La maternité dans la poésie contemporaine des Indiens d’Amérique
I am politicized rather than paralyzed by the struggles
(Je suis politisée plutôt que paralysée par les luttes)
Linda Hogan in “The Two Lives”
Au contraire du système patriarcal occidental où l’identité d’une personne est déterminée par la figure et le nom du père, la survie et la continuité des cultures Indiennes est assurée par la figure de la mère. Dire le nom de votre mère permet aux gens de vous placer précisément dans le réseau des relations intra et extra-communautaires. L’identité d’un Indien et sa place dans la société vue sous l’angle de ses dimensions culturelles, spirituelles, personnelles et historiques, dépend de l’identité de sa mère. Connaître et avoir des relations harmonieuses avec sa mère est la première réussite d’une vie à l’Indienne, ne pas connaître sa mère signifie perte, échec, solitude, étrangeté ressentie par rapport à sa propre vie. Le rôle traditionnel des femmes au sein des communautés Native American est avant tout de contribuer à la cohésion du tissu social. Par la transmission des savoirs, des chants et des contes, mais aussi au jour le jour en offrant attentions, services et soins à ceux qui en ont besoin. Les femmes auteures issues de ces communautés savent le réseau complexe des interconnexions. L’inter-connectivité constitue à la fois la forme et le contenu de la littérature des Indiens d’Amérique. A sa source les relations entre identité culturelle et identité personnelle qui sont inextricablement emmêlées et qui se diffusent dans les domaines du spirituel et de la nature. La maternité pour certaines de ces auteures est au centre de ce réseau interconnecté fait de relations et de rapports avec l’identité, la communauté, la tradition, et l’environnement, qu’il soit faune, flore, réseau de rivières, montagnes, plaines etc. Kim Blaeser (Anishinaabe) l’exprime très bien dans son poème : « In the womb of your mother nation/ heartbeats sound like drums/ drums like thunder[…]This is the sound /of trees falling in the woods /when they are heard, of red nations falling / when they are remembered. And we turn this sound /over and over again /until it becomes /fertile ground /from which we will build /new nations /upon the ashes of our ancestors. Until it becomes /the rattle of a new revolution these fingers/drumming on keys. Dans le ventre de votre mère nation/les battements du cœur sonnent comme des tambours/les tambours comme le tonnerre […] c’est le son des arbres abattus dans la forêt/ quand on les entend/ces rouges nations tomber/quand on s’en souvient. Et nous transformons ce son/ encore et encore/jusqu’à ce qu’il devienne/sol fertile/sur lequel nous bâtirons /de nouvelles nations/sur les cendres de nos ancêtres ; jusqu’à ce que cela devienne/le grondement d’une nouvelle révolution ces doigts/frappant le clavier.»
Je prendrai deux poètes plus particulièrement en exemple, Deborah Miranda (Esselen) et Diane Glancy (Cherokee) parce que leurs recueils concentrent ces réflexions sur la maternité, mais je pourrais également citer John Trudell (Sioux Santee) et son poème See the Woman, , ou encore Esther Belin et Luci Tapahonso (toutes deux Navajo) ou encore Cheryl Savageau (Abenaki), et la toute jeune Layli Long Soldier (Sioux Lakota), mais aussi le sarcastique et grinçant Sherman Alexie dans son excellent receuil de poèmes Old Shirts, New Skins. Dans les recueils de Deborah Miranda Indian Cartography et Zen of La Llorona, dans ceux de Diane Glancy (Masks, the Dream of Broken Field), la voix qui habite le recueil et le hante, est bien la figure maternelle qui se trouve d’une certaine façon distanciée, au sens littéral comme figuré, déplacé, déporté. On devine que la relation maternelle a été interrompue pour toutes sortes de raison historiques, et cela fonctionne comme la métaphore de la rupture-historique de la communauté avec la tradition, avec un territoire, résultat du aux effets de la colonisation. Sachant que les auteur(e)s Indiens ne font pas de différence fondamentale entre Poésie et prose, poème et roman, puisqu’ils mêlent souvent les deux genres dans leurs livres, je voudrais évoquer également la figure de la mère sans enfant que Louise Erdrich (Anishinaabe) nous montre dans Tracks est ensuite remplacée par la solide, la combative, la mère nourricière dans Love Medicine. Les deux romans font se poursuivre l’histoire d’une communauté Anishinaabe en nous montrant la transition essentielle depuis un état d’esprit colonial jusqu’à post-colonial, et ce au travers du rapport à la religion et à la maternité. Mais cela dit, dans ces romans aussi, le rapport mère adoptive/fille se développe et enracine les filles dans un lieu tout en renforçant leur relation à la terre, tout en éveillant leur conscience à leur héritage culturel et communautaire. Dans ces romans l’évolution du rapport mère adoptive/fille apparaît comme une méthode, un procédé grâce auquel les communautés Indiennes réclament leurs terres et leurs cultures. Chaque roman explore le symbole duel de la maternité qui simultanément représente rupture et renouveau.
