan, pour contaminer et semer les germes de la renaissance des cultures indiennes si vivaces, voilà l’ironie de l’histoire, voilà le retour de bâton que les colons n’attendaient pas eux qui n’avaient en tête que les politiques soit d’assimilation soit d’extermination!
Joy Harjo continue de se produire dans les festivals et les théâtres, elle a obtenu un prix artistique auprès du cercle des écrivains Indiens d’Amérique ainsi que le prix William Carlos Williams de la société poétique des Etats-Unis.
Joy Harjo donne un rôle central au pouvoir des mots qui incarnent la mémoire du monde Amérindien. Son écriture est vivant témoignage de l’identité Indienne. Rien de pompeux, pas de slogan, et pourtant elle offre et partage une vision politique et les passions humaines telles que sa culture les comprend. Elle fait dialoguer les mythes et les paysages anciens avec le monde urbain de telle sorte qu’amour et pensée au présent restent continuellement au contact de la tradition. Joy tient sa force de sa capacité à tenir ensemble une identité personnelle complexe mais sans emphase exagérée, avec sérénité, afin d’affirmer ses choix et ses racines sans nous plonger dans un univers muséal ou folklorique. L’historique dans son œuvre devient vie elle-même traçant un chemin sur « the beautiful red road », à la manière Indienne, en suivant sa voie rouge. Laissons-lui le dernier mot: « The poet’s road is a journey for truth, for justice. » (le chemin du poète est un voyage pour la vérité, pour la justice)
Une anthologie de la poésie féminine amérindienne contemporaine, préparée par Béatrice Machet, paraît cet automne sous l’égide de Recours au Poème.
- Regard sur la poésie Native American : Emerson Blackhorse Mitchell, ou ce que beauté veut dire - 6 novembre 2024
- Claudine Bohi, Je cherche un enfant - 6 septembre 2024
- Regard sur la poésie « Native American », Mary Leauna Christensen, une jeune et nouvelle voix - 6 septembre 2024
- Regard sur la poésie « Native American » : Ibe Liebenberg, héritier d’un passé qui s’invite au présent - 6 mai 2024
- REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : William D’Arcy McNickle, père de la litérature amérindienne contemporaine - 6 mars 2024
- Regard sur la poésie « Native American » : Jane Johnston Schoolcraft, la première autrice amérindienne à être reconnue - 6 janvier 2024
- Regard sur la poésie « Native American » : Ofelia Zepeda : fille du désert, elle parle le désert - 30 octobre 2023
- Regard sur la poésie Native American : Denise Lajimodiere – l’impact des pensionnats pour enfants Indiens - 5 septembre 2023
- Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant - 6 juillet 2023
- Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil. - 6 juillet 2023
- REGARD SUR LA POÉSIE NATIVE AMERICAN – TOO-Qua-see ( DeWitt Clinton Duncan) Cherokee (1829–1909) - 30 avril 2023
- Gorguine Valougeorgis, χoros - 6 avril 2023
- Regard sur la poésie Native American : Kenzie Allen, « Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique », ou la prise de responsabilité. - 2 mars 2023
- Olivier Bastide, Ponctuation forcenée de l’ordre des choses - 5 février 2023
- Regard sur la poésie Native American – John Rollin Ridge : un héritage lourd à porter …. - 28 décembre 2022
- Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt) - 21 octobre 2022
- Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres — Les étranges aventures quérant - 18 septembre 2022
- Regard sur la poésie des « Native American » : Gwen Westerman, ou comment simplicité plus humilité mènent à une éclatante reconnaissance - 1 septembre 2022
- Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil - 21 mai 2022
- Regard sur la poésie des « Native American » : Carlos Montezuma, un destin singulier - 6 mai 2022
- Un regard sur la poésie native américaine — Sara Marie Ortiz : bon sang ne saurait mentir !! - 2 mars 2022
- Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu - 1 mars 2022
- Marilyse Leroux, On n’a rien dit de l’océan - 5 février 2022
- Regard sur la poésie native américaine – Margo Tamez : un langage enraciné dans la mémoire - 31 décembre 2021
- Sylvie Durbec, Carrés - 6 octobre 2021
- Un regard sur la poésie Native American (1) - 4 juillet 2021
- Marylise Leroux, Une île, presque - 20 mai 2021
- Regard sur la poésie Native American : Alexander Lawrence Posey, trente quatre ans de vie bien remplie. - 2 mai 2021
- Yann Dupont, Jamais elle ne voit son visage - 1 mai 2021
- Regard sur la poésie Native American : Elise Paschen - 5 mars 2021
- Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil. - 6 novembre 2020
- Heather Cahoon : Couvée par la folie - 6 septembre 2020
- Zitkála-Šá - 6 mars 2020
- Margaret Noodin : un regard sur la poésie native américaine - 5 janvier 2020
- Tanaya Winder : Regard sur la poésie native américaine - 4 juin 2019
- Sy Hoahwah - 4 janvier 2019
- Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé - 3 décembre 2018
- RILKE-POEME, Elancé dans l’asphère - 5 octobre 2018
- Natalie Diaz - 3 juin 2018
- Un regard sur la poésie Native American : The Fourth Wave, La quatrième vague - 2 mai 2016
- Un regard sur la poésie Native American (17). La poésie de Anne Howe - 29 décembre 2015
- Un regard sur la poésie Native American (16). La poésie de Jennifer Elise Foerster - 15 décembre 2015
- Un regard sur la poésie Native American (15). La poésie d’Elizabeth Cook Lynn - 21 septembre 2015
- Regard sur la poésie Native American (14). La poésie de Simon Ortiz - 27 décembre 2014
- Un regard sur la poésie Native Américan (13). - 30 septembre 2014
- Un regard sur la poésie Native Américan (12) - 8 septembre 2014
- Un regard sur la poésie Native American (11) - 6 juillet 2014
- Un regard sur la poésie Native Américan (10) - 10 mai 2014
- Un regard sur la poésie native américan (9) - 8 février 2014
- Un regard sur la poésie native américan (8) - 17 janvier 2014
- Un regard sur la poésie native american (7) - 13 décembre 2013
- Un regard sur la poésie Native American (5) - 25 octobre 2013
- Un regard sur la poésie Native American (5) - 8 juillet 2013
- Un regard sur la poésie Native American (4) - 9 juin 2013