Présentation d’Urszula Koziol et de son dernier recueil Suppliques, paru en octobre 2012 aux éditions Grèges.
Urszula Koziol est née en 1931. Poète, romancière, dramaturge, rédactrice du mensuel littéraire et artistique « Odra », chroniqueuse, auteur de livres pour enfants, elle a reçu de nombreux prix tels le Prix Koscielski de Genève, le Prix du PEN CLUB, Le Premier Prix de la Culture de Silésie de la Région de Basse Saxe ; en Allemagne le prix Eichendorff (2002) lui a été attribué et en 2003, elle a obtenu le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université de Wroclaw. Des recueils de ses poèmes sont parus aux Etats-Unis, en Allemagne, en Russie et dans l’ex-Yougoslavie. Elle a publié une douzaine de recueils de poésie, tous inédits en français : Au rythme des racines (1963), La traînée de lumière et le rayon (1965), Liste de présence (1967), Au rythme du soleil (1974), Carnet de regrets (1989), Les stations du mot (1994), La grande pause (1996), En l’état fluide (1998), Suppliques (2005), De passage (2007). Elle est l’auteur de deux romans : Les stations de la mémoire (1964) et Des oiseaux pour la pensée (1971). En France, des poèmes et fragments de prose sont dispersés dans diverses revues.
Ce recueil d’Urszula Koziol qui paraît près de dix ans après La grande Pause (1996), en 2005, à Wroclaw, est le premier de ses trois derniers recueils (Przelotem/En passant, 2007 ; Horrendum, 2010) que relient une thématique, le passage du temps, et une tonalité, l’émerveillement, la célébration de la vie avec en contrepoint le désarroi, la stupeur et l’effroi face à ce constat : la vie s’achève, l’homme est expulsé du temps qui lui a été imparti et il s’éloigne inexorablement de la rive. L’effroi et le désarroi se manifestent dans l’invocation à la rose qui ouvre le recueil : « gloriosa/meravigliosa/misteriosa/rosa/dolorosa rugosa/dans mes ténèbres/je t’invoque ». Suit le poème qui donne son titre au recueil, Suppliques, dans lequel s’élève une prière qui s’adresse aux vivants, restés sur la rive, afin que ceux-ci, en respectant ses dernières volontés, lui facilitent l’accès à l’Ailleurs inconnu où elle prendra un autre nom, accèdera à un autre mode d’être, se transformera. Elle ne dit pas « mourra » mais « se transformera », le corps devenu poussière s’incarnant dans d’autres corps par la grâce de la transformation de la matière et du nom. Cette idée de ne pas disparaître, de ne pas s’anéantir, offre une voie pour apprivoiser la mort, exister autrement, « de l’autre côté de la lumière ». Mais avant la mort il y aura à vivre le vieillissement, le déclin des forces, des capacités, décrits avec un humour et une ironie qui rompent avec le ton plus élégiaque des poèmes précédents et de ceux qui vont suivre. L’ironie, l’humour grinçant s’appuient sur des jeux de langage, sur l’accumulation de substantifs ou d’adjectifs exploitant les ressources de la flexibilité de la langue, de la polysémie des préfixes notamment, pour aboutir à un effet grotesque d’autodérision. La vieillesse où se profile la mort est donc ce « certain âge » que l’on peine à identifier, à définir, que l’on n’ose pas évoquer, un âge qui pèse, met à mal notre ego, nos illusions de puissance, nous met face à nos limites, à notre dimension d’être fragile, précaire, condamné à l’impermanence, à la finitude. Sous ce regard sans concession, le vieillard apparaît grotesque, risible, pitoyable et peu aimable, il est surtout, comme l’indiquent les préfixes a/de/in/im/é ou la préposition sans, privé de tout ce qui faisait de lui la personne qu’il pensait être, la personne physique désirable, désirante, tendue vers un but, inscrite dans la société. La porte est désormais fermée, elle ne s’ouvrira plus désormais que sur l’effroi, la solitude, les ténèbres, une voie sans issue.
À partir d’un certain âge il y a des moments où on se sent absolument désespérément nul impuissant sans défense atone athée sans domicile incolore impotent sans époux sans descendance sans père ni mère sans lendemain insensé insondable sans flamme sans perspectives sans issue aveugle édenté manchot sans tête infructueux asexué insonore incorporel déraisonnable sans objet et infiniment profané par sa superfluité sans bornes
Dans nombre de ces poèmes, la poétesse développe une conception de la vie où la déception et le désespoir semblent l’emporter. Dans le poème Petit propos sur les chiens sans maître, l’homme trouve une sorte de définition négative dans la façon dont le chien sans maître incarnant le misérable, l’errant, le regarde et se comporte avec lui, c’est-à-dire, n’attend rien de lui. L’homme est celui dont on ne doit rien attendre, dont il vaut mieux ne rien attendre.
Les chiens sans maître n’aboient pas à la vue d’un homme, ne le regardent pas dans les yeux, ne frétillent pas de la queue.
Les chiens sans maître croisent un homme comme s’il était transparent. Ils l’ignorent.
Les chiens sans maître n’attendent plus rien de l’homme.