La perception Indienne du monde veut que le terme de maternité, de mère, fasse référence à la terre, la planète qui héberge et nourrit tous les êtres vivants. La terre-mère, naturante, la nature, voilà des notions que les Indiens incluent comme des éléments indispensables, inséparables de la société humaine. La coexistence pacifique des hommes avec la terre et entre eux leur apparaît comme la condition de la survie. Les changements radicaux qui ont affecté le social, le politique et l’environnemental exigent des Indiens un sens de leur identité très ancré et très équilibré sans quoi ils sombrent. Ce sens est basé sur des relations trans-personnelles avec la communauté, avec le milieu naturel, avec les mythes ainsi qu’une adhésion aux croyances traditionnelles qui font du passé, un présent et un futur. Chaque membre de la communauté doit connaître en détail son histoire personnelle, y compris les événements douloureux ou tragiques subis par des générations antérieures, afin de garder l’équilibre entre les trois temps. La maternité telle que présentée dans la poésie de Deborah Miranda questionne la possibilité d’être maternant(e) et nourricière dans un monde violent. Elle dit : « La maternité est un monde en soi, chaotique et imprévisible. La clé de mes poèmes sont historiques, tirés d’événements traumatiques depuis la colonisation brutale des peuples indigènes de Californie par les Espagnols jusqu’au 11 septembre 2011 et les guerres en Iraq et en Afghanistan. La question c’est : comment survivre à la destruction sans se détruire soi-même ? Comment la terre, l’amour, la communauté et le travail nourrissent la création, et transmettent l’espoir. J’utilise la figure mythique de La LLorona dite aussi The Weeping Woman (Femme qui Pleure.) Par désespoir, dans un premier temps elle tue ses enfants, et passe le reste de ses jours à les pleurer. Mes poèmes veulent explorer la mystérieuse fascination que nous entretenons avec le désespoir et au travers des poèmes emmener le lecteur vers un centre de clarté et de joie. Tout le monde perd quelque chose, et chacun doit trouver une attitude par rapport à cette perte. La pleureuse dit non-sens, il y a toujours quelque chose à perdre, mais les poèmes disent non, ce quelque chose qui reste doit être préservé, célébré, il est le cœur de notre renaissance, en tant qu’Indiens, en tant que mères aussi. »
Cheryl Savageau comme Deborah Miranda veulent montrer comment une enfant traumatisée devient adulte et peut devenir une femme forte et aimante. Parler de survivance, évoquer la vie d’une femme Indienne depuis sa conception jusqu’à la quarantaine, regarder les problèmes de violence domestique, d’abandon, de racisme, de viol, d’addiction, observer comment on tombe amoureuse, comment on devient mère (au sens biologique et métaphorique) tous ces sujets sont transformés en un chant, deviennent lyrisme dans les recueils de Deborah Miranda, deviennent humour grinçant et dignité retrouvée dans les poèmes de Diane Glancy. Tous les poèmes des auteur(e)s citées plus haut nous enseignent comment survivre aux pires atrocités sans devenir les destructeurs de nous-mêmes. Maternité, ce mot veut exactement signifier cette attitude vis-à-vis de la vie et sa cruauté : survivre, faire survivre et manifester de l’espoir, ne pas laisser permettre que l’on puisse se détruire soi-même.