De même, dans Petit propos sur l’amour du prochain, l’injonction éthico-religieuse qui fonde notre civilisation est traitée par la dérision : « Est-ce que tu ne paniques pas à l’idée que tu dois aimer ton prochain comme toi-même ? »
Nul doute que sous les métaphores, pointe une critique de la civilisation qui est la nôtre. Toutefois le miracle de la vie est chanté dans des poèmes d’une toute autre teneur, poèmes de formes diverses, poèmes qui relèvent de la chanson populaire, célébrations de l’amour revisité par la mémoire et l’écriture, qui a le pouvoir de l’inscrire dans ce qui fut à jamais :
malgré tout à chaque instant de nouveau
je suis prête à chanter mon amour pour toi
tu sais que c’est pour toi
et à chaque instant à nouveau
je meurs de ravissement
pour la beauté de ce monde
même si justement il me glisse des mains
Ce recueil est ainsi le lieu où se cristallise une poétique de l’amour, amour des êtres, amour du compagnon, amour de la vie, de la nature, des éléments premiers, de la respiration, amour ultime portée par une voix qui se sait en extinction (Propos sur la voix) :
Ma voix nue
sans couverture sans voile
sans moi
elle décroît sans décroître
errant solitaire
Le recueil Suppliques a été nominé pour le Prix Nike 2006, l’un des prix les plus prestigieux en Pologne. L’auteur y développe un adieu bouleversant à la vie au moyen d’une poétique subtile, raffinée, se référant à la mémoire intime, à la description des phénomènes, de la nature, à l’histoire, aux poètes et aux philosophes qui l’ont précédée. Elle élabore un processus d’apprivoisement de la mort, elle se prépare, elle revisite l’expérience de vivre, ses liens avec les êtres, ses attentes et ses déceptions, elle célèbre le miracle de la vie et s’interroge sur l’absurde de la condition humaine. Elle acquiesce et se révolte encore, s’émerveille et désespère au sein d’une poétique complexe, éblouissante, qui puise à une métrique variée, poème en prose, dialogues, chansons, formes brèves, aphorismes, travaille et stylise la métaphore en se nourrissant de diverses strates du langage, archaïsmes, conventions romantiques, recherches formelles d’avant-garde, variations sur la polysémie, citations. Au long du recueil se déploie une réflexion convoquant les Anciens Grecs, la mythologie, les poètes, les savants, Einstein, sur le temps qui passe, la beauté de la vie saisie dans l’instant qui ne se répète pas, unique et fugace, sur l’effroi sans nom face à l’imminence du départ vers les « trous noirs fous », sur la finitude et sur le sens de la vie qui nous échappe, sur l’amour et la haine, la lumière et les ténèbres, la réalité et le rêve, les dualités de nos existences.
car déjà entre toi et moi
se dessine le vide qui avance au galop
une course haletante
le retour au néant
tout simplement dans un abîme sans fond
et sans écho
La contemplation de l’instant, des paysages, la méditation y occupent une place singulière exposant le rapport qui se tisse entre le sujet du poème et les éléments naturels par le moyen du vers, de la parole poétique, de l’image et de la musique : soudain je me suis trouvée au cœur même/de l’instant/comment y suis-je entrée
La réflexion menée en maints poèmes sur le processus de création poétique se double d’une réflexion sur le processus de vivre ou plus exactement « le métier de vivre », lequel s’avère vivre-écrire. Le poème est ce qui essaie de dire, de construire une rivière, un monde vivant, et la parole poétique, fragile, souvent inaudible, est comparée à une plume d’oiseau qui aurait perdu son oiseau. Mais elle résiste : une strophe subite se cabre/comme un étalon, elle se fait résistance, matière, voix, couleurs, vibrations de lumière et de sons, créatrice de sens et de beauté, lien entre TOI et MOI :
ce qui est entre toi et moi
une distance
ce qui est entre toi et moi
un battement effarouché
ce qui est entre toi et moi
un pressentiment
une transmutation,
entre le sujet lyrique et le monde, les éléments premiers du monde tels les rochers, les rivières, la nature, et enfin les êtres.
dans le fourmillement des sens
un martèlement
tel que le silence en est parcouru de frissons
Le ton du recueil est aussi dramatique qu’ironique et malicieux, vif tout autant que nostalgique. Le contenu de cette poésie réflexive, qui n’affirme rien, mais qui chemine travaillée par l’inquiétude et le doute, semble se rassembler dans le long poème qui clôt le recueil : Extinction, dont les derniers vers résonnent comme un appel dramatico-ironique parodiant le conte de Barbe-bleue, appel tout autant qu’ultime questionnement proféré au seuil de l’Inconnu/Inconnaissable.
Je rends la clé du cabinet secret
essuie de mes lèvres ma protestation inepte
qu’est-ce qui dans ce point final n’est pas un point final
et de la sorte sans le savoir s’avance vers toi.
Pareille à la tourterelle profondément meurtrie
par la flèche de son amour pour toi terre
et déjà dépouillée déjà défaite d’elle
je t’appelle toi sans nom
toi inaccessible
toi tout simplement impossible à croire pour moi
dépêche-toi
Mon Dieu
car enfin
tu as sûrement besoin de moi pour exister
avant que ne m’engloutisse le grand
et inconcevable RIEN
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