John trudell écrit: See the woman-Regardez la femme
She has a young face
An old face
She carries herself well
In all ages
She survives all man has done
In some tribes she is free […]
In all instances
She is sister to earth
In all conditions
She is life bringer
In all life she is our necessity
See the woman spirit
Daily serving courage
With laughter
Her breath a dream
And a prayer
son visage est jeune
et il est vieux
elle a traversé le temps saine et sauve
à toutes les époques
elle a survécu à ce que l’homme faisait
Dans certaines tribus elle est libre
Dans tous les cas
Elle est sœur de la terre
Sous toutes les conditions
Elle est porteuse de vie
Toute notre vie elle est notre nécessité
Voyez l’esprit de la femme
Chaque jour au service du courage
avec des rires
Son souffle est un rêve
Et une prière
Les explorations faites par ces poètes nous permet de visualiser, de comprendre les changements vécus au sein des tribus indiennes, permet de montrer comment relier leurs expériences passées et présentes avec un territoire, des traditions qui seront transmises aux futures générations. En quelque sorte la maternité est le moyen d’acquérir une sorte de plénitude de l’identité Indienne. Et bien des auteur(e)s nous présentent la maternité en tant que symbole et de la destruction et de la renaissance, ainsi que le représentaient les anciennes déesses primitives sur tous les continents (pour nous en Europe il s’agirait de la figure d’Hécate par exemple). De cette façon, tout en nous montrant les dégâts faits dans les communautés, donnent à la maternité son rôle et son pouvoir spirituel de création, de mise au monde, de réunification et faisant cela ils/elles mettent l’accent sur la renaissance culturelle au sein des communautés Indiennes initiée depuis le début des années 60. Il faut avoir présent à l’esprit que certains Indiens vivent encore leur histoire et le génocide comme une guerre menée par la société blanche patriarcale contre des cultures matriarcales ou au minimum matrilinéaires. La peur de la gynocratie inconsciemment guidait la politique menée par l’état Américain. Et ce trauma est ressenti d’autant plus fort que la société blanche et sa course vers le progrès, en installant usines et métropoles, continue de faire la guerre, cette fois à la terre-mère. Le démantèlement des cultures matriarcales va donc de pair avec la détérioration de l’environnement, la nature maternelle devant se plier aux dictats économiques, c’est-à-dire la précédence du court terme sur le long, de l’avidité sur la sagesse. Réduire l’importance de la maternité, détruire ses symboles et ses valeurs, permettent ainsi que s’installent les règnes de la violence et de l’injustice, de la honte de soi et de l’iniquité. L’économie tribale traditionnelle était organisée par les femmes, on pourrait même oser affirmer qu’elles étaient en charge de la gouvernance sociologique de la tribu. La politique de colonisation qui a fait trembler sur ses bases ce système du passé, s’est doublée d’une politique de déplacement, de déportation, vécue elle aussi comme une attaque contre les valeurs maternelles. Le déracinement géographique n’a fait qu’augmenter la vitesse avec laquelle le démantèlement du système matriarcal s’opérait, puisqu’une fois relocalisés, les commandes de la tribu étaient confiées au bureau des affaires Indiennes, qui dépendait du ministère de la guerre, à la tête duquel se trouvait des agents corrompus, ne donnant des postes de « responsabilité » (discipline, police tribale) qu’à des hommes, membres de la tribu mais le plus souvent métis, sur qui le gouvernement comptait pour « blanchir » les mœurs des Indiens. Le parallèle entre destruction de la valeur de la maternité et la destruction de l’environnement est évoqué dans les poèmes de Deborah Miranda pour mieux exalter le pouvoir de régénération et de guérison que la nature possède, sa bonté maternelle permet toujours à l’humain de revenir sur les « droits chemins ». J’en veux pour preuve ce poème de Deborah Miranda: Une marche dans la forêt
Pénètre-moi. Perds-toi en moi. A mesure que le temps passe,
apprends-moi à être sauvage. Aventure hors des rails, vie
sur les baies scintillantes que personne d‘autre n’a goûté.
Glisse à travers les fourrés de fougères,
de salal et de cèdre, ressens le battement vert de mon cœur.
Mon souffle murmure le long de ta joue. Ecoute.
Jour et nuit, je t’entoure de chansons passionnées
chantées pendant la saison appropriée.
Ils t’ont dit que cette forêt fut hantée par des fantômes
d’un crime qui ne pourront jamais trouver le repos. Ce n’est pas vrai.
Oui, d’anciennes racines sont ancrées profondes dans la survie,
déjà mon âme se trouve nouvellement feuillue : tendre, changeante,
s’ouvrant à la lumière. Tu dois saisir ta chance
ici. Reste suffisamment longtemps, bois
au–delà du froid, les eaux du printemps nourricier.
Tu te transformeras en une créature
dont les traces délicates ne sont pas propriétaires
mais qui possèdent.
Il faut aussi souligner que l’interdiction des pratiques spirituelles édictée par les gouvernements Américains signifiait une perte de la cohésion des communautés, divisées en factions, portant différents noms et labels selon les influences subies (Episcopaliens, Luthériens, Baptistes, catholiques, etc.) En effet la pratique des rituels est dans l’esprit Indien relié au maternel. Vivre privé des cérémonies traditionnelles c’est comme vivre orphelin. La vie spirituelle était la vie de la tribu en sa globalité, elle constituait la vie de la tribu même. S’y attaquer c’était saper les bases et les valeurs maternelles des sociétés Indiennes. Dire vie spirituelle dans le contexte Indien traditionnel, c’est dire initiation, que les mères donnaient et donnent encore aux enfants par le biais d’histoires racontées : histoires des ancêtres, histoires de la tribu afin d’inculquer le sens d’une identité personnelle en relation avec la communauté entière, mais aussi les mythes, et cet ensemble représentait l’enseignement sacré qu’un enfant était en droit de recevoir pour à son tour transmettre et pour vivre en Indien, (le corpus des histoires racontées étant l’équivalent de nos encyclopédies.) Car tous ces récits que les mères chantent ou racontent aux enfants ont la particularité de centrer le propos sur le bien-être collectif. Ils encouragent à la subordination de l’individuel aux besoins de la tribu. Voilà aussi ce que maternité signifie dans les esprits Indiens : le dévouement, le courage, la générosité et la vertu du partage, la tolérance et la patience, l’humilité et la sagesse, le goût de faire du bien aux autres, la connaissance fine des ressorts psychologiques des êtres humains et le sens de vivre ensemble en harmonie. Encore un exemple du rapport mère-fille, mis à mal, mais néanmoins vivant :
Nous fûmes réunies de nouveau
dans une petite maison.
J’avais ma propre chambre
et devant : un palmier géant […]
Je me souviens des cris constants
des oiseaux morts de faim me réveillant
chaque matin, un ballet d’ailes et leurs parents allaient et venaient
avec de la nourriture. Je courais à la cuisine
y trouvais tes bras
et le petit déjeuner m’attendait […]
Maman, je t’avais retrouvée
et pendant des années me suis trouvée réveillée
par la clameur d’oiseaux
dans les arbres, un cri particulier,
ne sachant pas comment le satisfaire,
ce manque, béant besoin,
pourtant je me souviens comment
tu t’y employas.
Dans ce poème Deborah Miranda nous montre une mère aimante mais dépassée par le chagrin que sa fille bien souvent éprouve. Pourtant elle ne renonce pas.
Diane Glancy quant à elle nous fait partager une autre expérience : une mère présente, qui n’a jamais disparue, mais qui reproche à sa fille d’être la charge qui l’empêche de quitter la maison et l’état d’Arkansas, autrefois nommé Indian Territory. « Mother of vast loneliness and disapointment », vaste comme les plaines herbeuses, coupante comme les herbes sèches. Mère dont l’attitude enseigne combien l’autre, même proche, peut-être l’étranger et pourtant cette mère insiste et tient à assumer cette responsabilité de mère …”with cords that could be cut, she swept with a broom which was her tongue […] My language was a suitcase […] Forgive me mother, I know your sacrifice. Avec des cordes qui pouvaient être coupées, elle balayait avec le balai de sa langue… mon langage était une valise. Pardonne-moi, mère, je sais ton sacrifice. ” Et plus loin : « je t’ai envoyée au loin, sur un vaisseau, et t’ai vue accoster un territoire que je n’atteindrai jamais, mais j’ai récupéré les planches du naufrage et m’en suis fait une plage en bois qui ressemble presque à ma terre. » cette opération de résilience n’aurait pas été possible sans la figure de la grand-mère paternelle, de la communauté de ses cousins au sein du peuple Cherokee, environnement maternant, mère de substitution transmettant les valeurs traditionnelles associées à la maternité.
Il y a aussi le cas Joy Harjo (Creek.) Elle est poète-chanteuse-conteuse et en cela elle est déjà figure maternelle. En racontant elle obéit aux traditions orales qui nourrissent la vie individuelle et culturelle ; les mères transmettent et mettent dans les mémoires les germes qui permettront aux enfants grandissant de savoir s’adapter et de savoir interpréter les événements sous l’angle des valeurs culturelles de leurs communautés. Les mythes eux-mêmes mettent en scène des femmes telles Grand-Mère-Araignée, Femme-qui-Change, Yellow-Woman, Thought Woman, et toutes ramènent les humains à la vie non pas en les enfantant, non pas biologiquement, mais en chantant. La conception de la vie individuelle Indienne trouve son origine dans les récits, dans les mythes et la culture Indienne trouve son origine dans les qualités premières de ces figures sacrées, on pourrait presque dire déités. Et au-delà ce rôle assumé (elle a écrit des poèmes pour enfant rassemblés dans un recueil intitulé For a Girl Becoming-Pour une fille en devenir), Joy Harjo nous fait aussi part de son expérience de mère adolescente. Le rôle qu’elle entend derrière le mot maternité sonne aussi comme guerrière, comme militante, sonne comme tolérance et refus de juger. Et cela veut dire aussi surmonter la honte inculquée ou spontanément acquise qui ronge les communautés indiennes et les psychés. La poète et anthroplogiste Karenne Wood(Monacan) écrit ce poème pour Joy Harjo : In memory of Shame
Souviens-toi, avant de naître
Nous nagions dans une rivière de sang.
Blotties dans le chant des femmes
Nous poussions nos vies vers l’avant
Car nous voulions respirer l’air.
Nous n’étions coupables de rien alors.
Il nous a fallu des années pour en apprendre chaque
couche, pour les déplier délicatement
comme un amant, notre honte
pour trouver qu’après tout nous étions celles
qui l’avions incrustée dans nos chairs
qui l’avions aimée et
et à qui nous avions donné des parts de nous-mêmes
parce que c’était de notre faute et parce que nous n’avions rien fait de mal
parce que nous parlions et parce que nous n’avions rien à dire
parce que nous étions ignorantes et parce que nous en savions trop
parce que nous négligions nos enfants et parce que nous voulions les protéger
parce que nous buvions et parce que nous cessions de boire
parce que nous étions industrieuses et parce que nous n’avions aucune urgence
parce que nous étions jeunes, vieilles, grosses, osseuses, avachies, assurées,
égoïstes, sans ego, froides, immorales, coupables
parce nous aimions trop ou pas assez
parce que nous ne pouvions frire des œufs correctement
parce que nos maisons recélaient de la poussière dans les coins
parce que nous restions et que nous partions
parce que nos visages n’étaient pas ceux que l’on attendait
ou encore de Deborah Miranda :
Honte est la sorte d’enfant
que les femmes mettent au monde et dont
elles veulent se débarrasser,
elles prient secrètement : Seigneur, grandis,
déménage, change de nom ![…]
Je veux écrire ce poème pour Honte,
une délicate tendresse […]
Je veux embrasser ses poings serrés
lui dire
qu’elle a de belles mains.
La maternité dans les poèmes de Diane Glancy, de Deborah Miranda et d’autres, est l’expérience la plus douloureuse de la politique d’acculturation menée par la société blanche dominante et qu’ont subi les communautés Indiennes. Mais d’un autre côté l’expérience de la maternité englobe la croyance panindienne qu’elle est spirituellement reliée à la terre, qu’elle est la continuation et la condition de la survie de la culture. La maternité est donc essentielle à la notion et au sentiment d’identité individuelle comme communautaire. Mais les auteur(e)s se gardent bien d’avoir une vision romantique sur la maternité, de même ils/elles ne se complaisent pas dans la description de la souffrance due à la perte des repères culturels et communautaires dont on est le témoin sur les réserves aujourd’hui. Elles intègrent ces deux significations pour unifier leur conception de la maternité. Dans leurs écrits, elles explorent sous le rapport de la maternité, la continuelle exploitation des Indiens et de l’environnement. Mais cette maternité qui n’est pas que biologique, est le moyen grâce auquel les individus s’adaptent au nouveau monde des communautés Indiennes et revivifient, régénèrent leur identité culturelle. Les poèmes (mais aussi les romans) d’une certaine façon témoignent, d’un point de vue plus compréhensif, sur la maternité comme ils restent en phase avec les valeurs Indiennes holistiques traditionnelles. Les auteures, mères biologiques et adoptives elles-mêmes, nous présentent l’adoption comme une force nécessaire d’intégration des individus et des identités communautaires qui ancre les Indiens et leur donnent le sens du lieu et du passé comme indissociables l’un de l’autre.
Les auteur(e)s Indiens sont très conscient(e)s de représenter une alternative aux techniques littéraires occidentales comme aux attentes des lecteurs. Ils savent qu’ils mettent en place une variété de stratégies de résistance contre les vues impérialistes globalisantes, ils célèbrent les valeurs Indiennes que la conversion forcée au christianisme aurait voulu éradiquer. Paula Gunn Allen en 1986 écrivait : « la dévaluation du rôle des femmes a accompagné les tentatives de christianisation et d’occidentalisation des populations Indiennes.» Le fait qu’ait été imposée une éducation à l’occidentale pour les enfants Indiens a causé des changements, des distorsions dans les modes de vie des communautés Indiennes. Les mouvements féministes des Indiennes ont été pris au piège de l’A.I.M. (American Indian movement) dirigé par des hommes qui voyaient certaines luttes plus essentielles et plus urgentes que d’améliorer le sort des femmes au sein de leurs communautés. Piège aussi pour ces hommes, qui au nom de l’égalité ethnique s’alignaient sur le système patriarcal institutionnalisé afin d’avoir le même statut que tout homme blanc. Au début des années 70, les Indiennes se sont trouvées pressées de choisir entre se battre contre l’oppression raciste ou bien l’oppression masculine. Elles n’ont jamais cessé de se référer aux rôles traditionnels des femmes Indiennes afin que leur approche du féminisme coïncide avec le militantisme Indien contre la société dominante. Si le féminisme des occidentales réclamait de se défaire du fardeau de la maternité, les Indiennes au contraire militaient pour l’acquisition d’une liberté personnelle et la récupération d’une identité pleinement Indienne, qui passe obligatoirement par l’expérience de la maternité.
La cohésion des tribus s’est trouvée mise à mal lorsque l’équilibre reposant sur les relations entre femmes dans la communauté a été affaibli. Les cultures Indiennes croyaient en la vertu de l’harmonie. La femme était au centre du réseau complexe des relations qui construisait l’équilibre et procurait l’harmonie, en particulier les « aînées ». Les femmes Indiennes et les auteures parmi elles veulent faire valoir leur ancien système égalitaire, dit matriarcal ou gynarchique, selon des traditions considérées comme sacrées. Les auteures Indiennes en témoignant, en évoquant, en faisant vivre des personnages féminins imprégnés de ces traditions militent pour la complémentarité des genres en demandant que soit reconnue la dignité et le pouvoir bienfaisant des mères au sein des communautés. En montrant des personnalités féminines fortes dont les vies et les expériences sont au service de la communauté elles revendiquent pour les femmes qu’on les gratifie en retour d’un grand respect et d’une forme d’autorité.
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